Éloge de l’éloge (du bug)

Marcello Vitali-Rosati, Éloge du bug, 2024, couverture

(Transparence, totale comme on dit à la Presse+ : à une époque pas trop lointaine, Marcello Vitali-Rosati et l’Oreille tendue étaient collègues; ils sont néanmoins restés amis.)

«le numérique est désormais devenu
notre espace principal de vie»

Marcello Vitali-Rosati n’aime pas les idées reçues en matière de numérique (mais pas que). Son Éloge du bug en déboulonne beaucoup.

On peut vivre sans téléphone intelligent (l’auteur, qui n’a pas que des qualités, parle de «smartphone»).

Le numérique, ce n’est pas du virtuel, mais du matériel, du concret : «la rhétorique de l’immatérialité n’est qu’une ruse qui permet de cacher la valeur et le sens réel des choses, pour qu’une minorité de personnes puisse finalement exploiter cette valeur». De plus, «la pensée et le sens émergent toujours de la matière».

À «l’impératif fonctionnel» («tout doit fonctionner»), on devrait préférer le «dysfonctionnement numérique» : «Et si nous privilégions le lent par rapport au rapide, le complexe par rapport au simple, le laborieux par rapport à l’intuitif ?»

Les GAFAM, par les «environnements limités» qu’ils «nous proposent», veulent notre bien. Ils sont d’ailleurs en train de l’obtenir. Il faut les critiquer : «L’hypothèse que je propose ici est que les bugs — et plus généralement toutes les formes de dysfonctionnement — seraient le point de départ parfait pour une analyse critique du discours des GAFAM et que l’on pourrait, à partir de cette analyse critique, esquisser des formes de résistance.»

Le capitalisme veut notre bien. Il l’a déjà.

Aucun logiciel n’est neutre : «le logiciel détermine justement à sa manière ce que l’on écrit». Les technologies «portent des valeurs».

Il n’y a pas que la productivité ou le progrès linéaire dans la vie.

La Covid devait changer le monde : «au lieu de déboucher sur une mise en question du système capitaliste, la crise de la Covid-19 a été un véritable catalyseur de ce système. Elle a permis une “amélioration” de la chaîne de production de la richesse.»

Ce que l’on donne à consommer n’est ni neutre ni naturel : «Ce phénomène peut être appelé “naturalisation” : une vision du monde, une opinion, une interprétation devient tellement courante et commune que nous finissons par oublier qu’elle est “une” vision du monde et non pas “le” monde en tant que tel.»

La «littératie numérique» n’est pas du tout maîtrisée par la majorité des usagers. Il faut la développer en insistant sur trois «principes» : «La conscience de la multiplicité des modèles»; «La recherche de complexité»; «La maîtrise de l’activité». L’intérêt d’un «outil cassé» est qu’il peut «être questionné». Il faut que «nous cessions d’être des utilisateurs ou des utilisatrices et que nous devenions des bidouilleurs et des bidouilleuses, des bricoleurs et des bricoleuses».

Au clinquant numérique, on peut opposer le libre, les communs, le low tech, ce qui n’est pas, bien au contraire, la voie de la facilité : «une définition précise des besoins demande des compétences approfondies». Pareil choix peut aller jusqu’au non-numérique : «Low tech peut être aussi synonyme d’aucune technologie : se déconnecter devient la meilleure décision.»

Contre la délégation, toujours choisir l’appropriation. Contre la domination, la liberté.

On peut donc lire Éloge du bug pour ses (contre-)propositions. On peut aussi le lire pour son répertoire culturel — Franz Kafka, Aladdin, Sergio Leone, Socrate, Épicure (contre Henry Ford), la série Black Mirror —, pour ses excellents exemples et pour son approche pédagogique.

Quand on rend compte du livre d’un ami, il faut évidemment pinailler. Il y a une hésitation entre le je et le nous. Quand on parle de «machine de Turing» et qu’on vise un public large, ce ne serait pas plus mal d’expliquer ce que c’est. La phrase «Dans les systèmes d’exploitation comme Mac et Windows, nous ne pouvons, par exemple, plus voir l’emplacement des fichiers ni leur extension» est contestable : sur le Mac de l’Oreille, tout cela est visible, mais très peu compréhensible, il est vrai, s’agissant du système d’exploitation au sens le plus limité du terme. Proposer une «typologie de bugs» est bienvenu, mais on on est en droit de se demander, comme le fait incidemment Marcello Vitali-Rosati lui-même, si «l’outil complexe» et «l’outil inutile» sont vraiment des bugs; c’est loin d’être sûr.

Allez-y voir par vous-même : c’est le conseil du jour.

P.-S.—Il a été question de l’art de l’incipit chez l’ex-jeune collègue ici.

P.-P.-S.—Le jardin de Candide fait quelques apparitions.

P.-P.-P.-S.—Comme il se doit, l’Oreille, en lisant le livre sur sa tablette, est tombée sur un bug.

Bug, iPad, PDF

 

Référence

Vitali-Rosati, Marcello, Éloge du bug. Être libre à l’époque du numérique, Paris, Éditions Zones, 2024, 208 p. PapierHTMLPDF

L’art de bien commencer

Marcello Vitali-Rosati, Éloge du bug, 2024, couverture

À une époque pas trop lointaine, Marcello Vitali-Rosati et l’Oreille tendue étaient collègues. Ils sont néanmoins restés amis.

Le premier vient de faire paraître le livre Éloge du bug. Être libre à l’époque du numérique; la seconde le lit avec avidité et bonheur.

L’ex-jeune collègue de l’Oreille est doué pour les entrées en matière. Deux exemples :

«Un matin au réveil, attrapant machinalement son iPhone posé sur la table de chevet, Gregor Samsa constata que son téléphone s’était métamorphosé en un infâme appareil plein de bugs» (chapitre «Il faut que ça marche»).

«Un soir de l’année 416 avant J.-C., Socrate se met sur son trente-et-un pour se rendre à une fête. Lui qui, habituellement, va toujours nu-pieds et n’est jamais soucieux de son apparence, est propre, bien habillé et chausse même des sandales» (chapitre «Le monde des bugs»).

Joli !

P.-S.—Vous avez bonne mémoire : l’Oreille a déjà rêvé de donner un cours sur l’art de l’incipit.

 

Référence

Vitali-Rosati, Marcello, Éloge du bug. Être libre à l’époque du numérique, Paris, Éditions Zones, 2024, 208 p. PapierHTMLPDF

Autopromotion 770

Le 25 avril dernier, dans le cadre du colloque «LQM 2024. Des histoires à l’avenir : littérature, créativité et littératie en culture numérique», l’Oreille tendue prononçait une des trois conférences plénières : «Flux scientifiques & stases institutionnelles. Conférence en trois parties inégales (et une parenthèse), suivies d’une conclusion convenue».

Sa captation est maintenant en ligne :

 

La bibliographie de travail de l’Oreille est disponible en format HTML et en format Zotero.

Anniversaire de l’Oreille tendue, sans célébrations excessives

Moteur de recherche de Google

L’Oreille tendue est née il y a pile-poil quinze ans. Avec ses bénéficiaires, elle célèbre donc aujourd’hui ses noces de cristal, non sans certaines préoccupations (voir à la fin du texte).

En chiffres, cela donne :

5 470 billets, dont 1044 contiennent au moins un «Complément» (certains en contiennent plusieurs, notamment celui sur la ruée vers les bars);

un peu plus de 3 300 000 vues;

5 704 commentaires;

3 563 photos;

169 vidéos;

17 391 URL uniques pour 32 576 liens (internes ou externes);

beaucoup de collaborateurs (merci à tous);

plus de 309 000 «tentatives de connexion malveillantes bloquées»;

100 237 «commentaires indésirables bloqués».

L’entrée la plus populaire ? Encore et toujours swag, avec 581 422 visionnements. «Depuis le 1er jour», dixit WordPress, sa meilleure journée est le 2 mars 2024 (explication ci-dessous). Auparavant, il s’agissait du 29 avril 2012, avec 6 094 vues, essentiellement pour ce texte.

Les quinze articles les plus populaires ?

Du postcool [swag]

Unicité vitale [yolo]

Sic

Histoires (d’abord) de chalet [sauf une fois]

Divergences transatlantiques 012 [thermos]

Au carré [malaisant]

Le dilemme de l’autobus

De la germaine

Divergences transatlantiques 015 [gosses]

Non, point du tout [pantoute]

Défense et illustration de la garnotte

Rime en -ag [vagg]

bs

Du mot(t)on

Crissement riche

Qu’est-ce que ce blogue ? L’Oreille tendue a donné un long entretien à ce sujet à Emmanuelle Lescouët en 2021; ça se trouve sur le Carnet de la Fabrique du numérique sous le titre «Penser publiquement la recherche». Elle a aussi publié un article sur le sujet dans les Cahiers internationaux de sociolinguistique en 2022. Il lui est aussi arrivé de répondre à ses propres questions, par exemple ici et .

L’Oreille tendue, c’est un blogue. C’est aussi des livres tirés, complètement ou partiellement, d’icelui.

Langue de puck. Abécédaire du hockey, Montréal, Del Busso éditeur, 2014, 125 p. Préface de Jean Dion. Illustrations de Julien Del Busso.

Le niveau baisse ! (et autres idées reçues sur la langue), Montréal, Del Busso éditeur, 2015, 118 p. Ill.

L’Oreille tendue, Montréal, Del Busso éditeur, 2016, 411 p.

Nos Lumières. Les classiques au jour le jour, Montréal, Del Busso éditeur, 2020, 194 p.

La vie et l’œuvre du professeur P. Sotie, Montréal, À l’enseigne de l’Oreille tendue, 2022, 56 p.

On continue ? On continue.

Non sans inquiétudes, cependant. Google a changé son mode de fonctionnement au cours des dernières années. La société a d’abord modifié son algorithme de classement des résultats de recherche, histoire de favoriser les grands groupes médiatiques. Par la suite, au lieu d’offrir des liens vers des sites (par exemple, ce blogue), elle a préféré offrir des réponses générées par l’intelligence artificielle. Or Google est en position de quasi-monopole au sein des moteurs de recherche. Conséquence ? Les blogues sont de moins en moins référencés dans les résultats de recherche — à moins de le demander explicitement (voir l’image en tête de ce billet) —, ce qui entraîne une baisse considérable de leur achalandage (explication ici, par exemple). C’est le cas ici. C’est regrettable, mais évidemment pas au point de fermer boutique.

Une dernière chose : l’utilisation des ressources d’Internet par l’intelligence artificielle n’est pas une vue de l’esprit. Le 2 mars 2024, un samedi, l’Oreille tendue a été visitée près de 10 000 fois. Il ne s’agissait pas d’humains venus la lire. Il s’agissait d’une machine qui, anonymement, en a pompé tout le contenu… pour le recracher sans citer ses sources, probablement contre rétribution. On est bien peu de chose.

Accouplements 240

Moulinette à légumes, 2008

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

McKenna, Alain, «L’IA, la génération Z et la fin de la radio», le Devoir, le D magazine, 27-28 avril 2024, p. 22.

«Les mélomanes en manque de nouveautés n’auront bientôt plus à se casser la tête. L’intelligence artificielle pourrait s’occuper de créer pour eux des chansons sur mesure, une après l’autre, à partir d’une simple demande : par exemple, “crée une chanson country à propos de la vie à la ferme”.»

Morin, Rose-Aimée Automne T., «La porno de l’avenir (et ses dilemmes éthiques)», la Presse+, 28 avril 2024.

«On fait une requête. C’est-à-dire qu’on décrit précisément ce qu’on souhaite voir. (Je pourrais par exemple écrire : “Du consentement éclairé entre trois personnes émotionnellement matures qui cherchent à se donner du plaisir dans le décor du téléroman La petite vie.” Notons que je ne l’ai pas testé pour des raisons éthiques, peut-être que les algorithmes ne sont pas rendus là…)

Vous connaissez la position de l’Oreille tendue sur ces questions : tous les dégoûts sont dans la nature.

Illustration : «Moulinette Moulin Légume», 2008, photo déposée sur Wikimedia Commons