Accouplements 20

Chloé Savoie-Bernard, Royaume scotch tape, 2015, couverture

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux textes d’horizons éloignés.)

En 2009, Anne-Marie Olivier présente à Québec un solo théâtral, Annette. Une fin du monde en une nanoseconde. Il y est question de tricot et d’aiguilles à tricoter : avec de la laine, sur une patinoire de hockey, dans les mains des avorteurs.

En 2015, Chloé Savoie-Bernard publie à Montréal un recueil de poésie, Royaume scotch tape. On y lit ces deux vers :

des aiguilles à tricoter qui rentrent dedans
comme dans une open house (p. 68)

Le poème «camping de pauvre» (p. 27-29) s’ouvre sur le vers «je ne suis pas tricotée serrée» (p. 27) et il est scandé par le mot «maille».

Puis, dans «boogie nights au protoxide d’azote», on lit :

ta chair en lambeaux
j’en ai fait
un tricot (p. 42)

Voilà deux très fortes mises en discours de la violence faite aux femmes.

 

Références

Olivier, Anne-Marie, Annette. Une fin du monde en une nanoseconde, Montréal, Dramaturges éditeurs, 2012, 53 p.

Savoie-Bernard, Chloé, Royaume scotch tape, Montréal, L’Hexagone, 2015, 74 p.

Matière humaine

Le Québec a un nouveau ministre de l’Éducation, François Blais. (On ne le confondra pas avec un autre François Blais, même si ce dernier est doué en matière de transmission culturelle.)

Interviewé à la télévision l’autre jour, le nouveau ministre a eu cette phrase sibylline : «Je pense que les Québécois ne sont pas faits en chocolat.»

Quel en est le sens ? Blais fait preuve de prudence («Je pense que»), mais il croit néanmoins que les Québécois ne sont pas fragiles / friables / fondants (ils ne sont pas «faits en chocolat»).

En ces temps d’austérité budgétaire, c’est bon à savoir. On aurait pu croire que quelqu’un voulait les manger.

 

[Complément du 6 avril 2015]

L’expression apparaît aussi en poésie, par exemple chez Chloé Savoie-Bernard (Royaume scotch tape, p. 14) :

nous creuserons le sol on a des bras pis des jambes
on n’est pas faits en chocolat

 

[Complément du 9 janvier 2021]

Le dictionnaire numérique Usito propose la définition suivante pour ne pas être fait chocolat : «ne pas être trop fragile pour sortir ou pour travailler sous la pluie». L’Oreille ne voit pas pourquoi il faudrait dire «sous la pluie»; l’expression a une extension bien plus large, ainsi que le montrent les exemples ci-dessus. Pour elle, n’est pas fait en chocolat quiconque n’est pas fragile, peu importe le temps qu’il fait. (On notera d’ailleurs que l’exemple que donne Usito, tiré d’une œuvre d’Arlette Cousture, ne fait pas référence à la pluie.)

Parlant de climat, à certains égards, la région québécoise du Saguenay—Lac-Saint-Jean constitue un microclimat linguistique (pensons au gigon, par exemple).

Autre exemple, tiré de J’ai bu (2020) : «Chus pas fait en marde d’oie : Version saguenéenne et jeannoise de l’expression “ne pas être fait en chocolat”. La fiente d’oie se désintègre rapidement sous la pluie et sèche à tire-d’aile au soleil. En effet, comme le chocolat, la “marde d’oie” ne résiste que brièvement aux intempéries» (p. 88). Pas de pluie ici, mais des «intempéries».

Poursuivons l’enquête.

 

Références

Québec Redneck Bluegrass Project, J’ai bu, Spectacles Bonzaï et Québec Redneck Bluegrass Project, 2020, 239 p. Ill. Avec un cédérom audio.

Savoie-Bernard, Chloé, Royaume scotch tape, Montréal, L’Hexagone, 2015, 74 p.

Heureuse découverte sur Twitter

L’Insoutenable Gravité de l’être (ou ne pas être), 2015, couverture

«Tempus fugit, tabarnac.»

Twitter sert à toutes sortes de choses : ne pas regarder #TLMEP (quoi que soit TLMEP), partager ses commentaires sur le sport, découvrir des textes et des auteurs.

Parmi les découvertes de l’Oreille tendue, il y a d’abord eu les tweets de @machinaecrire, puis le petit recueil qu’il a tiré de ses tweets de 2010 à 2014, l’Insoutenable Gravité de l’être (ou ne pas être).

«Pseudonyme : Se faire un nom», peut-on y lire (p. 52). Ici, il y en a trois. Derrière @machinaecrire et son alter ego @nanopoesie se dessine Nicolas Guay, informaticien de son état. On ne s’étonnera donc pas de le voir multiplier les allusions à l’informatique dans ses textes : «“Je fais de l’informatique dans le nuage”, dit-il. Elle sourcilla et répondit : “Moi je suis travailleuse sociale. Dans la vraie vie”» (p. 73).

@machinaecrire et @nanopoesie sont particulièrement doués pour les définitions («Petit dictionnaire imaginaire», p. 49-53). Un exemple (de saison) ? «Intégrisme : Avertissement de foi intense» (p. 50). Un autre (numérique) ? «Dictature : Système d’exploitation» (p. 50). Ils aiment prouver l’absurde par l’absurde : «Plus rien ne sera comme avant mais plus ça change, plus c’est pareil» (p. 13) ou «Le franglais, c’est full overrated» (p. 98), au moins autant que débusquer le paradoxe : «l’air bête de l’employée du comptoir de courtoisie» (p. 68) ou «en mode veille, l’ordinateur dort» (p. 92).

Ils connaissent leurs classiques. La mièvrerie du Petit Prince, ce n’est (heureusement) pas pour eux (p. 31-32). En revanche, ils s’amusent de (avec) Sartre, Jarry, Hergé, Mary Shelley, Shakespeare, Gainsbourg, Homère, Rimbaud, Defoe (ou Tournier), Baudelaire.

Quelques-uns des textes rassemblés, plutôt que de seulement jouer sur les mots, jouent aussi sur les sonorités : «Elle rit créole. Il rit collant» (p. 28). Pour comprendre «Le poète paranoïaque s’imagine que les odes sont contre lui» (p. 56), il faut, de plus, connaître l’anglais (the odds are against him).

@nanopoesie — son pseudonyme le dit — fait dans la poésie condensée. Ses courts poèmes ne sont toutefois pas que des pirouettes stylistiques. On y lit aussi des propos critiques :

La poésie fait dire
Qu’elle n’aime pas les poèmes
Qui ont pour thème
La poésie (p. 85).

Bref, suivez @machinaecrire et @nanopoesie, lisez-les.

P.-S. — Et il y a le blogue.

 

Référence

Guay, Nicolas, l’Insoutenable Gravité de l’être (ou ne pas être), 2015 (deuxième édition), 100 p. Édition numérique.

Accouplements 11

Portrait de Gratien Gélinas par Henri Paul (1938)

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux textes d’horizons éloignés.)

En 1991, Bernard Pozier fait paraître le recueil de poèmes Les poètes chanteront ce but. Le titre est une citation du journaliste radiophonique Michel Normandin. Il aurait dit cette phrase au moment où Maurice Richard — c’est du hockey — marquait un but contre Harry Lumley, des Red Wings de Detroit, le gros (90 kilos) défenseur Earl Seibert accroché après lui. Selon toute vraisemblance, c’était le 3 février 1945, en troisième période, dans une victoire des Canadiens par la marque de 5 à 2, au Forum de Montréal.

Le lendemain soir, Gratien Gélinas inaugure sa revue intitulée Fridolinons 45. Dans un de ses sketchs, «Le bal des facteurs», un personnage invite une jeune femme, Bertha, à un match des Canadiens. On entend la réponse de celle-ci au téléphone.

«Allô !… Elle-même… Tiens ! comment ça va, Tit-Georges ? Pas mal… Pis toi ?… Dépêche-toi, je suis pressée… Ah ! non, c’est ben de valeur puis t’es ben aimable, mais pas de hockey au Forum pour moi à soir ! Maurice Richard, my eye !… C’est moi qui “score” tantôt : je vas au Bal des Facteurs, si tu veux le savoir. Pis, aie ! je me suis mis sur mon trente-six : tu devrais me voir à soir, je te dis que tu m’aimerais !… Ça serait pas difficile ?… Farceur, va ! En tout cas, sans rancune, Tit-Georges…» (éd. de 1980, p. 82)

Et si l’invitation datait de la veille ? Bertha aurait raté un des buts les plus légendaires de celui que l’on surnomme «Le Rocket».

Tout cela se passait en deux jours, il y a pile-poil 70 ans.

P.-S. — Oui, bien sûr, il y a une connotation sexuelle à la déclaration de Berthe (l’Oreille tendue en glisse un mot ici).

 

[Complément du 29 août 2016]

D’autres francophones que les Québécois diraient trente et un plutôt que trente-six.

 

[Complément du 25 novembre 2016]

Lipogramme en e oblige, dans la Disparition (1969), de Georges Perec, il est plutôt question d’être «sur son vingt-huit plus trois».

 

Illustration : Henri Paul, photo de Gratien Gélinas, 1938, déposée sur Wikimedia Commons

 

Références

Gélinas, Gratien, les Fridolinades 1945 et 1946, Montréal, Quinze, 1980, 265 p. Ill. Présentation par Laurent Mailhot. Réédition : les Fridolinades, Montréal, Typo, 2014. Anthologie préparée par Anne-Marie Sicotte.

Perec, Georges, la Disparition. Roman, Paris, Denoël, 1984, 311 p. Édition originale : 1969.

Pozier, Bernard, Les poètes chanteront ce but, Trois-Rivières, Écrits des Forges, coll. «Radar», 60, 1991, 84 p. Ill. Réédition : Trois-Rivières, Écrits des Forges, 2004, 102 p.