Les zeugmes du dimanche matin et de Sylvain Tesson

Sylvain Tesson, S’abandonner à vivre. Nouvelles, 2014, couverture

«En une seule saison, il venait d’ouvrir une voie dans la face nord de l’Eiger, de décrocher un record de vitesse sur le granit du Yosemite, une victoire sur le Fitz Roy, en Patagonie, et la main de Marcella Della Monti, mannequin toscan de vingt-deux ans, au corps truffé de surplomb» (p. 112).

«En attendant une éclaircie, il lisait Milarepa dans de lourds hôtels suisses à boiseries où des mères de famille germaniques et sportives noyaient leur ennui dans le brandy en confiant leur progéniture à des nannies anglaises et leur cul au premier champion de ski croisé entre la terrasse et le lobby» (p. 112).

«Napoléon : les boulets lui caressaient le bicorne et lui ne cillait pas, la main au poitrail, caressant doucement ses rêves — ou son téton ?» (p. 168).

Sylvain Tesson, S’abandonner à vivre. Nouvelles, Paris, Gallimard, 2014, 220 p.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

Les zeugmes du dimanche matin et de Franz Bartelt

Franz Bartelt, le Bar des habitudes, 2005, couverture

«Il m’est arrivé d’envier les autres hommes, avec leur tête qui fait rire ou qui fait peur, avec leur bouche qui mâche la grossièreté et la rillette dans une même mouvement, avec leurs yeux qui ne leur servent qu’à voir» (p. 238).

«Trois jours plus tard, le chat miaula à la porte. Il traînait ses boyaux derrière lui. Il avait eu le ventre transpercé par une fourche. En province, l’incident n’est pas aussi rare qu’on le croit, mais, dans le quartier, il ne s’était jamais produit. Pedro porta ses soupçons sur le voisin et son chat chez le vétérinaire» (p. 246-247).

Franz Bartelt, le Bar des habitudes. Nouvelles, Paris, Gallimard, coll. «Folio», 4626, 2007, 292 p. Édition originale : 2005.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

De Gordie Howe

Le 9 : Bobby Hull, Gordie Howe, Maurice Richard

«Gordie Howe est l’idole des amateurs
L’idole des connaisseurs
Oui l’idole des spectateurs
Vous avez le choix de tous les joueurs
Si vous prenez Gordie vous prenez le meilleur»
(Les Baladins, «Gordie Howe», 1960)

Le sportif aime comparer : les joueurs d’aujourd’hui entre eux, les joueurs d’aujourd’hui avec ceux du passé, les joueurs d’un sport avec ceux d’un autre. Qui est le plus grand parmi ses contemporains ? Qui est le plus grand de tous les temps ?

L’ex-joueur de hockey Gordie Howe, qui vient d’être frappé par un accident vasculaire cérébral à 86 ans, a donc été, comme les autres, l’objet de parallèles.

Dans l’histoire de son sport, il occupe une place de choix, que personne ne lui conteste. Avec une poignée de joueurs (Bobby Orr, Wayne Gretzky, Mario Lemieux), il fait partie des plus grands : tous les palmarès l’attestent.

Avec ses contemporains, une comparaison s’est rapidement imposée : de lui ou de Maurice Richard, le célèbre joueur des Canadiens de Montréal, qui était le meilleur ? Howe est né en 1928, Richard en 1921. Tous les deux ailiers droits, ils portaient le même numéro (le 9). Ni l’un ni l’autre ne reculait quand on le provoquait. Ils ont eu plus d’un surnom, dont «Monsieur Hockey».

En 1961, dans son livre Rocket Richard, Andy O’Brien rassemble les deux joueurs sous l’étiquette «the Majestic Duo» (chapitre 16). Louis Chantigny, en 1974, opposait un Howe classique «dans toute l’acception du terme» à un Richard romantique (p. 17). Vingt-six ans plus tard, l’artiste Michael Davey a fait de cette comparaison les deux faces d’une même rondelle (de granit; voir ici) : d’un côté, un œil du numéro 9 de Montréal, de l’autre, le coude du numéro 9 de Detroit (surnommé «Mister Elbows», Howe savait se servir de ses coudes pour parvenir à ses fins). Dans le roman le Cœur de la baleine bleue (1970), un personnage, Noël, interroge son voisin, Bill, un hockeyeur en convalescence : «Gordie Howe, il est meilleur que Maurice Richard ?» (p. 90) Réponse diplomatique : «Richard était plus spectaculaire. Gordie Howe est plus complet. Les deux plus grands joueurs au monde» (p. 91).

Pourtant, Richard est un mythe, et non Howe. Pourquoi ?

Cela peut s’expliquer pour des raisons circonstancielles. Le hockey est le sport national des Canadiens, mais Howe n’a jamais joué pour une équipe canadienne (on l’associe le plus souvent aux Red Wings de Detroit, même s’il a joué pour plusieurs autres équipes). Dans le livre After the Applause (1989), il revient sans cesse sur des questions d’argent, ce qui n’est pas bien vu dans le monde du sport. Sa longévité — sa carrière professionnelle couvre six (!) décennies — est diversement interprétée. Pour certains, elle révèle des qualités athlétiques hors du commun. Pour d’autres, elle est le signe d’une incapacité à comprendre quand était venu le temps de se retirer : voilà un vieil homme qui ne veut pas reconnaître qu’il vieillit.

Plus profondément, deux facteurs doivent être retenus pour expliquer pourquoi, malgré ses indéniables prouesses hockeyistiques, Howe n’a pas le statut symbolique de Richard.

D’une part, «l’Artaban de ce beau coin de pays qu’est Floral en Saskatchewan» (Richard Garneau, 1993, p. 134) n’a pas été l’objet d’autant de représentations culturelles que son éternel rival. Il a eu droit à des statues (à Detroit et à Saskatoon), à des chansons en français (Les Baladins, «Gordie Howe», 1960) et en anglais (The Pursuit of Happiness, «Gretzky Rocks», 1995; Barenaked Ladies, «7 8 9», 2008), à des textes littéraires (François Gravel, le Match des étoiles, 1996), à des (auto)biographies (1989, 1994), mais rien qui ressemble à la masse et à la qualité des signes culturels mettant en scène le Rocket. Il existe même des textes cruels sur Howe, par exemple son portrait en 1980 par Mordecai Richler; sur Richard, c’est rarissime.

D’autre part, pour des raisons évidentes, Howe n’a jamais être transformé, comme l’a sans cesse été Richard, en symbole nationaliste, en porte-étendard de son «peuple». Rien de tel, dans sa carrière, que l’émeute du 17 mars 1955 à Montréal, qui a consolidé le portrait de Richard en incarnation du bon francophone victime supposée des anglophones (adversaires, arbitres, administrateurs d’équipe, autorités de la Ligue nationale de hockey). Howe n’a jamais été élevé au rang d’icône politique. Sa dureté sur la glace, voire sa violence, ne peut pas être interprétée comme une réponse à une agression réputée «ethnique».

Cela ne revient pas à lui dénier son importance, mais à montrer que, sur le plan imaginaire, Gordie Howe n’est pas dans la même ligue que Maurice Richard.

 

Caricature parue dans The Hockey News le 24 février 1951, p. 5

Caricature parue dans The Hockey News le 24 février 1951, p. 5

 

[Complément du 7 décembre 2014]

En 2011, Robert Ullman et Jeffrey Brown ont publié un recueil de bandes dessinées sur le hockey. L’une est consacrée à Gordie Howe. Son titre ? «One Tough S.O.B.». S.O.B. ? Enfant de chienne, dirait-on au Québec (son of a bitch), et dur (tough). C’est bien sûr un compliment.

 

[Complément du 15 mai 2015]

Il a été question plusieurs fois de renommer «pont Maurice-Richard» un pont montréalais. Cela ne s’est pas fait. Gordie Howe, lui, aura le sien, entre Detroit et Windsor. Le gouvernement fédéral du Canada en a fait l’annonce hier.

 

[Complément du 10 juin 2016]

Gordie Howe est mort ce matin.

 

[Complément du 10 juin 2016]

L’Oreille tendue n’aurait jamais trouvé cela toute seule (merci Twitter) : il a déjà été question de Gordie Howe dans la série télévisée The Simpsons.

Gordie Howe dans The Simpsons

 

Références

Chantigny, Louis, «Maurice Richard et Gordie Howe», dans Mes grands joueurs de hockey, Montréal, Leméac, coll. «Éducation physique et loisirs», 8, 1974, p. 11-43.

Garneau, Richard, «Donny», dans Vie, rage… dangereux (Abjectus, diabolicus, ridiculus). Nouvelles, Montréal, Stanké, 1993, p. 123-149.

Gravel, François, le Match des étoiles, Montréal, Québec/Amérique jeunesse, coll. «Gulliver», 66, 1996, 93 p. Préface de Maurice Richard.

Howe, Colleen et Gordie, avec Charles Wilkins, After the Applause, Toronto, McLelland & Stewart, 1989, 232 p.

MacSkimming, Roy, Gordie. A Hockey Legend, Douglas & McIntyre, 1994, 220 p.

O’Brien, Andy, Rocket Richard, Toronto, The Ryerson Press, 1961, x/134 p. Ill. Traduction française de Guy et Pierre Fournier : Numéro 9, Saint-Laurent, Éditions Laurentia, 1962, 140 p. Ill.

Poulin, Jacques, le Cœur de la baleine bleue. Roman, Montréal, Éditions du jour, coll. «Les romanciers du jour», 66, 1970, 200 p.

Richler, Mordecai, «Howe Incredible», Inside Sports, 2, 8, 30 novembre 1980, p. 108-115. Repris dans David Gowdey (édit.), Riding on the Roar of the Crowd. A Hockey Anthology, Toronto, Macmillan, 1989, p. 264-267 et, sous le titre «Gordie», dans Mordecai Richler, Dispatches from the Sporting Life, Toronto, Alfred A. Knopf, 2002, p. 167-186.

Ullman, Robert et Jeffrey Brown, «Gordie Howe : One Tough S.O.B.», dans Old-Timey Hockey Tales, Volume One, Greenville, Richmond et Minneapolis, Wide Awake Press, 2011, s.p.

Non-couleur du jour

François Hébert, De Mumbai à Madurai, 2013, couverture

Mea maxima culpa : les lecteurs à l’oreille tendue de l’Oreille tendue auront sûrement remarqué que celle-ci a utilisé, ici et , le mot drabe sans le définir.

Drab, drabe ou drabbe, donc.

Il peut être employé substantivement :

«M. Martin se révèle d’un drabe désespérant» (le Devoir, 20 mai 2004, p. A3).

Il est surtout adjectif :

«En zappant, nous tombons sur la BBC et sur l’un des féaux d’Élisabeth II, Stephen Harper.
Les News Express font le tour du globe et nous gratifient de son portrait.
Drab est l’épithète idoine» (De Mumbai à Madurai, p. 50-51).

«Chez Carolus il y avait cependant des bibliothèques (en grand nombre et en désordre) pleines de livres que je ne le voyais jamais ouvrir (qu’il semblait ignorer comme on le fait d’un fond de décor drabe) et qui moi m’intimidaient, à cause de leur nombre, et de leur désordre» (La raison vient à Carolus, p. 11).

«Lors de son lancement à l’été 1997, l’Intrigue a impressionné par sa conduite précise, sa tenue en virage supérieure à la moyenne ainsi que par un agencement intérieur moins drabbe que celui de la plupart des berlines de GM» (la Presse, 2 août 1999).

Définition ? Plat, ennuyeux, beige. «Qui est dépourvu d’intérêt, qui est terne, moche, ennuyeux», dit à juste titre la Base de données lexicographiques panfrancophone. Le dictionnaire en ligne Usito va dans le même sens, jugement de valeur à l’appui : «L’emploi de drabe est critiqué comme synonyme non standard de banal, ordinaire, terne.»

L’emploi du mot n’est pas récent. Alfred DeCelles fils le décriait déjà, en un sens différent du sens contemporain, en 1927 :

Le mot anglais drab, par exemple : un habit drab, semble être entré définitivement dans notre vocabulaire. Cependant le terme exact serait gris brun, noisette ou chamois. Voilà comment les anglicismes pénètrent chez nous tous les jours ! (p. 34)

Usito le fait même remonter à 1825 «environ».

P.-S. — Les lecteurs à l’oreille tendue de l’Oreille tendue auront noté la présence d’un zeugme dans la citation de La raison vient à Carolus.

 

[Complément du 31 décembre 2016]

Quand un chroniqueur musical du quotidien le Devoir dit d’un album qu’il est «drabe pâle» (30 décembre 2016, p. B5), ce n’est probablement pas une recommandation très forte.

 

[Complément du 26 mars 2019]

En 1937, la brochure le Bon Parler français classait «Drab», mis pour «Gris-brun», parmi les anglicismes (p. 17).

 

Références

Le Bon Parler français, La Mennais (Laprairie), Procure des Frères de l’Instruction chrétienne, 1937, 24 p.

DeCelles fils, Alfred, la Beauté du verbe (Entretiens sur la langue française au Canada), Ottawa, Imprimerie Beauregard, 1927, 58 p.

Hébert, François, De Mumbai à Madurai. L’énigme de l’arrivée et de l’après-midi. Récit, Montréal, XYZ éditeur, coll. «Romanichels», 2013, 127 p. Ill.

Turgeon, David, La raison vient à Carolus, Montréal, Le Quartanier, coll. «Nova», 9, 2013, 58 p.