Citation existentialo-grammaticale du samedi matin

Hervé Prudon, Tarzan malade, 1983, couverture

Dans Tarzan malade d’Hervé Prudon (1979), à la suite de la rencontre fortuite de Lucinda, Jean-Claude Ramier, petit professeur de français, voit son quotidien s’effondrer, la normalité perdre son sens : «Il ne s’accordait plus ni en genre ni en nombre avec ses antécédents» (p. 179).

 

Référence

Prudon, Hervé, Tarzan malade, Villeurbanne, Jean-Luc Lesfargues éditeur, coll. «Choc corridor», 1, 1983, 184 p. Édition originale : 1979.

Citation politique du jour

Il vient d’y avoir des élections en Thaïlande.

En 2009, l’Oreille tendue publiait un tout petit livre intitulé Bangkok. Notes de voyage.

Extrait (p. 24) :

Parmi les uniformes, il y a celui des militaires. L’armée n’est jamais loin. L’histoire politique récente en témoigne : dix-huit coups d’État depuis 1932, les plus récents en 1976, 1991 et 2006; la répression sanglante contre les communistes du Sud musulman. La menace est réelle, mais diffuse. Pour le dire avec Manuel Vázquez Montalbán : «Ils étaient en démocratie surveillée, en dictature démocratique, en monarchie constitutionnelle militarisée» (Les oiseaux de Bangkok).

Les choses ne paraissent pas beaucoup changer.

 

Références

Melançon, Benoît, Bangkok. Notes de voyage, Montréal, Del Busso éditeur, coll. «Passeport», 2009, 62 p. Quinze photographies en noir et blanc.

Montalbán, Manuel Vázquez, les Oiseaux de Bangkok, Paris, Seuil, coll. «10/18», série «Grands détectives», 2163, 1987, 360 p. Traduction de Michèle Gazier. Édition originale : 1983.

Benoît Melançon, Bangkok, 2009, couverture

Vingt-septième article d’un dictionnaire personnel de rhétorique

Jean-François Vilar, Bastille tango, 1986, couverture

Style indirect libre

Définition

Façon de rapporter les paroles qui n’est ni le style direct («Je vous aime», dit-il) ni le style indirect (Il dit qu’il vous aime).

«C’est un discours qui se présente à première vue comme un style indirect (ce qui veut dire qu’il comporte les marques de temps et de personne correspondant à un discours de l’auteur), mais qui est pénétré, dans sa structure sémantique et syntaxique, par des propriétés de l’énonciation, donc du discours du personnage» (Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, p. 387).

«L’indirect libre […] a une légèreté qui l’apparente au discours direct, mais sa forme renvoie à une présence du narrateur derrière le personnage» (Gradus, éd. de 1980, p. 284).

Exemples

«Samedi, j’ai commencé par appeler le grand Pete mais ç’aurait été vraiment mieux que j’appelle pas parce que le père du grand Pete aime ça se lever tard au moins une maudite journée par semaine» (Des histoires d’hiver […], p. 15).

«Pierre arrêta sa voiture devant la maison des Boisrosé. C’était la consigne. Cependant, comme il était sept heures et demie passées et qu’Hedwige lui avait recommandé de ne pas monter “vu qu’on entrait chez elle par une impasse obscure mal éclairée par de vieux lumignons enfoncés dans le lierre, pas de pipelet et qu’il se perdrait certainement”, il se mit à corner, d’abord discrètement, puis à klaxoner à grand fracas» (l’Homme pressé, p. 93).

«Mon vélo cahotait sur les pavés disjoints. J’aime bien ce passage. Encore maintenant.
— Julio ? Il vient d’où ?
— Buenos-Aires.
Il terminait son travail tard le soir et il ne pouvait jamais s’endormir tout de suite. Il préférait passer ses nuits à bricoler des pellicules.
— Des pellicules ?
— Des films qu’il tourne lui-même, des chutes qu’il récupère» (Bastille Tango, p. 22).

«Mais, cette fois, elle s’emporta : il ne l’aimait donc pas qu’il la faisait traîner ainsi ? Qu’est-ce qu’il y avait, après tout, de si compliqué dans un mariage ?» (Happe-chair, p. 82)

 

Références

Ducrot, Oswald et Tzvetan Todorov, Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Paris, Seuil, coll. «Points. Sciences humaines», 110, 1972, 470 p.

Dupriez, Bernard, Gradus. Les procédés littéraires (Dictionnaire), Paris, Union générale d’éditions, coll. «10/18», 1370, 1980, 541 p.

Lemonnier, Camille, Happe-chair, Bruxelles, Labor, coll. «Espace Nord», 92, 1994, 395 p. Préface d’Hubert Nyssen. Lecture de Michel Biron. Édition de 1908.

Morand, Paul, l’Homme pressé, Paris, Gallimard, coll. «L’imaginaire», 240, 1990, 332 p. Édition originale : 1941.

Robitaille, Marc, Des histoires d’hiver avec encore plus de rues, d’écoles et de hocke. Roman, Montréal, VLB éditeur, 2013, 180 p. Ill.

Vilar, Jean-François, Bastille tango. Roman, Paris, Presses de la Renaissance, 1986, 279 p.

Murs

Le 30 avril 2013, l’Oreille tendue était à l’émission radiophonique Dans le champ lexical, sur les ondes de CIBL, pour parler murs. Il était question de Montréal, Paris et Bangkok; de Maurice Richard, de Charles Baudelaire, de Jean-François Vilar, de Louis Sébastien Mercier et de Jean Echenoz; de graffitis, d’affiches et de publicités; de mots, d’images et de sons; de la ville comme livre, bref.

On peut (ré)entendre l’émission sur iTunes.

Ci-dessous, le texte lu ce jour-là, en une version (légèrement) plus longue.

***

Imagine…

Imagine que tu sois un partisan des Canadiens de Montréal. Mieux encore : imagine que tu sois un partisan du joueur de hockey le plus populaire de son époque, Maurice Richard, le Rocket, le célèbre numéro 9. Imagine que nous soyons le 17 mars 1955 et que tu te trouves devant le Forum de Montréal, rue Sainte-Catherine Ouest, avec des milliers d’autres partisans comme toi, réunis par la colère d’avoir vu leur héros suspendu par le président de la Ligue nationale de hockey, Clarence Campbell, pour le reste de la saison régulière et pour toutes les séries éliminatoires. Lève alors les yeux et regarde les murs du Forum. Tu y verras affichée une publicité pour le magazine américain Sport; cette publicité représente Maurice Richard dans une pose identique à celle du saint Sébastien de la tradition picturale chrétienne. Tu sauras tout de suite que ce soir-là Maurice Richard deviendra devant toi un martyr.

Maurice Richard et saint Sébastien

Imagine maintenant que tu sois Charles Baudelaire et que nous soyons en 1869, au moment où paraît le texte intitulé «Le peintre de la vie moderne», cet article qui incarnerait, pour la première fois de l’histoire, ce qui s’appellera dorénavant la modernité. Tu seras le flâneur par excellence et tu écriras que

l’amoureux de la vie universelle entre dans la foule comme dans un immense réservoir d’électricité. On peut aussi le comparer, lui, à un miroir aussi immense que cette foule; à un kaléidoscope doué de conscience, qui, à chacun de ses mouvements, représente la vie multiple et la grâce mouvante de tous les éléments de la vie (éd. 1964, p. 1160-1161).

Ce «miroir», ce «kaléidoscope», il réfléchira ce qui t’entoure : des affiches, des publicités, des images et des mots — «tous les éléments de la vie».

Imagine que tu sois le photographe Victor Blainville, alias «Victor le flâneur» (p. 122), le narrateur du fabuleux roman Bastille tango, de Jean-François Vilar, paru en 1986. Tu aimeras Jessica, cette femme «considérable», qui te laisse «des petits messages d’amour», sur les murs de ton quartier, écrits «avec un feutre» (p. 224). Parmi tes fréquentations, il y aura aussi des équipes de jeunes graffiteurs et un étrange personnage, ex-militaire argentin, qui dit s’appeler Oscar. Pourquoi «étrange» ? Toutes les nuits, il couvre les murs de Paris d’affiches décrivant des scènes de torture, des scènes de torture auxquelles il a collaboré. Sur l’une de ces affiches, tu reconnaîtras Jessica.

Imagine que tu décides, toi, de faire le touriste à Bangkok, en 1999. Tu reconnaîtras, bien sûr, le logo de McDonald. Tu seras étonné par une affiche annonçant, à gauche, «Translation»; à droite, «Law & Detective». Tu seras étonné, mais tu comprendras quand même. Par contre, tu ne comprendras rien aux autres signes de la ville, rédigés avec l’alphabet thaï. Et tu seras un brin troublé, car tu ne sauras plus lire. Ce n’est pas une expérience que tu vis souvent.

Bangkok (Thaïlande)

Imagine que tu publies, comme Louis Sébastien Mercier dans les années 1780, un Tableau de Paris en douze volumes. Imagine que tu proclames avoir écrit ce tableau avec tes jambes, car tu es un piéton de Paris. Tu auras toujours le nez en l’air et tu verras se transformer les enseignes d’antan.

Ces enseignes avaient pour la plupart un volume colossal et en relief. Elles donnaient l’image d’un peuple gigantesque, aux yeux du peuple le plus rabougri d’Europe. On voyait une garde d’épée de six pieds de haut, une botte grosse comme un muid, un éperon large comme une roue de carrosse; un gant qui aurait logé un enfant de trois ans dans chaque doigt; des têtes monstrueuses, des bras armés de fleurets qui occupaient toute la largeur de la rue (chapitre LXVI, éd. 1994, p. 177).

Tu les verras ces enseignes, et tu les entendras :

Quand le vent soufflait, toutes ces enseignes, devenues gémissantes, se heurtaient et se choquaient entre elles; ce qui composait un carillon plaintif et discordant, vraiment incroyable pour qui ne l’as pas entendu (chapitre LXVI, éd. 1994, p. 177).

Toi, oui toi, tu l’auras entendu.

Imagine que tu te promènes de nouveau à Paris, mais le 20 mars 2011, et que tu découvres un graffiti à tes pieds : «Pourquoi restez-vous à regarder le ciel ?» Le paradoxe te frappera : tu regardes un trottoir qui te demande pourquoi tu regardes le ciel. Tu accepteras cela comme le propre de la ville, là où les messages clashent les uns contre les autres.

Graffiti, Paris, 2011

Imagine que tu arpentes les rues de ton quartier et que tu y repères d’autres graffitis : «Aim low», «Bows», «Everyone picks their nose», «Let it snow», «Love set you going like a fat gold watch». Tu seras en droit de te demander, devant ces mots dans un anglais parfois approximatif, si tu vis bel et bien dans la «deuxième ville française du monde». Heureusement que sur un trottoir de Notre-Dame-de-Grâce tu pourras aussi lire, le 16 juillet 2011, ce mot unique, lourd de sens, en rouge bien vif : «Rien.»

Montréal, graffiti, 2011

Imagine enfin que tu sois un personnage de l’Occupation des sols, le tout bref roman que fait paraître Jean Echenoz en 1988. Tu t’appelleras Paul Fabre et le corps de ta mère, Sylvie Fabre, recouvrira un mur du quai de Valmy, à Paris. Au pied de ce mur, tu verras un jour s’élever une palissade, «parfait support d’affiches et d’inscriptions contradictoires» (p. 12) fait de planches «gorgées de colle et d’encre» (p. 13), puis un nouvel immeuble, masquant progressivement le visage de ta mère. Il te faudra du temps pour le retrouver, mais tu t’y appliqueras.

Imagine tout cela et rappelle-toi que si la ville, ce lieu de toutes nos mémoires, est un livre, ses trottoirs sont notre cabinet de lecture.

 

Références

Baudelaire, Charles, «Le peintre de la vie moderne», dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. «Bibliothèque de la Pléiade», 1 et 7, 1964, p. 1152-1192. Texte établi et annoté par Y.-G. Le Dantec. Édition révisée, complétée et présentée par Claude Pichois. Édition originale : 1863.

Echenoz, Jean, l’Occupation des sols, Paris, Éditions de Minuit, 1988, 21 p.

Mercier, Louis Sébastien, Tableau de Paris, Paris, Mercure de France, coll. «Librairie du Bicentenaire de la Révolution française», 1994, 2 vol. : 8/ccii/1908 et 2063 p. Édition établie sous la direction de Jean-Claude Bonnet. Édition originale : 1781-1788.

Vilar, Jean-François, Bastille tango. Roman, Paris, Presses de la Renaissance, 1986, 279 p.