Le zeugme du dimanche matin et de Maylis de Kerangal

Maylis de Kerangal, Tangente vers l’est, 2012, couverture

«Ceux-là viennent de Moscou et ne savent pas où ils vont. Ils sont nombreux, plus d’une centaine, des gars jeunes, blancs, pâles même, hâves et tondus, les bras veineux le regard qui piétine, le torse encagé dans un marcel kaki, futes camouflage et slips kangourous, la chaînette religieuse qui joue sur le poitrail, des gars en guise de parois dans les sas et les couloirs, des gars assis, debout, allongés sur les couchettes, laissant pendre leur bras, laissant pendre leurs pieds, laissant pendre leur ennui résigné dans le vide, plus de quarante heures qu’ils sont là, à touche-touche, coincés dans la latence du train, les conscrits.»

Maylis de Kerangal, Tangente vers l’est, Paris, Verticales, coll. «Minimales / Verticales», 2012, 136 p. Édition numérique.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

L’oreille tendue de… Maylis de Kerangal

Maylis de Kerangal, Tangente vers l’est, 2012, couverture

«De nouveau le train. Roulis monotone, cliquètements cycliques, essieux qui chauffent, criailleries du métal et, si l’on tend l’oreille, comme une infime piste sonore tissée dans ce boucan d’enfer, on captera aussi le tourment du cœur d’Aliocha, là, de retour dans le dernier compartiment du Transsibérien, à sa place devant la lucarne, et de nouveau hypnotisé par les rails, courte portion de voie que les feux arrière du train éclairent une fraction de seconde et traînée blanchâtre qui referme aussitôt l’espace sur son passage, le reléguant derrière elle, informe et pulsatile, livré au noir amniotique des origines.»

Maylis de Kerangal, Tangente vers l’est, Paris, Verticales, coll. «Minimales / Verticales», 2012, 136 p. Édition numérique.

Notes italiennes

Campari soda et vin rouge, Florence, décembre 2023

Il y a peu, l’Oreille tendue séjournait en Italie. Deuxième série de notes. (Les premières sont ici.)

Les plafonds des salles de colloques en Italie, c’est autre chose.

Plafond du Palazzo Greppi, Milan, décembre 2023

Plafond du Palazzo Greppi, Milan, décembre 2023

Du temps où elle enseignait, l’Oreille recommandait à ses étudiants de ne jamais terminer une présentation PowerPoint sur une diapositive contenant quelque chose comme «Merci de votre attention». Il faut, au contraire, y mettre quelque chose d’utile pour les auditeurs (références, liens web, etc.). Au moins trois conférenciers du congrès auquel participait l’Oreille auraient dû suivre ses enseignements.

Tableau pour le premier ministre du Québec, François Legault, en ces temps de grèves, notamment scolaires : «Exclus de l’école» (Emilio Longoni, «Chiusi fuori scuola», Pinacoteca Ambrosiana, Milan).

Emilio Longoni, «Chiusi fuori scuola», Pinacoteca Ambrosiana, Milan

Le vêtement rayé que refuseront de porter les Italiens n’a pas encore été dessiné.

Le 10e cercle de l’enfer ? Florence, un dimanche.

De l’eau en bouteille «ecogreen», à «impact co2 zéro» ? Avoir comme un léger doute.

Bouteille d’eau Ecogreen, Florence, décembre 2023

Anish Kapoor, ça peut être renversant.

Miroir d’Anish Kapoor, Florence, décembre 2023

Lire Patrick Boucheron. Aller à Sienne pour voir les fresques d’Ambrogio Lorenzetti. Tomber sur des salles fermées (en restauration). Soupirer.

Des sources conjugales proches de l’Oreille tendue, dans une rue de la même ville : «Ta faible consommation de Campari soda, c’est scandaleux.» C’était vrai, à ce moment-là.

Campari soda, Rome, décembre 2023

Il se passe de drôles de choses dans les douches romaines.

Avertissement, salle de bain, Rome, décembre 2023

Qu’est-ce que la mondialisation ?

Bouteille d’eau Ecogreen, Florence, décembre 2023

L’Oreille tendue rentrait la semaine dernière d’un voyage en Italie. Elle a rapporté quelques notes de ce séjour. Les premières sont des éléments de réponse à la question «Qu’est-ce que la mondialisation ?»

C’est entendre un Norvégien hurler «tabarnak» dans une pizzéria de Milan.

C’est se faire demander, à Florence et à Rome, «Are you from Africa ?» — avant de comprendre que c’est une façon d’appâter le passant pour lui fourguer quelque marchandise inutile ou frelatée.

C’est regarder un épisode de la série télévisée états-unienne Get Smart en italien à Sienne.

C’est se faire proposer, toujours à Sienne, mais en anglais, d’écrire au père Noël.

Boîte aux lettres, «Letters to Santa Only !», Sienne, décembre 2023

C’est suivre un match de la NFL en allemand à Rome.

C’est, encore à Rome, avoir la possibilité de visiter, en «fast track» ou pas, après avoir acheté ses billets au «ticket office» ou «on line», le «Christmas World». (Non, merci.)

Christmas World, Rome, 2023

C’est s’offrir, encore et toujours à Rome, un Simenon en français à la gare.

Les frontières du monde ne sont plus ce qu’elles étaient.

Accouplements 220

Bondrée et Tangente vers l’est, couvertures, collage

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

Michaud, Andrée A., Bondrée, Montréal, Québec Amérique, coll. «qa», 2020. Édition numérique. Édition originale : 2014.

«Certains croyaient que Larue avait nommé sa fille Emma à cause de l’admiration qu’il portait à Flaubert et à Emma Bovary, mais ce n’était pas le cas. S’il appréciait Flaubert, il fuyait les Bovary comme la peste. C’était sa femme qui avait choisi ce prénom, y voyant une parenté avec le verbe “aimer”. Larue était trop stupide, à cette époque, trop amoureux pour la contredire et lui indiquer qu’Emma mettait le verbe au passé, j’aimai, tu aimas, il aima. Il le regrettait aujourd’hui, quand il songeait que sa fille portait le nom d’une héroïne dont l’amour dérivait dans le souvenir.»

Kerangal, Maylis de, Tangente vers l’est, Paris, Verticales, coll. «Minimales / Verticales», 2012, 136 p. Édition numérique.

«Ils se sont donné leurs prénoms, se sont donné du feu, se sont donné des clopes. Elle lui a précisé qu’elle était française, frantsouzkaïa et toujours ce geste de poser la paume sur le sternum en appuyant la seconde syllabe, frantsouzkaïa, et en face d’elle, Aliocha a hoché la tête. Une Française, il est déçu — ne sait pourtant rien des femmes françaises, rien, ne connaît d’elles que des Fantine, des Eugénie ou des Emma, femmes obligatoires dont il avait entrevu des fragments de psyché dans des manuels scolaires et reléguées loin de celles qui l’éblouissent, Lady Gaga en tête.»

 

P.-S.—En effet : ce n’est pas la première Emma que nous croisons chez Maylis de Kerangal (voir ici).