Accouplements 257

Portraits de Giacomo Casanova et de Denise Filiatrault, collage

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

Hoffmann, Benjamin, les Minuscules. Roman, Paris, Gallimard, coll. «NRF», 2024, 285 p.

«Un examen minutieux, inspiré par la jalousie la plus vive qui ne me laissait ignorer ni recoins, ni cachettes, qui me poussait à explorer les pages des livres et le revers du matelas, les profondeurs des chaussures et l’envers des édredons, m’apprit une vérité qui me déchira le cœur : la lettre de ma rivale devait reposer contre le sien puisque je ne la trouvais nulle part. Mon imagination troublée me représentait Giacomo [Casanova] relisant pour la millième fois les mots d’Henriette, les baisant avec des transports passionnés puis les plaçant contre sa peau comme le substitut d’une caresse» (p. 178-179).

Filiatrault, Denise, «Rocket Rock and Roll», 1957, 2 minutes 37 secondes, disque 45 tours et disque 78 tours, étiquette Alouette CF 45-758; repris dans Une simple mélodie. Une anthologie de la chanson québécoise de 1900 à 1960, coffret de dix disques audionumériques, 2007, étiquette Disques XXI XXI-CD 2 1571 et dans les Légendes des Canadiens, Musicor, disque audionumérique, 2009.

«J’ai beau chercher
Tout retourner
Tout chavirer
Je n’peux pas l’trouver

Rock’n’roll Rocket Rocket
Rock’n’roll Rocket Rocket

C’est vraiment bête
De manquer son Rocket
Pour un ticket

Monsieur le placier, quel bonheur
J’ai retrouvé mon ticket
Il était là sur mon cœur
Je vais voir mon Rocket
Ah ! zut ! La partie est finie»

L’oreille tendue de… Jean-François Nadeau

Jean-François Nadeau, les Têtes réduites, 2024, couverture

«Jamais [Maurice Richard] ne parvient, même de loin, à maîtriser le discours comme il maîtrise une rondelle sur la patinoire. À cet égard, Richard n’est pas bien différent d’autres idoles sportives. Surtout, il est semblable à la majorité de ses compatriotes, qu’on tient précisément pour silencieux faute de tendre l’oreille pour les écouter.»

Jean-François Nadeau, les Têtes réduites. Essai sur la distinction sociale dans un demi-pays, Montréal, Lux éditeur, 2024, 236 p., p. 205.

Entendre Maurice Richard (lire)

Poste de radio Marconi représentant Maurice Richard

L’Oreille tendue s’intéresse depuis de nombreuses années aux représentations de Maurice Richard (1921-2000), l’ancien ailier droit des Canadiens de Montréal (voir ici) — c’est du hockey. Elle a eu souvent l’occasion d’entendre des entretiens qu’il a donnés, la plupart brefs.

Celui de 1950, accordé à Michel Normandin pour la radio de Radio-Canada, est plus long que les autres.

Sur le plan linguistique, cet entretien ne manque pas d’intérêt. On y emploie le passé simple. On y soigne son vocabulaire («toutefois»). On se méfie des mots anglais (une seule occurrence : «back-checking»). Toutes les négations sont accompagnées par «ne». Les liaisons sont appuyées («deux mois zà peine»). Et que dire des splendides «r» de Normandin !

Sur le plan médiatique, une chose frappe immédiatement : l’animateur et son invité lisent un texte, le second avec quelques hésitations.

Les temps ont un brin changé.

 

Référence

1936-1986. Voici Radio-Canada. Les meilleurs moments à l’antenne de notre radio nationale, Montréal, Société Radio-Canada, en collaboration avec Air Canada, 1986, série de cassettes accompagnée d’un livret. Préfaces de Robert Blondin et de Jean Blais. L’extrait ci-dessus, présenté par Robert Blondin, se trouve sur la cinquième cassette, 1948-1951, face A.

Mémoires richardiennes de Montréal

En masse, «Vibrante Montréal», 2022, murale, MEM — Centre des mémoires montréalaises, détail

Maurice Richard est le plus célèbre joueur des Canadiens de Montréal — c’est du hockey. L’Oreille tendue a beaucoup écrit sur lui (voir ici).

Le visage de Richard orne plusieurs murs de Montréal : sur un restaurant, rue Ontario Est, et à l’intérieur d’un café-friperie, boulevard Saint-Laurent (); sur un immeuble de la rue Fleury, au siège social montréalais de la banque TD et dans l’enceinte de l’ancien Forum de Montréal (de ce côté-ci); dans deux hôtels montréalais (de ce côté-là).

Le MEM — Centre des mémoires montréalaises, le ci-devant Centre d’histoire de Montréal, accueille dorénavant ses visiteurs avec une murale du collectif En masse, «Vibrante Montréal» (2022). Au centre, en haut, on y voit Richard.

S’agissant de sport, il est entouré d’une enseigne du Forum, du logo des Canadiens, du stade olympique et du portrait d’un célèbre homme fort du Québec, Louis Cyr. Ce voisinage n’est pas étonnant. Dans une pièce de théâtre de 1976, Un pays dont la devise est je m’oublie, Jean-Claude Germain a en effet fait se rencontrer les deux hommes, même si c’est impossible : Cyr est mort en 1912, neuf ans avant la naissance de Richard.

Cette «grande gigue épique» en huit tableaux et deux épilogues fait dialoguer Berthelot Petitboire et Épisode Surprenant, comédiens ambulants dont les spécialités sont les «Sketches d’hiver» et les «Tableaux d’histoire du pays». De la Nouvelle-France au Québec des années 1950, ils rejouent des événements de l’histoire nationale. Les deux derniers tableaux et le deuxième épilogue font se côtoyer le célèbre hockeyeur et le non moins célèbre homme fort.

Le dramaturge fait d’abord discourir Louis Cyr sur sa propre difficulté à s’assumer en tant que légende vivante (septième tableau). Il fait ensuite entendre l’enregistrement d’une entrevue de Maurice Richard avec le commentateur Michel Normandin, puis monologuer un Richard furieux à cause de son double statut, de dieu lorsqu’il est sur la glace et d’«arriéré» dès qu’il la quitte (huitième tableau). Il organise finalement la rencontre des deux légendes nationales que sont Cyr et Richard (deuxième épilogue). Cyr se voit obligé de rassurer Richard sur sa valeur et de lui expliquer sa place dans l’imaginaire québécois. À une remarque de son interlocuteur — «Chus même pas sûr d’êtte encore un souvnir !» —, Cyr répond :

Toué un souvnir ? Même si tu voulais vieillir tranquille, ben au chaud dans les pages jaunies d’un album de vieilles photos pis d’découpures de presse… t’es pas un souvnir pis t’en seras jamais un !… T’es Mau-ri-ce Ri-chard !… Ç’avait jamais été… pis ça sra jamais !… Çé !… Pis çé là astheure pour tout ltemps !

Maurice Richard n’aurait pas de raison d’être inquiet en ce qui concerne l’Histoire : sa nature de mythe lui permettrait de s’éterniser dans un présent immobile («çé là astheure pour tout ltemps !»). Louis Cyr, lui, pourrait disparaître; de fait, c’était assez largement le cas avant que Paul Ohl ne lui consacre un livre en 2005. Maurice Richard n’est jamais disparu et il ne pourra pas disparaître.

Les murs de Montréal ne cessent de le répéter.

 

[Ce texte reprend des analyses publiées dans les Yeux de Maurice Richard (2006).]

 

Références

Germain, Jean-Claude, Un pays dont la devise est je m’oublie. Théâtre, Montréal, VLB éditeur, 1976, 138 p.

Melançon, Benoît, les Yeux de Maurice Richard. Une histoire culturelle, Montréal, Fides, 2006, 279 p. 18 illustrations en couleurs; 24 illustrations en noir et blanc. Nouvelle édition, revue et augmentée : Montréal, Fides, 2008, 312 p. 18 illustrations en couleurs; 24 illustrations en noir et blanc. Préface d’Antoine Del Busso. Traduction : The Rocket. A Cultural History of Maurice Richard, Vancouver, Toronto et Berkeley, Greystone Books, D&M Publishers Inc., 2009, 304 p. 26 illustrations en couleurs; 27 illustrations en noir et blanc. Traduction de Fred A. Reed. Préface de Roy MacGregor. Postface de Jean Béliveau. Édition de poche : Montréal, Fides, coll. «Biblio-Fides», 2012, 312 p. 42 illustrations en noir et blanc. Préface de Guylaine Girard.

Ohl, Paul, Louis Cyr, une épopée légendaire, Montréal, Libre expression, 2005, 632 p. Ill.

Benoît Melançon, les Yeux de Maurice Richard, éd. de 2012, couverture