Accouplements 53

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

Samedi soir dernier, en écoutant le deuxième épisode de l’émission de radio C’est fou… consacré à la langue, l’Oreille s’est tendue d’étonnement quand elle a entendu l’expression «langue canadienne-française» dans la bouche de Serge Bouchard. Elle n’avait pas souvenir d’avoir entendu pareille expression.

Puis, hier, lisant une chronique cinématographique de Gilles Marcotte de 1954, elle tombe sur ceci : «Pour parler canadien-français, “Sabrina” est un film qui “lâche son fou…”»

De «lâcher son fou» à C’est fou…, y aurait-il une filiation linguistique ?

 

[Complément du 11 août 2022]

L’Oreille tendue a consacré une études aux chroniques cinématographiques de Gilles Marcotte : Melançon, Benoît, «Gilles Marcotte va aux vues», dans Karine Cellard et Vincent Lambert (édit.), Espaces critiques. Écrire sur la littérature et les autres arts au Québec (1920-1960), Québec, Presses de l’Université Laval, 2018, p. 311-323. https://doi.org/1866/28564

 

[Complément du 4 septembre 2022]

Une définition de lâcher son fou n’est peut-être pas inutile : «S’amuser, se défouler, se laisser aller au plaisir», dixit Usito.

«Lâcher son fou», la Presse+, 13 août 2022

 

[Complément du 30 août 2023]

On peut désormais lire le texte de l’Oreille ici.

 

Référence

Marcotte, Gilles, «Le cinéma. “Mam’zelle Nitouche” à l’écran», le Devoir, 29 octobre 1954, p. 7.

Autopromotion 236

Entre 14 h et 15 h, l’Oreille tendue sera à la radio de Radio-Canada, à l’émission Plus on est de fous, plus on lit !, au micro de Marie-Louise Arsenault, pour parler d’un mot bien populaire aujourd’hui : expert.

En guise de préambule, une citation tirée d’Oreille rouge d’Éric Chevillard :

À son retour, [cet écrivain voyageur] est l’Africain. Dès qu’il entend le mot Mali, il intervient, il est question de lui. Laissez parler l’expert. Et lorsque le Mali n’est pas dans la conversation, il l’y met, on peut compter sur lui. L’été au Mali, les fruits au Mali, les moustiques au Mali, l’école au Mali, la nuit au Mali, la démocratie au Mali, la pollution au Mali, la musique au Mali.

Et si l’on parle de vin, il dit qu’il n’y a pas de vin au Mali (éd. 2007, p. 145).

L’Oreille a souvent écrit sur le statut de l’intellectuel, question qui croise celle de l’expert :

Melançon, Benoît, «Un intellectuel heureux ?», dans Pour Jacques. Du beau, du bon, Dubois [Mélanges en l’honneur du professeur Jacques Dubois], Bruxelles, Éditions Labor, coll. «Espace Nord», 1998, p. 169-174. https://doi.org/1866/32050

Melançon, Benoît, «Notice sur la précarité romanesque ou ANPE, ASSEDIC, CDD, CV, DDASS, HLM, IPSO, RATP, RMI, SDF, SMIC et autres TUC», dans Pascal Brissette, Paul Choinière, Guillaume Pinson et Maxime Prévost (édit.), Écritures hors-foyer. Actes du Ve Colloque des jeunes chercheurs en sociocritique et en analyse du discours et du colloque «Écritures hors-foyer : comment penser la littérature actuelle ?». 25 et 26 octobre 2001, Université de Montréal, Montréal, Université McGill, Chaire James McGill de langue et littérature françaises, coll. «Discours social / Social Discourse», nouvelle série / New Series, 7, 2002, p. 135-158. https://doi.org/1866/13815

Melançon, Benoît, «De l’intellectuel et de l’expert», blogue l’Oreille tendue, 12 juillet 2011. https://oreilletendue.com/2011/07/12/de-l%E2%80%99intellectuel-et-de-l%E2%80%99expert/

Melançon, Benoît, «L’universitaire dans la Cité», blogue l’Oreille tendue, 5 avril 2013. https://oreilletendue.com/2013/04/05/luniversitaire-dans-la-cite/

 

[Complément du jour]

On peut (ré)entendre l’entretien ici.

On peut méditer ce tweet :

 

Référence

Chevillard, Éric, Oreille rouge, Paris, Éditions de Minuit, coll. «Double», 44, 2007, 158 p. Édition originale : 2005.

Accouplements 46

Marquis de Bièvre, Calembours et autres jeux sur les mots d’esprit, éd. 2000, couverture

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

Le marquis de Bièvre connut brièvement la gloire au XVIIIe siècle pour son art du calembour. Exemple, tiré des Bièvriana éditées par Antoine de Baecque en 2000 :

Il avait fait planter six ifs dans un bosquet de son jardin, pour y faire prendre le café aux dames qui dînaient chez lui. Là, il leur disait : Mesdames, entendez-le comme vous voudrez, mais voici l’endroit décisif (des six ifs) (p. 127).

Dans la livraison du 13 mars 2016 de l’émission Des Papous dans la tête de France Culture («Les Papous fêtent la francophonie»), un roman interactif a été présenté. Extrait du chapitre rédigé par Lucas Fournier :

— Capitaine, capitaine, nous voici à l’endroit décisif.
— Décisif ? Mais qu’est-ce que vous me chantez là, Marius ? Je vois qu’un If, le nôtre, le château d’If.
— Décisif, parce que nous somme en panne d’essence, insiste Marius.

P.-S.—C’est notamment du marquis de Bièvre que s’est inspiré Patrice Leconte dans le film Ridicule (1996).

P.-P.-S.—Dominique Muller, dans le chapitre qui suit celui de Lucas Fournier, évoque Julie de Lespinasse. C’est une autre histoire.

 

Référence

Bièvre, François-Georges Maréchal, marquis de, Calembours et autres jeux sur les mots d’esprit, Paris, Payot & Rivages, 2000, 155 p. Édition établie et présentée par Antoine de Baecque.

Accouplements 45

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

Dans la livraison du 6 mars 2016 de l’émission Des Papous dans la tête de France Culture («Tous papoupoétiques»), on a pu entendre Patrice Delbourg déclarer ceci : «La poésie, on ne sait pas toujours ce que c’est, mais on la reconnaît tout de suite quand on la rencontre, disait Jean L’Anselme […].»

En 1964, la Cour suprême des États-Unis devait statuer sur le caractère obscène, ou pas, du film les Amants de Louis Malle. Un des juges, Potter Stewart, affirma alors ceci : «I shall not today attempt further to define the kinds of material I understand to be embraced within that shorthand description [hard-core pornography]; and perhaps I could never succeed in intelligibly doing so. But I know it when I see it […].» Autrement dit, la pornographie, on ne sait pas toujours ce que c’est, mais on la reconnaît tout de suite quand on la rencontre.

Tout est affaire d’œil / d’oreille.

 

[Complément du 4 octobre 2016]

Variation canine sur le même thème.

Régionalismes 101

Fabien Cloutier, Trouve-toi une vie, 2016, couverture

Dans le cadre de l’émission Plus on est de fous, plus on lit !, à la radio de Radio-Canada, Fabien Cloutier a souvent présenté des chroniques sur les régionalismes québécois. Certaines viennent d’être rassemblées dans Trouve-toi une vie. Chroniques et sautes d’humeur, sans perdre leur caractère oral.

Qu’est-ce qu’un régionalisme ?

Précisons-le dès le départ

ma définition de «régionalisme» est assez large

si j’ai un mononc’ de la Beauce qui utilise

une expression colorée

et que j’aime ça et que je trouve ça beau

et que ça sert ce que je veux dire

même si je l’ai presque jamais entendue dans la bouche

d’une autre personne

je peux décider d’en faire un régionalisme (p. 15).

Cette définition initiale est précisée plus loin dans l’ouvrage : «c’est une expression qu’on peut utiliser dans un bar / de région / sans que personne cherche à nous casser ‘a yeule» (p. 115). Voilà pourquoi, au Québec, du moins à Almow (Alma), «Avoir le cul bordé de nouilles» ne peut pas être un régionalisme (p. 114-118).

Certains régionalismes ne sont traités que brièvement : «Y est revenu avec le trou d’cul en-dessous du bras» (p. 68); «J’me su’ levé avec la tête dans l’cul» (p. 68); «Ça faisait tellement mal / j’avais l’impression que le cœur me battait / dans l’trou d’cul» (p. 69); «Y est trop tard pour serrer les fesses quand / la crotte est passée» (p. 69); «Y fait noir comme dans l’cul d’un ours» (p. 70); «Ça m’fait pas un pli su’à poche» (p. 70); «Avoir un os dans le baloney» (p. 101); «J’me sens comme une truite su’à sphatte» (p. 101); «J’me sens comme un ours qui a reçu / une flèche dans’ panse» (p. 101). Trois sont rapportés à un ancien ministre du gouvernement fédéral, Steven Blaney : «C’est pas le crayon le plus aiguisé de la boîte»; «C’est pas lui qui a faite le trou dans’ pissette des brulots»; «C’est pas lui qui a mis le spring aux sauterelles» (p. 119).

D’autres ont droit à un chapitre complet : «Trouve-toi une vie»; «Y farme pas étanche»; «Ben accoté dans’ barrure»; «Yinke à wouèr on woé ben»; «Y a des claques su’a yeule qui s’pardent»; «Y sort pas d’colombes du cul d’une corneille»; «Y est su’a coche»; «Oussé qu’t’avais ‘a tête ?»; «Bizouner»; «Charche pas à dju pis à djâ»; «C’est pas vargeux».

Fabien Cloutchier, comme on dit dans sa «Beauce natale» (p. 113), utilise les régionalismes pour commenter l’actualité, la culture populaire et la politique. L’auteur a ses têtes de Turc : Régis Labeaume, le maire de Québec, devient «le che de Sillery» (p. 85); l’ancien ministre provincial Yves Bolduc est «un docteur Bleuet» (p. 87); le ministre Gaétan Barrette «brise» l’«image du Gaétan standard» (p. 106). Ce «recueil de grandes vérités» (p. 9) manie avec dextérité la dérision, l’ironie, l’absurde, l’humour. C’est tout à fait instructif.

P.-S. — Que l’on permette à l’Oreille tendue de proposer son régionalisme : «Y a un éditeur qui a dormi sur la switch.» Certains mots comportent inutilement la lettre e : «l’avion nolisée [sic] de Lise Thériault» (p. 35). Ailleurs, elle manque : «avec de la poutine servi [sic] sur le chest» (p. 21); «la belle table à café que j’nous ai bizouné [sic]» (p. 100); «tu peux aspirer à faire parti [sic] de l’élite» (p. 137). «Cours» (p. 43) et «tiers-mondistes» (p. 70) devraient prendre une s, mais pas «sous» (p. 43) ni «quelques temps» (p. 128). Les pots Mason, comme l’atteste l’illustration de la page 18, ne sont pas des pots Masson (p. 21). Page 74, il faut «Quoique» au lieu de «Quoi que» et «Parisien» au lieu de «parisien». «Nul part» (p. 75) ? Non. Si «y a du monde qui aiment», alors ce monde «recommandent», au pluriel (p. 78). Etc. Ça fait désordre, et beaucoup.

 

Référence

Cloutier, Fabien, Trouve-toi une vie. Chroniques et sautes d’humeur, Montréal, Lux éditeur, 2016, 140 p. Dessins de Samuel Cantin.