Langue péripatéticienne

Débat, sur remileroux.net, au sujet de la façon de traiter le féminin dans le Petit Robert junior. S’agit-il de stigmatisation, comme le dit l’auteur de l’article ? Ou d’un des effets pervers de la nomenclature retenue, selon quelques-uns des commentateurs ? Allez-y voir.

Ce débat a rappelé à l’Oreille tendue un tableau fort pratique, que lui a fait découvrir un jour sa collègue @AndreaOberhuber.

Un gars : c’est un jeune homme.
Une garce : c’est une pute.

Un courtisan : c’est un proche du roi.
Une courtisane : c’est une pute.

Un masseur : c’est un kiné.
Une masseuse : c’est une pute.

Un coureur : c’est un sportif.
Une coureuse : c’est une pute.

Un rouleur : c’est un cycliste.
Une roulure : c’est une pute.

Un professionnel : c’est un sportif de haut niveau.
Une professionnelle : c’est une pute.

Un homme sans moralité : c’est un politicien.
Une femme sans moralité : c’est une pute.

Un entraîneur : c’est un homme qui entraîne une équipe sportive.
Une entraîneuse : c’est une pute.

Un homme à femmes : c’est un séducteur.
Une femme à hommes : c’est une pute.

Un homme public : c’est un homme connu.
Une femme publique : c’est une pute.

Un homme facile : c’est un homme agréable à vivre.
Une femme facile : c’est une pute.

Un homme qui fait le trottoir : c’est un paveur.
Une femme qui fait le trottoir : c’est une pute.

La langue n’est pas neutre. On le savait, mais il n’est pas mauvais de le répéter.

P.-S. — L’Oreille est bibliographe. Elle se sent donc fort mal de ne pas pouvoir attribuer précisément ce texte à son auteur.

 

[Complément du jour]

Il suffisait de demander : une fidèle lectrice de l’Oreille tendue attire son attention sur la chanson «C’est une pute» du «rappeur fictif» Fatal Bazooka sur son album T’as vu (2007). On peut l’entendre ici. Ses paroles ne correspondent pas exactement au texte qu’on peut lire ci-dessus, mais l’esprit, lui, est précisément le même.

 

[Complément du 8 février 2015]

On peut donc comprendre cette personne d’avoir choisir entraîneure plutôt qu’entraîneuse.

Entraîneure ou entraîneuse ?

 

 

[Complément du 5 mars 2016]

Sur la question de la féminisation des titres de fonction, l’Oreille tendue recommande un billet de la chronique de Michel Francard, «Vous avez de ces mots…», paru le 4 mars 2016 dans le Soir (Belgique).

 

[Complément du 25 août 2016]

Sonia Rykiel vient de mourir. Interrogation de Nicolas Ancion sur Twitter : «Pourquoi est-ce que “couturière” évoque une petite main, là où “couturier” fait haute couture ?»

Euphémisme sacré

Alecka, 2011, pochette

D’une part, l’existence — peu documentée, il est vrai — d’un courant musical québécois appelé l’arab’n’roll.

De l’autre, la tendance, aussi québécoise, à euphémiser les jurons, comme si le fait de masquer, sans la masquer vraiment, l’origine religieuse de ces jurons en atténuait la portée sacrilège. Au lieu de hostie, hostin. Au lieu de crisse, clisse. Au lieu de tabarnak, tabarnanne.

La fusion des deux chez Alecka, chanteuse québécoise de père chicoutimien et de mère libanaise, qui fait rimer «Choukran» («Merci») avec «Tabarnanne».

Cela ne devrait pas étonner :

Mon teint olive
Mon accent québécois
J’ai l’regard de ma mère
Mais les sacres de mon père
C’est sûr se côtoient
Et festoient en moi

 

[Complément du 4 novembre 2011]

L’euphémisme peut aller encore plus loin, tabarnak ou tabarnanne pouvant être ramenés à ta. Exemple tiré de Twitter, chez @cvoyerleger : «Écoute Catherine Major à @plusonlit pis c’est beau en TA…»

 

Référence

Alecka, «Choukran», Alecka, 2011, étiquette Spectra musique

Hausse de la valeur du mélange

Prenez le Devoir du 29 juillet 2011 à la page B5.

Lisez la légende de la photo du haut : «The Barr Brothers offre une musique métissée plutôt personnelle, avec une base de chanson folk.»

Lisez la légende de la photo du bas : «Les compositions d’Akido témoignent d’un présent métissé auquel s’abreuve avec intelligence ce créateur originaire de Québec.»

Investissez dans le métissé : son cours est à la hausse.

Les enfants de Loco Locass

Dave Bakken, Patrice Bertolacci et David Vachon, regroupés sous le nom collectif Les dégriseurs, publient dans le Devoir du 21 juin leur «Manifeste pour un Québec dégrisé. Rompre avec l’idéal du vert-de-gris».

Ils sont contre beaucoup de choses, dont les «pelouses sans pissenlits» et le «cheeseburger double à 1,39 $». Ils sont pour un certain nombre de choses, dont le «développement durable» (qui pourrait être contre ?). Ils ont oublié des choses : dans leur panoplie, il manque l’égalité homme-femme et la laïcité (ça viendra).

On pourrait discourir longuement sur les origines idéologiques de ce manifeste. L’Oreille tendue préfère se pencher sur ses origines musicales. À la lecture du texte des Dégriseurs, elle a en effet été frappée par la ressemblance entre celui-ci et les procédés rythmiques du rap, tel qu’il est pratiqué par Loco Locass par exemple.

Cette parenté se manifeste, d’une part, par la concaténation de mots phonétiquement apparentés. C’est clair d’entrée de jeu : «Dégriseurs», «dégrisé», «vert-de-gris» (plus loin : «grisâtres»). Ça continue sans discontinuer (c’est contagieux) : «lunaire» et «lunatiques», «dissipé» et «abysses».

D’autre part, la rime est martelée. Parfois la métrique est en A-B-B-A : «les vaincus, les marmots, les anormaux, les perdus»; «monde larvaire, croulant, déprimant, pervers». Ailleurs, elle est moins complexe (mais c’est elle qui domine) : «qui attirent les ambitions vers le fond. Disparition totale de tout débat de fond»; «léguer un monde amer à des enfants qui auront honte de leurs pères»; «centre commercial mondialisé, enveloppé d’une mer asphaltée, stationnement à volonté»; «Les coupons de circulaire et le panier le moins cher»; «Aucune envie de prendre le bateau, ni même l’échangeur Turcot»; «L’un la travestit, l’autre l’appauvrit»; «murmurée humblement, par le vent du changement». Dernier exemple de ce type : «Disons “Non” aux chantres de l’immobilisme pathétique, et scandons en cœur le revitalisme politique !» À d’autres moments, c’est l’accumulation qui l’emporte : «Nous ne sommes pas des anarchistes, nous ne sommes pas des souverainistes, ni des fédéralistes, nous ne sommes aucunement maoïstes, stalinistes ou castristes»; «Une planification énergétique se voulant systématique et s’orientant sur le long terme implique un minimum de pouvoir décisionnel politique».

Enfin, on rapprochera ce traitement éclectique de la rime de l’épiphore du onzième paragraphe : toutes les phrases se terminent par le mot «échec».

Autrement dit : sans être un ver d’oreille, ça sonne régulier.

La rythmique rap qu’on vient de décrire est surtout active dans la première moitié du texte. Serait-ce l’effet de l’écriture à plusieurs mains ? Quoi qu’il en soit, voilà un manifeste à chanter.

Gilles Duceppe rappeur ?

À la suite du débat des chefs du 13 avril — il s’agit de politique fédérale canadienne —, l’Oreille tendue s’est penchée sur la langue parlée par les principaux chefs de parti canadiens (c’est ici).

C’était avant de découvrir une publicité électorale quasi chantée, celle du chef du Bloc québécois, Gilles Duceppe. Elle existe en version courte (pour la radio) et en version longue (en vidéo, sous le titre «Pour qu’on nous entende parler Québec !»).

L’Oreille se tend triplement à son écoute.

 

On sent Gilles Duceppe juste sur le point de se mettre à rapper, à suivre vraiment la musique, à jouer de la voix (pour attirer les voix, à coup de «huit millions»). Va-t-il continuer à psalmodier ? Va-t-il au contraire se laisser entraîner par le rythme ? Va-t-il céder au plaisir des rimes ? Elles sont nombreuses, à défaut d’être riches : «Y a des fois où t’avances / T’avances»; «Pourquoi est-ce qu’on fait tout ça ? / Pourquoi je fais tout ça ?»; «Laissez pas les autres occuper toute la place / Laissez-les pas décider à vot’ place»; «Parlez, textez, écrivez, puis surtout, utilisez votre voix, allez voter». Sur la bande vidéo, il ne franchit pas le pas; à la radio, presque.

On ne connaîtra donc pas ses talents d’interprète. On pourra, en revanche, mettre en doute ses capacités en géopolitique. «Ils vont nous entendre parler Québec jusqu’au Canada», dit-il, sur les deux supports. Pourquoi n’a-t-on pas prévenu l’Oreille tendue que l’indépendance la souveraineté du Québec était déjà faite et que la province ne faisait plus partie du Canada ? Ce doit bien être le cas si l’on peut distinguer aussi clairement la partie du tout.

«À la fin de la journée», dit le crypto-rappeur, sur fond de neige fondante. Comme dans ce «At the end of the day» si prisé des anglophones, eux qui forment le «nous» de «nous entendre» ? Cet emprunt serait bien ironique.