Cadences

Patrick Boucheron, Léonard et Machiavel, 2008, couverture«Mais nul fragment du monde n’est négligeable
pourvu qu’on le regarde intensément.»

Soit la phrase suivante, tirée de Léonard et Machiavel de l’historien Patrick Boucheron (2008), au sujet des deux personnages du titre :

Il y eut entre eux un temps commun, qui les fit contemporains. Non pas continûment, et d’une manière si sourde et si souple, sans doute, qu’ils ne trouvèrent guère de mots pour le dire. Mais la même urgence d’agir et une semblable écoute aux rythmes du monde; l’évidente certitude que sa cadence hésite, et qu’il appartient aux hommes d’en ressentir la pulsation pour doucement l’amener à reprendre son cours réglé […] (p. 202).

On y entend plusieurs choses.

Le style, d’abord. Patrick Boucheron sait ce que la littérature apporte au savoir, pour y être sensible et pour la pratiquer.

Un lexique, ensuite : «urgence», «rythmes», «cadence», «pulsation». Ailleurs, ce sera «mouvement», «pulsion», «véloce», «tempo», «dynamique», «soudaineté», «vitesse», etc. Le temps de Patrick Boucheron est fait de temporalités heurtées. Pour lui, l’histoire n’est pas un long fleuve tranquille.

La question de la contemporanéité, du «temps commun», enfin. Une «des ambitions de ce petit livre», écrit son auteur, «est de comprendre ce qu’être contemporain veut dire» (p. 32).

Léonard de Vinci et Machiavel l’ont été, mais il n’existe aucune trace de leurs rencontres, ni chez l’un, ni chez l’autre, ni chez leurs contemporains.

Machiavel et Léonard de Vinci se sont rencontrés, longtemps, ils se sont très certainement parlé, souvent. Les échos de ces conversations se retrouveront, plus tard, dans des projets communs qui ne seraient guère compréhensibles sans cette connaissance préalable qu’ils firent l’un de l’autre. Il y sera aussi question de fleuve et de fortune, de guerre et de pouvoir, de la façon de voir le monde tel qu’il est et d’en saisir le rythme (p. 90).

Boucheron essaie d’imaginer leurs rencontres, cette «conversation muette» (p. 128), à partir de trois «nœuds» historiques : autour de la figure de César Borgia, au moment de la tentative de détournement de l’Arno, quand Léonard essaie de peindre le tableau la Bataille d’Anghiari.

Il offre par là des portraits de l’un et de l’autre.

Léonard, peut-être le plus longuement abordé, lui qui «ne fit au fond qu’une seule chose de sa vie : dessiner, inlassablement» (p. 73). Contre les idées reçues — «Léonard n’est pas cet artiste solitaire et ombrageux rêvé par les romantiques» (p. 81) —, Boucheron le montre «hanté par le réel» dont il veut rendre compte «entièrement» (p. 130). Paradoxe : «entièrement», mais dans l’inachèvement, «la condition même de l’exercice du génie» (p. 167).

Machiavel paraît plus difficile à cerner. Le «vrai» de sa pensée se situe sur un «seuil d’indistinction et d’incertitude» (p. 127). Elle est toute nourrie de politique, sa «seule philosophie» (p. 139), mais l’écriture l’occupe également. La «part la plus importante de lui-même» est celle «où se conjoignent l’idéal littéraire et la nécessité du politique, la compréhension des principes de l’histoire et la rage d’agir» (p. 162).

Signalons enfin une leçon de l’ouvrage : «les éclats de l’histoire n’attendent pas d’être rapprochés par cet enfant sage et un peu triste, patient et esseulé qui survit dans l’esprit de tout historien» (p. 116).

P.-S. — Le 29 septembre 2015, l’Oreille tendue disait le bien qu’elle pensait d’un autre livre de Patrick Boucheron (et Mathieu Riboulet), Prendre dates. Depuis, elle l’entendu déclarer, à France Inter, s’agissant d’Alain Finkielkraut : «Nous avons maintenant mieux à faire que de nous porter au chevet des mélancoliques.» C’est (encore) de la musique aux oreilles de l’Oreille.

 

Références

Boucheron, Patrick, Léonard et Machiavel, Lagrasse, Verdier, coll. «Verdier poche», 2008, 217 p.

Boucheron, Patrick et Mathieu Riboulet, Prendre dates. Paris, 6 janvier-14 janvier 2015, Lagrasse, Verdier, 2015, 136 p.

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