Les zeugmes du dimanche matin et de Catherine Lalonde

Catherine Lalonde, la Dévoration des fées, 2017, couverture

«Il cavalcade, le monstre à six têtes, entre en tornade, une harde sauvage, un fil à pattes les liant : la p’tite papoose à cru sur le mongol, le ti-cul derrière se bêchant, les grands sautant l’obstacle, virant le coin sec. Foin dans les cheveux, ronces aux mollets, grafignes et rose aux joues, crottés rare, ils sèment samares, cocottes, limaces et désordre sur leur passage» (p. 51).

«Grand-maman l’attend, et le malheur aussi» (p. 79).

Catherine Lalonde, la Dévoration des fées, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 112, 2017, 136 p.

P.-S.—En savoir plus sur ce livre ? Cliquez ici.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

L’oreille tendue… de René Lapierre

René Lapierre, les Adieux, 2017, couverture

«Parvenus à ce point nous nous effondrons
dans des fauteuils de cinéma pour voir
le verbe aimer brûler au kérosène;
s’arracher à l’attraction —

— terrestre, décoller en direction de l’étoile
94 Ceti. Nous tendrons l’oreille pour
entendre son chant inhumain, son fa dièse
froid. Des frissons nous hérissent.»

René Lapierre, les Adieux. Poésie, Montréal, Les Herbes rouges, 2017.

Portrait anguleux du jour

Catherine Lalonde, la Dévoration des fées, 2017, couverture

«La p’tite a plus de dix doigts d’âge. Pas d’tête, se dit Grand-maman, mais le diable aux jambes et les monstres à queue aux trousses. Perdue de force entre la lune et ses arbres — on est pas en ville, chialez pas qu’y a rien à faire à Sainte-Amère — la p’tite brille de grandir, vif-argent, fuyante comme l’eau entre les paumes, toute filée toute en longueur, faite de seulement quelques gouttes — cinq, six — bonnes à saper. Étiolée, poussée en fouet : une maigreur batracienne, des bras et jambes d’éphémère. Elle se déhanche obligée, rotules et coudes saillants, en constante maladresse et labyrinthite. Trop de rotules, trop de coudes. Et pourtant même toute d’os ça commence à bouger en femme, par quelle magie, quels sortilèges ?»

Catherine Lalonde, la Dévoration des fées, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 112, 2017, 136 p., p. 72.

P.-S.—En savoir plus sur ce livre ? Cliquez ici.

De (grand-)mère en (petite-)fille

Catherine Lalonde, la Dévoration des fées, 2017, couverture

«on fait pas des moumounes dans la famille»

Ne vous laissez pas avoir : même s’il y a des comptines et des berceuses dans la Dévoration des fées, ça joue très dur chez Catherine Lalonde.

Pour aller vite : le livre est composé de poèmes en prose, à défaut de meilleur terme, aucun (sauf un) ne dépassant une page, regroupés en cinq parties. Ça s’ouvre, à la campagne, sur un récit d’accouchement, que vous n’oublierez pas, et sur la mort (p. 12-14). Ça ne va guère aller mieux par la suite.

«La p’tite», née avec la mort de sa mère, Blanche, est élevée par sa grand-mère, Grand-maman, entourée de quatre frères et demi, aux prénoms évangélicobibliques : Jean-Jude («JJ»), Pierre-Joseph («le ti-cul»), Luc, Matthieu et Jacques («le mongol», «celui qui compte à moitié», p. 15). Sa vie n’est pas placée sous les meilleurs auspices : saleté, pauvreté, inceste, «cathédrale de crachats et de glaire» (p. 62). Les premiers mots qu’elle a entendus disaient déjà tout : «Fuck. / C’est une fille» (p. 19). Avec l’aïeule, à qui on doit ce jugement sans appel, on rit peu : «Tonnerre de joie, aussitôt encagé en souvenir dans les têtes de la trâlée cerbère» (p. 69).

On la voit grandir, «la p’tite». Son corps change («On ne fera pas une scène des premières menstrues», p. 74), elle découvre le plaisir, seule ou pas. «Bonne fille ? Sage ? Non. Sauvage, tourbillonne, en désordre maximal» (p. 76). Va-t-elle, «Comme moi, fuck, comme toutes» (dixit sa grand-mère, p. 81), rentrer dans le rang ? C’est peu plausible.

Rupture(s), pour le quatrième segment. Elle quitte Sainte-Amère-de-Laurentie pour Surréal : «La p’tite hulule de joie sous les éclairs, dans une sublime dilution. Bienvenue en ville» (p. 89). C’est une fête :

La vie est un spectacle. Assise sur le toit de l’église gratte-ciel — elle grimpe par l’échelle de secours, ou d’entretien des tuiles et des cloches, on ne sait trop —, les pieds dans le vide, à côté de la croix mauve scintillante, elle reste fascinée par les autres, tous les autres qui défilent sans effort, à dix mètres du sol, sur les trottoirs pneumatiques, fascinée par leurs masques colorés sons et lumières. Magnifique faune d’effraies, une faune du dimanche : les cothurnes, scyllas et sombreros; les femmes de Noël nowhere en paillettes, lamé, triples faux-cils, bigoudis et scaphandres; les skins en stilettos, les enfants à barbe, les albinos peroxydés, les moujiks à crinoline, les topless à implants de cuirette, les ours volants virtuels, les sébums hygiéniques, les hermines irriguées au B-, les pompadours et les mohawks, les vendeurs de chars, les strip-teaseuses, les tatoués de bonne heure, tous devant cette jeune ô si jeune tigresse affamée lâchée lousse qui s’esclaffe Mon Dieu, c’est plein d’étoiles ! (p. 93)

Elle rentrera finalement «à la malmaison du malamour» (p. 114). À vous de l’y retrouver.

La langue de Catherine Lalonde mêle expressions populaires québécoises («grafignes», «garnotte»), mots rares ou techniques («vernix», «frairie», «agglutinat», «asonie») et néologismes («bécédaire», «balbutienne», «javellisage»). Les reprises et variations sont savamment enchevêtrées. L’univers littéraire de référence est clairement féminin : Lalonde évoque D. Kimm, Geneviève Desrosiers, Hélène Monette et Josée Yvon, mais elle fait résonner aussi bien Marguerite Duras que Marie-Claire Blais. (Blais : «Les pieds de Grand-Mère Antoinette dominaient la chambre» [p. 7]. Lalonde : «La p’tite vient s’asseoir aux pieds de l’aïeule, pose une main à son genou. La p’tite touche Grand-maman» [p. 122].)

Ne vous laissez pas avoir : lisez. Vous apprendrez, entre autres choses, le prénom de «la p’tite».

 

Références

Blais, Marie-Claire, Une saison dans la vie d’Emmanuel, Montréal, Quinze, coll. «Roman», 1978, 175 p. Édition originale : 1965.

Lalonde, Catherine, la Dévoration des fées, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 112, 2017, 136 p.

Accouplements 100

Catherine Lalonde, la Dévoration des fées, 2017, couverture

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

Que faire des enfants nés chétifs, quel que soit leur sexe ?

Tremblay, Michel, la Traversée du malheur, dans la Diaspora des Desrosiers, Montréal et Arles, Leméac et Actes sud, coll. «Thesaurus», 2017, 1393 p., p. 1253-1389. Préface de Pierre Filion. Édition originale : 2015.

«Et c’est de cette façon qu’elle avait sauvé la vie de son petit-fils. Albertine avait déposé le berceau sur la porte du four, Victoire y avait placé Marcel le plus délicatement possible, la chaleur avait fait le reste.
Et comme le poêle à charbon fonctionnait toute l’année, même dans les pires chaleurs — les plats à faire cuire ou à réchauffer, le thé à préparer —, Albertine avait pris l’habitude d’ouvrir le four et de s’agenouiller devant quand Marcel traversait une crise plus forte que les autres» (p. 1303-1304).

Lalonde, Catherine, la Dévoration des fées, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 112, 2017, 136 p.

«Elle le dit dans la boucane, dans le craquement du petit bois, au premier moment chaleur bonheur où la blanchaille fut trempée à l’eau — l’eau ! découverte merveilleuse ! —, à cette exacte température où elle devait rester ensuite, cette chair venue trop tôt [«la p’tite»], deuxième tiroir du poêle à bois, sous surveillance constante et œil de mercure, pour quelque deux ou trois semaines selon les pesées» (p. 16).

Soyons rassurés (en quelque sorte) : on les a à l’œil, ces enfants mis à chauffer, au charbon ou au bois.

P.-S.—L’Oreille tendue a présenté la Dévoration des fées le 8 novembre 2017.