Abécédaire II

François Hébert, l’Abécédaire des demoiselles d’Angrignon, 2014, couverture

 

«Nous nous essayons à la poésie.
Est-ce que ça marche ?
Un jour, ça ira.»

L’Oreille tendue a un faible pour les textes, notamment poétiques, de François Hébert. (Voir, entre autres exemples, ici et .)

Elle en a aussi un pour les objets que crée Hébert, «collages» ou «assemblages», à partir «de bidules ramassés dans la rue» : déchirures de papier et de carton, pierres, morceaux de verre, de plastique ou de bois, tissus, composants électroniques, ressorts, fils comme ficelles, vis aussi bien que boulons, plumes, pièces de casse-tête devenues pièces d’un nouveau casse-tête. (Il y a un de ces «assemblages» en couverture de son Écrire au pape et au Père Noël.) Un autre écrivain québécois a une pratique semblable, Réjean Ducharme qui, sous le pseudonyme de Roch Plante, propose des «trophoux».

Elle aime encore les abécédaires. Elle en a publié un sur la langue de puck, et son Bangkok en a presque été un. (Ces jours-ci, elle publie quelques notes sur des abécédaires lus récemment. Hier, il était question de celui conçu et coordonné par Olivier Choinière.)

Elle s’intéresse au sport.

Elle devait donc lire l’Abécédaire des demoiselles d’Angrignon que vient de faire paraître l’assembleur.

Cela s’ouvre par une question : «La question est la suivante : pourquoi le ballon de football a-t-il une forme allongée ?» (Ce n’est pas d’hier que pareille interrogation occupe Hébert; voir de ce côté.) «Pablo, le peintre» — en l’occurrence, son fantôme — aurait été fasciné par cette forme. Au terme de la lecture, à la lettre Z, on trouvera une sorte de réponse : «Finalement, c’est pourquoi le ballon a une forme allongée. Il fait son petit effort pour raccourcir la distance entre les adversaires.»

Pour chaque lettre, deux choses : un court texte et la reproduction photographique d’une des «sculptures-personnages» créée par l’auteur. Les textes sont à la fois des portraits et les éléments d’une série de variations sur Picasso, les villes (Barcelone, Avignon, Montréal), les mots (Angrignon, Anglignon, Anguiliguilignon) — et un ballon.

Selon les données de «Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada», l’Abécédaire des demoiselles d’Angrignon serait «Pour les jeunes». Précisons : pas seulement pour eux.

 

Référence

Hébert, François, l’Abécédaire des demoiselles d’Angrignon, Saint-Lambert, Les heures bleues, 2014, s.p. Ill.

Yvan Cournoyer lecteur de Walt Whitman ?

Quand des professeurs de lettres se croisent, ils parlent souvent de sport. Il leur arrive aussi de causer littérature. Parfois, les deux sujets se mêlent.

Un collègue de l’Oreille tendue, rencontré hier, s’interrogeait sur l’utilisation d’un titre de Walt Whitman par l’ex-hockeyeur Yvan Cournoyer dans son éloge funèbre de Jean Béliveau (1931-2014), l’ancien capitaine des Canadiens de Montréal. D’où Cournoyer connaissait-il le «O Captain ! My Captain !» qu’il a prononcé, en traduction française, durant les funérailles de son aîné le 10 décembre ?

L’Oreille a déjà écrit sur les lectures des hockeyeurs, mais elle n’a jamais rien lu sur celles de Cournoyer.

Peut-être a-t-il découvert ces vers dans le film Dead Poets Society de Peter Weir (1989) ou dans une autre forme de culture populaire : c’est un titre beaucoup cité.

Une autre avenue est locale. Dans la Presse du 7 décembre, le chroniqueur Stéphane Laporte publie un poème à la mémoire de Béliveau intitulé «Ô Capitaine ! Mon Capitaine !» On y trouve la note suivante : «Le titre de cette chronique, en hommage à Monsieur Béliveau, réfère au fameux poème de Walt Whitman O Captain ! My Captain ! cité par John Keating (Robin Williams) dans le film Dead Poets Society

Les voix de la poésie sont impénétrables.

«J’ai pourtant le souvenir des guerres heureuses»

Samuel Mercier, les Années de guerre, 2014, couverture

Soit les Années de guerre (2014), le premier recueil de poésie de Samuel Mercier.

Il a ses dates, par exemple le 11 septembre 2001 (p. 8, p. 37).

Il a ses strates historiques, ce «Pompéi de cabanons et de piscines hors terre» (p. 25) ou ce miniputt «construit […] sur le cimetière indien» (p. 26).

Il a ses objets : écrans (d’ordinateur, de télévision), diapositive, drones, cocotte-minute, cartouches, horloges («le temps est une charogne», p. 41).

Il a une considérable ménagerie : oies, chats, coyotes, rats, moutons, chameaux, vaches, espadons, effraies, chiens (et un chien-loup), hiboux, ours, oiseaux, hamsters, mouches.

Il a sa lumière (artificielle) :

tu traverses un corridor
enveloppée de lumières gouvernementales
auréole verdâtre cernée
de plafonds suspendus (p. 44)

Il a sa géographie — déserts, steppes et plaines gelées —, ses lieux — lointains (Bagdad, Kandahar, Rome, Carthage, Sebastopol, Hambourg, Spinazzola, Villach) comme proches, Rivière-du-Loup ou la Victoriaville du Printemps érable :

une fille tenait ses dents
dans ses mains
comme les perles
d’un collier brisé

pourtant même sans ses dents
elle était belle
dans l’air irrespirable
de Victoriaville (p. 46)

Il a ses souvenirs des langues toutes faites, notamment celle de la publicité et des médias, indistinctement : «le prix du brut est en hausse» (p. 13).

Il a ses reprises et variations (c’est un des traits les plus frappants du recueil). Que trouve-t-on d’une ville à l’autre ? Des Tim Hortons et des Walmart (p. 24 et p. 47). Là, des «pots de bégonias au centre des boulevards» (p. 24); ici, «des pots à fleurs / sur le terre-plein du boulevard» (p 46). Une «voisine» a bu «tout le pot de vernis à ongles» (p. 25); est-ce la mère de ces enfants qui «ont des dents / comme du vernis à ongles» (p. 50) ? Il y aurait des «guerres heureuses»; c’est dit deux fois (p. 22, p. 55).

Il a, pourtant, ses trous de mémoire :

j’ai depuis longtemps
pris l’habitude de vivre
avec des souvenirs empruntés (p. 7)

Il a ses (rares) particularismes : dans «le soir les frémilles / venaient brûler / sur les lumières / du terrain de baseball» (p. 15), que désignent «frémilles» ? Des fourmis ?

Il a ses prises de position nettes en matière de poésie :

nous n’avons plus besoin de poésie
ni d’épopée ni de rien (p. 18)

de toute façon il est trop tard
pour parler poésie (p. 40)

quand tout est à la déconfiture
et que les poèmes
ne parlent plus
que de poésie (p. 57)

Il doit avoir ses lecteurs.

 

Référence

Mercier, Samuel, les Années de guerre, Montréal, l’Hexagone, 2014, 60 p.