Unité monétaire corporelle

Soit ce passage, d’une critique gastronomique du Devoir :

«Si vous vous laissez entraîner et cédez aux multiples tentations mises en avant par la maison […], vous y laisserez un avant-bras.

Si votre épouse tombe sous le charme ravageur de M. Lighter et succombe à son élégance féline lorsqu’il traverse la salle pour s’enquérir de votre bien-être, ce sera le bras au complet» (13 septembre 2013, p. B7).

Soit celui-ci, d’une chronique automobile de la Presse :

«La Volks qui brûle 1l / 100km coûte un bras» (9 septembre 2013, cahier Auto, p. 4).

Soit, enfin, celui-ci, d’un roman :

«Ça coûte un bras, ta bébelle» (Attaquant de puissance, p. 11).

Un bras, donc : ce qui est très cher.

P.-S. — Il n’est pas interdit d’associer cette expression et les bandits manchots.

 

[Complément du 5 octobre 2016]

L’abonnement à (au ?) Gnou, une revue québéco-belge aujourd’hui disparue, pouvait coûter cher.

Gnou, bulletin d’abonnement

 

Référence

Hotte, Sylvain, Attaquant de puissance, Montréal, Les Intouchables, coll. «Aréna», 2, 2010, 219 p.

Patronyme du jour

Jean Echenoz, Courir, 2008, couverture

«Au point que son patronyme devient aux yeux du monde l’incarnation de la puissance et de la rapidité, ce nom s’est engagé dans la petite armée des synonymes de la vitesse. Ce nom de Zatopek qui n’était rien, qui n’était rien qu’un drôle de nom, se met à claquer universellement en trois syllabes mobiles et mécaniques, valse impitoyable à trois temps, bruit de galop, vrombissement de turbine, cliquetis de bielles ou de soupapes scandé par le k final, précédé par le z initial qui va déjà très vite : on fait zzz et ça va tout de suite vite, comme si cette consonne était un starter. Sans compter que cette machine est lubrifiée par un prénom fluide : la burette d’huile Émile est fournie avec le moteur Zatopek.»

Jean Echenoz, Courir. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 2008, 141 p., p. 93.

La finesse du grain

Jonathan Franzen, Freedom, 2010, couverture

L’Oreille tendue n’est pas particulièrement statisticienne, même en matière de sport. Elle a toutefois noté que ceux qui le sont aiment employer les mots granulaire et granularité. Ainsi de Wikipédia : «La granularité est une notion objective résultant d’une analyse statistique tandis que la granulation est une notion subjective, une impression.»

Elle ne pouvait donc pas ne pas se réjouir de retrouver le mot dans le roman Freedom de Jonathan Franzen :

His happiness was reminiscent of his early years with Patty, their days of teamwork in child-raising and house renovation, but he was much more present to himself now, more vividly and granularly appreciative of his happiness, and Lalitha was not the worry and enigma and headstrong stranger that Patty, at some level, had always remained to him. With Lalitha, what you saw was what you got (p. 489).

Le bonheur («happiness») est affaire de finesse du grain — et d’adverbe («granularly»).

 

Référence

Franzen, Jonathan, Freedom. A Novel, Toronto, HarperCollins, 2010, 562 p.

Non coupable

Est dit innocent celui qui n’a commis ni crime ni délit.

Est aussi dit innocent celui qui n’est pas reconnu pour ses capacités intellectuelles. Ce sens ancien se trouve dans le Petit Robert (édition numérique de 2014) :

«(XVe) Qui a une ignorance, une naïveté trop grande. => crédule, 1. naïf, niais, simple. Il est bien innocent de croire ces balivernes.

• SPÉCIALEMENT N. Simple d’esprit. L’innocent du village. => idiot.»

Au Québec, l’expression — adjectif, substantif, interjection — est commune.

«Il me traitait d’innocent, ça voulait plutôt dire imbécile» (Mailloux, p. 64).

«Quand elle m’a demandé ce qui m’arrivait, je me suis pris pour un membre de l’ordre des avocassiers, j’ai joué à l’innocent […]» (Monsieur de Voltaire, p. 226).

«T’es vraiment un innocent, Gérard Tremblant» (Malgré tout on rit à Saint-Henri, p. 221).

«Maudit que t’es innocent» (Malgré tout on rit à Saint-Henri, p. 226).

«elle aboyait quelque chose comme : “Tu lui fais avaler une canette de Coke mélangée avec du gin, tu le laisses pas se coucher tant qu’il a pas chié, pis tu m’achales plus jamais pour une niaiserie de même, innocent !”» (Griffintown, p. 152).

«vous n’étiez pas inconscients, vous étiez innocents. Au sens québécois, comme dans l’expression “maudits innocents”, excusez mon langage» (les Caprices du sport, p. 15).

Le mot n’y est pas particulièrement récent. On le trouve (au moins) en 1960 sous la plume de Gérard Bessette :

«Donc, si M. le Curé revient, faites l’innocent» (éd. de 1977, p. 107).

L’innocent n’est pas dangereux. Pour le dire avec la mère de l’Oreille tendue, il ne serait pas assez fou pour mettre le feu, sans être pour autant être assez fin pour l’éteindre.

 

[Complément du 22 juin 2025]

Caroline Lamarche, née à Liège en 1955, emploie le mot en 1996 :

«Innocente !» C’est ce que maman dit quand je l’agace par ma lenteur ou quoi que ce soit d’autre, comme par exemple de ne pas être capable de repasser convenablement un chemisier ou de prendre un message pour elle au téléphone, quand ils appellent de l’Association des Veuves quarante fois par jour. Parfois j’ai l’impression qu’elle dit «innocente» pour ne pas dire «imbécile» (p. 97).

 

Références

Beaulieu, Victor-Lévy, Monsieur de Voltaire. Romancerie, Montréal, Stanké, 1994, 255 p. Ill. Rééd. : Montréal, Boréal, coll. «Boréal compact», 220, 2010, 240 p.

Bérubé, Renald, les Caprices du sport. Roman fragmenté, Montréal, Lévesque éditeur, coll. «Réverbération», 2010, 159 p.

Bessette, Gérard, le Libraire. Roman, Montréal, Pierre Tisseyre, coll. «CLF poche canadien», 17, 1977, 153 p. Édition originale : 1960.

Grenier, Daniel, Malgré tout on rit à Saint-Henri. Nouvelles, Montréal, Le Quartanier, coll. «Polygraphe», 07, 2012, 253 p.

Lamarche, Caroline, le Jour du chien, Paris, Éditions de Minuit, coll. «Double», 146, 2025, 102 p. Édition originale : 1996. Nouvelle édition revue et corrigée par l’autrice.

Mailloux, histoires de novembre et de juin racontées par Hervé Bouchard citoyen de Jonquière, Montréal, L’effet pourpre, 2002, 190 p.

Poitras, Marie-Hélène, Griffintown, Québec, Alto, coll. «Coda», 209 p. Édition originale : 2012.

Investir les signes de 2012

Une princesse contre la loi

Quiconque s’intéresse pas trop idiotement au numérique — oui, l’Oreille tendue a en tête des gens qui s’y intéressent idiotement, des pour et des contre, mais c’est une autre histoire — sait que la circulation des discours en est constitutive, circulation contrôlée, qu’on veut contrôler (sans succès), incontrôlable (de nature). Exemple.

Pendant les grèves étudiantes québécoises de 2012, l’Oreille s’est attachée à ce que révélaient les pancartes des manifestants. En en rassemblant quelques-unes sur les Pancartes de la GGI. En les commentant.

Elle n’avait pas prévu qu’un écrivain se servirait de ses bricolages pour en tirer un texte, en l’occurrence une nouvelle. Or c’est ce que vient de faire Emmanuel Bouchard, sous le titre «22». Son narrateur voudrait rester à l’écart des événements, mais il en est incapable, tant imaginairement (il baigne dans les mots de la grève) que concrètement (la rue est un lieu d’affrontements, avec des inconnus, mais aussi avec des proches). À lire.

P.-S. — Pourquoi «22» ? Parce que les plus imposants rassemblements du «Printemps érable» avaient lieu le 22 de chaque mois.

P.-P.-S. — Emmanuel Bouchard nourrit l’Oreille de suggestions bienvenues depuis plusieurs années (merci). Autre signe d’une écoute active du monde.

 

Référence

Bouchard, Emmanuel, «22», XYZ. La revue de la nouvelle, 115, automne 2013, p. 59-61. https://id.erudit.org/iderudit/69625ac