Les (non-)langues de Montréal

Trois couvertures de livres de Ricochet

Il y a plusieurs lustres, l’Oreille tendue a collaboré aux travaux du groupe de recherche Montréal imaginaire (bibliographie ici). Dans ce contexte, elle a lu beaucoup de romans anglomontréalais.

Cette expérience lui est revenue récemment, quand elle a lu trois romans republiés (malheureusement sans tout le soin éditorial nécessaire) par les éditions Véhicule Press, à l’enseigne de Ricochet Book. Il s’agit de romans policiers montréalais écrits en anglais et longtemps tombés dans l’oubli.

Que peut-on tirer de ces trois œuvres sur le plan de la représentation romanesque des langues de Montréal au début des années 1950 ?

The Mayor of Côte St. Paul (1950), de Ronald J. Cooke, fait se rencontrer deux jeunes Canadiens, Cherie Williams, de la Nouvelle-Écosse, et l’apprenti écrivain Dave Manley, du Manitoba. Sur la rue Saint-Laurent, ils peuvent entendre une variété de langues étrangères («A variety of foreign languages», p. 112) — mais pas de français. En effet, cette langue n’existe, sous la plume de Cooke, que par des noms de lieux (y compris le quartier «St. Henry», p. 41) et des marques commerciales so Frenchyl’Aimant perfume», p. 116; champagne «Vieux bleu, 1913», p. 122). Pareille absence étonne un brin.

The Body on Mount Royal (1953), de David Montrose, met notamment en scène un francophone, le policier Framboise (!). Chez Cooke, ce sont les Chinois qui parlent un anglais approximatif (p. 33, p. 59). Chez Montrose, c’est ce policier : «“T’at’s a new word,” Framboise said delightedly. He took out a small, dirty notebook and a greasy pencil stub and painfully wrote “yestermorning” on one of the pages. “Trying to himprove my Henglish,” he said in explanation» (p. 47). Il note un nouveau mot («yestermorning»), ce qui devrait le connoter positivement, mais il manque de hT’at’s» pour «That’s») ou il en a de trop («himprove» pour «improve»; «Henglish» pour «English»), ce qui le disqualifie linguistiquement.

En 1945, Hugh MacLennan publiait son célèbre roman Two Solitudes. Le constat est encore juste une décennie plus tard pour ces deux romans.

Blondes Are My Trouble (1954), de Douglas Sanderson, est plus intéressant sur le plan de la représentation des langues montréalaises. On y apprend que la maîtrise du français est indispensable à qui veut gravir les échelons de la prostitution jusqu’à ses plus hautes sphères (p. 47, p. 65), ne serait-ce que pour savoir ce qu’est un «maquereau» (p. 50). Cette maîtrise peut s’acquérir grâce à des enregistrements sonores : une phrase est dite en anglais, puis en français, avant que l’apprenti(e) ne la répète (p. 12, p. 61, p. 64-65, p. 187). Le bilinguisme n’est pas monnaie courante : «He [le capitaine Masson] still didn’t see how I could claim to speak both languages properly» (p. 9). Contrairement à ce qu’on voit partout, la partition linguistique montréalaise, entre anglophones et francophones, ne passerait pas par la rue Saint-Laurent, mais par la rue Bleury (p. 125-126). L’arsenal des jurons serait mieux garni en français qu’en anglais (p. 165).

Il est dit périodiquement du héros, Mike Garfin, qu’il passe du français à l’anglais, et vice versa (p. 11-12, p. 47, p. 60), mais aucune phrase en français n’est reproduite. Le traitement des disques pédagogiques n’en donne pas plus à entendre, ce qui paraît contre-productif : «I stood at the door listening and a guy said to her in English, “That’s a very pretty dress you’re wearing today.” He didn’t sound really interested. Another voice said in French : “That’s a very pretty dress you’re wearing today”» (p. 70). La dernière phrase serait donc en français ? Ces disques viennent de Paris, ainsi que l’atteste l’accent des collaborateurs (p. 70).

Continuons à tendre l’oreille : il se passait des choses dans le polar anglomontréalais des années 1950.

P.-S.—Le 22 novembre 1992, pour la table ronde «Montréal imaginaire» de la Eighth Biennial Conference de l’American Council for Québec Studies, à Montréal, l’Oreille faisait une intervention intitulée «La difficile cohabitation des langues dans le roman anglophone de Montréal». Ça ne la rajeunit pas.

P.-P.-S.—On ne peut rien vous cacher : l’Oreille a déjà cité The Body on Mount Royal, de ce côté, puis .

 

Références

Cooke, Ronald J., The Mayor of Côte St. Paul, Montréal, Véhicule Press, A Ricochet Book, 2015, 127 p. Édition originale : 1950. Introduction de Brian Busby.

Montrose, David, The Body on Mount Royal, Montréal, Véhicule Press, A Ricochet Book, 2016, 237 p. Édition originale : 1953. Introduction de Kevin Burton Smith. David Montrose est le pseudonyme de Charles Ross Graham.

Sanderson, Douglas, Blondes Are My Trouble, Montréal, Véhicule Press, A Ricochet Book, 2015, 199 p. Édition originale : 1954 sous le titre Darker Traffic et le pseudonyme de Martin Brett. Introduction de J.F. Norris.

Nostalgie culinaire

Restaurant Bens, Montréal, enseigne, non datée, Montréal Signs Project

Quoi qu’on en pense et quoi qu’on en dise, l’Oreille tendue a déjà été jeune. À cette époque, il lui arrivait relativement souvent de fréquenter le restaurant montréalais Bens, aujourd’hui disparu. L’endroit lui manque.

Quelle ne fut pas sa joie de voir Bens évoqué par François Hébert, dans son livre Homo plasticus, en 1987, dans le «Chant dixième» :

Bon patron, au restaurant j’invite tous mes employés.
Comme c’est eux qui paient l’addition (ainsi que mon loyer),
Ils choisissent un établissement pas cher : chez Ben.
Pour ceux qui ne le savent, c’est un délicatessen.
[…]
J’entame mon smokède-méate ainsi que le débat, sans ambages. (p. 19)

Ces vers appellent trois commentaires.

Pour la rime («Ben» / «délicatessen»), l’auteur a sacrifié une lettre finale : Bens est devenu Ben (et restera Ben; voir p. 30).

Le «smokède-méate» est, bien sûr, un smoked meat, spécialité montréalaise (et de Bens).

Le dernier vers contient un zeugme.

Bon appétit !

 

P.-S.—Vous avez entièrement raison : l’Oreille a déjà reconnu cette nostalgie.

P.-P.-S.—Dans ses archives, l’Oreille retrouve cette note, vieille de… 35 ans : «Chez Bens, parmi les photos dédicacées de sportifs et autres vedettes montréalaises, il y a un “Coin des poètes / Poets’ Corner”. Le mercredi 23 août 1989, on y trouvait, au milieu de quelques anglophones (Louis Dudek, A.M. Klein, etc.), des poètes francophones : Gaston Miron, Paul Chamberland (profil pharaonique), Jean Éthier-Blais (!), Sylvie Sicotte et… Nicole Brossard ! Comment imaginer Nicole Brossard mangeant un Bens Special ?»

 

Illustration : Montréal Signs Project

 

Référence

Hébert, François, Homo plasticus, Québec, Éditions du Beffroi, 1987, 130 p.

Monnaie poétique

François Hébert, Homo plasticus, 1987, couverture

Soit les deux premiers vers du «Chant huitième» du livre Homo plasticus (1987), de François Hébert :

Tout mécène que je sois, je tiens à mes cents.
Par bonheur alors un conseiller en marketing s’amène. (p. 17)

Un lecteur non familier avec la prononciation québécoise pourra s’étonner de la rime «cents» / «s’amène». C’est pourtant tout simple : au royaume des argents neuves, on prononce cent, le mot, cenne.

Soulignons dès lors la reprise «mécène» / «mes cents» (mes cennes).

À votre service.

P.-S.—En effet, nous avons déjà croisé cennes, par exemple dans être proche de ses cennes.

 

Référence

Hébert, François, Homo plasticus, Québec, Éditions du Beffroi, 1987, 130 p.