L’oreille tendue de… François Hébert

François Hébert, Dans le noir du poème, 2007, couverture

«La question demeure : y a-t-il un lieu commun, un moyen de communication, un lien possible entre nous et les dieux (évidemment entendus au sens où ils existent), et qui ne se réduise pas soit à l’altérité radicale, soit à une familiarité poisseuse ? C’est assurément mettre bien haut la barre pour un modeste travail de critique littéraire et d’amicale lecture. Mais si le critique ou le lecteur ne tend pas l’oreille aussi bien que le poète, aussi loin que ce dernier dans les choses et les émotions, à quoi bon la poésie ? Et à plus forte raison, à quoi bon la critique…»

François Hébert, Dans le noir du poème. Les aléas de la transcendance, Montréal, Fides, coll. «Nouvelles études québécoises», hors série, 2007, 214 p., p. 140-141.

Lançons-nous

Anne-Marie Beaudoin-Bégin, la Langue rapaillée, 2015, couverture

Le Petit Robert (édition numérique de 2018) connaît deux sens du mot garrocher, propre à la langue familière du Québec : lancer; se précipiter.

Lancer ? Exemple en titre de chronique : «De l’art de garrocher un livre» (le Romancier portatif, p. 89-92).

Se précipiter ? Exemple poétique chez Marie-Hélène Voyer ici. Exemple en prose : «on s’est tous garrochés» (Des histoires d’hiver, p. 10).

Ajoutons un troisième sens, proche du premier : jeter, voire se débarrasser de. Exemple romanesque : «Si j’avais deux cent mille de plus à garrocher en rénovations pis dix ans de ma vie à mettre là-dedans» (Arvida, p. 257).

Le mot a déjà cours au XIXe siècle, mais en un usage un brin différent : «Une gang s’est mise après moi et ils m’ont garoché avec des cailloux» (les Mystères de Montréal, p. 45).

À votre service.

P.-S.—Garocher ou garrocher ? Anne-Marie Beaudoin-Bégin propose une mise au point utile dans la Langue rapaillée (p. 60-62).

 

Références

Archibald, Samuel, Arvida. Histoires, Montréal, Le Quartanier, coll. «Polygraphe», 04, 2011, 314 p. Ill.

Beaudoin-Bégin, Anne-Marie, la Langue rapaillée. Combattre l’insécurité linguistique des Québécois, Montréal, Somme toute, coll. «Identité», 2015, 115 p. Ill. Préface de Samuel Archibald. Postface de Ianik Marcil.

Berthelot, Hector, les Mystères de Montréal par M. Ladébauche. Roman de mœurs, Québec, Nota bene, coll. «Poche», 34, 2013, 292 p. Ill. Texte établi et annoté par Micheline Cambron. Préface de Gilles Marcotte.

Dickner, Nicolas, le Romancier portatif. 52 chroniques à emporter, Québec, Alto, 2011, 215 p.

Robitaille, Marc, Des histoires d’hiver avec encore plus de rues, d’écoles et de hockey. Roman, Montréal, VLB éditeur, 2013, 180 p. Ill.

Pouces et mains

Jacques Brault et François Hébert, l’Élan de l’écrevisse, 2023, couverture

En 1990, François Hébert publie un livre de poésie intitulé Lac noir. Une édition revue et augmentée paraît en 2010 sous le titre l’Élan de l’écrevisse. L’année dernière, sous le même titre, les lecteurs ont eu droit à une «nouvelle réédition augmentée et définitive».

Dans son «hors-d’œuvre», en 2023, Jacques Brault réfléchit à sa pratique des arts visuels. Voici le premier paragraphe de son texte :

Quand on s’est fait dire et répéter tout au long de sa prime jeunesse : «Tu ne feras jamais rien de bon avec des mains pleines de pouces», on finit par se décourager ou se rebiffer, à moins de continuer son chemin à son allure propre — et sans marcher sur les mains. Donc, on ne s’est pas pris pour un peintre, pas même du dimanche, quand un jour d’automne doré, ayant trouvé dans l’herbe du jardin une plume de geai, on a éprouvé le désir fou de jouer à l’oiseau et de dessiner l’air dans l’air, l’eau sur l’eau, et ainsi de suite pour le reste du monde. C’est alors qu’on prend goût, sans y penser, à vivre en plus avec son flair tactile, avec plein les mains de perceptions de tout ordre. Et par s’exprimer en silence, en réseau de lignes et de taches, ombres et lumières non plus de langage, mais de matière (p. 65).

Avoir les mains pleines de pouces ? Au Québec, faire preuve de maladresse. Trop de pouces, comme pas assez, ce n’est pas idéal.

À votre service.

 

Références

Brault, Jacques et François Hébert, l’Élan de l’écrevisse, Laval-des-Rapides, Le temps volé, coll. «À l’escole de l’escriptoire», 30, 2010, 49 p. Ill. Réédition de Lac noir (1990), de François Hébert, revue et augmentée. Quarante-six poèmes de François Hébert. Neuf dessins & une réflexion hors-texte de Jacques Brault.

Brault, Jacques et François Hébert, l’Élan de l’écrevisse, Laval-des-Rapides, Le temps volé, coll. «À l’escole de l’escriptoire»,59, 2023, 71 p. Ill. Nouvelle réédition de Lac noir (1990), de François Hébert, augmentée et définitive. Quarante-six poèmes et une apostille de François Hébert. Neuf dessins et un hors-d’œuvre de Jacques Brault. Suivi de «de l’âme et de ses ombres» par Marc Desjardins.

Hébert, François, Lac noir, Québec, Éditions du Beffroi, 1990, s.p. Dessins de Jacques Brault.

Nostalgie culinaire

Restaurant Bens, Montréal, enseigne, non datée, Montréal Signs Project

Quoi qu’on en pense et quoi qu’on en dise, l’Oreille tendue a déjà été jeune. À cette époque, il lui arrivait relativement souvent de fréquenter le restaurant montréalais Bens, aujourd’hui disparu. L’endroit lui manque.

Quelle ne fut pas sa joie de voir Bens évoqué par François Hébert, dans son livre Homo plasticus, en 1987, dans le «Chant dixième» :

Bon patron, au restaurant j’invite tous mes employés.
Comme c’est eux qui paient l’addition (ainsi que mon loyer),
Ils choisissent un établissement pas cher : chez Ben.
Pour ceux qui ne le savent, c’est un délicatessen.
[…]
J’entame mon smokède-méate ainsi que le débat, sans ambages. (p. 19)

Ces vers appellent trois commentaires.

Pour la rime («Ben» / «délicatessen»), l’auteur a sacrifié une lettre finale : Bens est devenu Ben (et restera Ben; voir p. 30).

Le «smokède-méate» est, bien sûr, un smoked meat, spécialité montréalaise (et de Bens).

Le dernier vers contient un zeugme.

Bon appétit !

 

P.-S.—Vous avez entièrement raison : l’Oreille a déjà reconnu cette nostalgie.

P.-P.-S.—Dans ses archives, l’Oreille retrouve cette note, vieille de… 35 ans : «Chez Bens, parmi les photos dédicacées de sportifs et autres vedettes montréalaises, il y a un “Coin des poètes / Poets’ Corner”. Le mercredi 23 août 1989, on y trouvait, au milieu de quelques anglophones (Louis Dudek, A.M. Klein, etc.), des poètes francophones : Gaston Miron, Paul Chamberland (profil pharaonique), Jean Éthier-Blais (!), Sylvie Sicotte et… Nicole Brossard ! Comment imaginer Nicole Brossard mangeant un Bens Special ?»

 

Illustration : Montréal Signs Project

 

Référence

Hébert, François, Homo plasticus, Québec, Éditions du Beffroi, 1987, 130 p.