Le nombre et la structure

Mahigan Lepage, Big bang city, 2016, couverture

«On fait comment, maintenant, pour raconter la ville ?»

À un bout du spectre : le nombre. À l’autre : la structure. Voilà la grille d’interprétation que propose Mahigan Lepage dans Big bang city. Voyages en mégapoles d’Asie (2016) : «Toute hyperville alterne sans cesse entre l’éclatement du nombre et les ressaisies de la structure.» De quatre voyages, entre mai et décembre 2013, Lepage a rapporté des «voyagécrits» de huit villes, ces «immensités urbaines de l’Asie en explosion» : Manille, Jakarta, Beijing, Shanghai, Kolkata, Delhi, Mumbai, Bangkok (plus un «hapax», Hong-Kong, «devenue structure tout en conservant le nombre»). Il ne se contente pas de les décrire; il essaie de «mettre du sens là-dedans». Ces mégapoles ne sont pas interchangeables et chacune a son propre rapport à l’espace et au temps : «Oui, dans les différents degrés du spectre, Beijing se rapproche bien plus du pôle “structure” que Jakarta.»

La «ville nombre» n’a plus grand-chose à voir avec la ville que la littérature a mise en texte depuis le XIXe siècle, par exemple chez Baudelaire. Le flâneur, ce personnage fondamental des villes occidentales modernes, n’y a plus de place : «Non, ce ne sont pas des villes où flâner.» La foule a changé de nature : «Le nombre, c’est la foule une fois qu’elle a été fragmentée, morcelée, séparée en individus ou en groupes combatifs, indifférents, impersonnels.» En «ville nombre», les transports sont ardus : on ne sait pas toujours comment aller d’un point à un autre; on ne trouve pas de centre. La coupure entre le dedans et le dehors n’y est pas nette, d’où l’importance de ce qui se passe sur les trottoirs : «Constante des villes nombres : le dedans se reporte au dehors. La langue anglaise a cette juxtaposition qui dit tout : inside out.» «Dans le dense du nombre», les principes d’organisation — si tant est qu’ils existent — sont difficiles à saisir, et encore plus pour un voyageur : «Je ne sais pas. On ne sait rien»; «Je ne comprends pas cette urbanité. De toute façon, je ne suis pas censé être ici.» Démesurée, plastique, accumulative, proliférante, la mégapole asiatique est «emplissement» : «Toute parcelle de territoire non revendiquée, le nombre l’investit. Il a horreur du vide.» Se pose alors une question récurrente : comment dire ?

Ces récits de voyage ont d’abord eu une existence numérique, sous forme de «carnet Web». Il s’agissait d’écrire et de publier au fur et à mesure des «explorations», de pratiquer, de café en hôtel, une «écriture numérique nomade», de donner à lire, aussitôt perçu, «l’extraordinaire urbain». Point de tourisme durant ce «voyage connecté» : «Voyager est épuisant. Écrire aussi.» Lui qui fait partie des «êtres du dedans», Mahigan Lepage est allé voir dehors, dans des conditions difficiles, souvent contre lui-même : «À moi aussi, elles font peur, les villes. C’est même pour ça que j’y viens»; «C’est tout le défi, justement : surmonter la peur qui nous prend à l’abord de ces villes. Y séjourner encore, y séjourner seulement, et l’écriture devrait bien venir, au jour le jour…» Cela a été difficile : «Chaque jour, s’acharner à arracher un texte au béton»; «Jour après jour, chercher les mots, une forme. Avancer à tâtons. Peu à peu, des lignes de sens prennent forme.» Il a fallu lutter :

Chaque fois que j’arrive dans une nouvelle mégapole, ça ne manque pas : l’angoisse. Ça, qui gruge la santé. Les premiers jours, je me sens complètement dépassé. Il y a l’énormité de la ville. Il y a mon extrême insuffisance devant l’incommensurable. Je ne sais pas ce que je vais écrire, par quel bout je vais bien pouvoir prendre le réel. Je me sens muet, incapable de rien.

Le «corps-à-corps avec le monstre» est une épreuve à raconter en temps réel, flux d’écriture inscrit dans le flux urbain, avant d’en faire un livre, ce livre, à la fois livre numérique et livre papier. «Et l’écriture quotidienne : une discipline. Une discipline de combat.»

L’Oreille tendue, pour des raisons familiales, a séjourné deux fois, pour un total de six semaines, à Bangkok. Elle en a tiré un petit livre en 2009. Le Krungthep de Mahigan Lepage — «Je préfère employer les noms de ville rénovés» — est aussi le sien. Les voyages nous ramènent toujours à nous-mêmes et à «nos villes».

 

[Complément du 21 octobre 2017]

Le livre a paru récemment à Montréal, chez Leméac, accompagné d’un épilogue inédit.

 

Références

Lepage, Mahigan, Big bang city. Voyages en mégapoles d’Asie, publie.net, coll. «La machine ronde», 2016. L’édition numérique contient des photos et des vidéos. Préface de Sébastien Ménard.

Melançon, Benoît, Bangkok. Notes de voyage, Montréal, Del Busso éditeur, coll. «Passeport», 2009, 62 p. Quinze photographies en noir et blanc.

Les zeugmes du dimanche matin et de Mahigan Lepage

Mahigan Lepage, Big bang city, 2016, couverture

«Avant de retourner explorer le dehors, je devais me reployer au-dedans (dans ma tête et dans les cafés, j’ai passé l’essentiel de mon temps ces derniers jours, tandis que les touristes faisaient le tour de la ville).»

«Alors je vais voir les jeunes, traînant ma fatigue et mon sac.»

Mahigan Lepage, Big bang city. Voyages en mégapoles d’Asie, publie.net, coll. «La machine ronde», 2016. Préface de Sébastien Ménard. Édition numérique.

 

[Complément du 5 décembre 2016]

P.-S.—L’Oreille tendue a présenté ce texte le 5 décembre 2016.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

Autopromotion 212

Épistolaire, 41, 2015, couverture

Depuis la nuit des temps, l’Oreille tendue collabore à Épistolaire, la revue de l’Association interdisciplinaire de recherches sur l’épistolaire. De sa chronique, «Le cabinet des curiosités épistolaires», elle a tiré un recueil en 2011, Écrire au pape et au Père Noël.

La 41e livraison d’Épistolaire vient de paraître. L’Oreille y parle d’Héloïse et Abélard dans la culture populaire.

Table des matières

Haroche Bouzinac, Geneviève, «Avant-propos», p. 5.

«Lettres d’Italie. Voyage de rêve, rêve de voyage»

Obitz-Lumbroso, Bénédicte, «Introduction», p. 9-11.

Richard-Pauchet, Odile, «Lettres d’Italie du président de Brosses, le paradoxe d’une “esthétique de la familiarité”», p. 13-24.

Pujalte-Fraysse, Marie-Luce, «Le voyage d’Italie chez les architectes français de la fin du XVIIIe siècle : l’idéal de la création artistique face à l’expérience voyageuse», p. 25-35.

Allorant, Pierre, «L’amour-médecin : lettres de Gênes de Jean-Jacques à Ursule Ballard, fiancés de l’an VII», p. 37-48.

Crinquand, Sylvie, «Byron et Shelley en Italie : représentations et réalités», p. 49-58.

Cseppentö, István, «Les lettres d’Italie de Chateaubriand : portrait de l’écrivain en peintre paysagiste», p. 59-68.

Janulardo, Ettore, «La sélection de la vision : lettres d’Italie de John Ruskin», p. 69-82.

Petit-Emptaz, Anne-Sophie, «Paul Klee — Lettres d’Italie. L’œil et l’intellect», p. 83-95.

Piantoni, Antoine, «“L’universelle dorure des choses” : les Lettres d’Italie de Charles Demange», p. 97-109.

De Vita, Philippe, «“Dans le décor d’une grande cocotte” : l’idéalisation de l’Italie dans la correspondance de Jean Renoir», p. 111-124.

«Diderot en correspondance (II)»

Buffat, Marc, Geneviève Cammagre et Odile Richard-Pauchet, «Avant-propos», p. 127-128.

«L’engagement»

Pérez, Valérie, «Diderot parrèsisate : la Correspondance comme pratique du dire-vrai», p. 133-142.

Pellerin, Pascale, «La Correspondance de Diderot ou les dessous de l’engagement intellectuel», p. 143-152.

Kovács, Eszter, «Le philosophe et le souverain : la leçon des lettres de Saint-Pétersbourg», p. 153-164.

Gatefin, Éric, «Diderot en marge de ses héros : la Lettre apologétique de l’abbé Raynal à M. Grimm au miroir de l’Essai sur les règnes de Claude et de Néron», p. 165-174.

Albertan-Coppola, Sylviane, «Entre la correspondance de Diderot et le Neveu de Rameau : les antiphilosophes», p. 175-186.

Treuherz, Nick, «Un athée vertueux ? L’image de D’Holbach dans la Correspondance de Diderot», p. 187-195.

Francalanza, Éric, «Diderot et Suard : le prisme de la Correspondance», p. 197-217.

«Éditer la correspondance de Diderot»

Khan, Didier, «Les labyrinthes du repentir. Corrections en tous genres dans les lettres autographes (1750-1760)», p. 221-236.

Bossuge, Emmanuel, «L’annotation de la correspondance de Diderot : quelques résultats d’un travail en cours», p. 237-248.

Dulac, Georges, «Diderot et la Russie : de l’importance de quelques correspondances absentes», p. 249-260.

«Perspectives épistolaires»

Maillard Despont, Aurélia, «L’archive d’Adèle D’Affry, duchesse de Castiglione Colonna ou la découverte de l’autre Marcello», p. 263-269.

De Vita, Philippe, «“Projeter cette pensée en éclats de vérité” : Godard épistolier sur le tournage de Détective», p. 271-285.

«Chroniques»

Michel, Pierre, «La correspondance d’Octave Mirbeau. Histoire d’une recherche», p. 289-298.

Cousson, Agnès (édit.), «Bibliographie de l’épistolaire», p. 299-333. Contributions de Luciana Furbetta, Benoît Grévin, Clémence Revest, Mawy Bouchard, Andrzej Rabsztyn, Nathalie Gibert, Sonia Anton et Benoît Melançon.

Melançon, Benoît, «Le cabinet des curiosités épistolaires», p. 335-337. Sur Abélard et Héloïse dans la culture populaire.

Charrier-Vozel, Marianne, «Vie de l’épistolaire», p. 339-344.

Richard-Pauchet, Odile, «Cher Père Noël… à l’université», p. 344-347.

«Recherche»

«Comptes rendus», p. 351-385.

Écrire au pape et au Père Noël, 2011, couverture

Oreille(s) en goguette

L’Oreille tendue est donc allée se promener. Notes.

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Adolescente, l’Oreille a séjourné quelques heures à Baie-Saint-Paul. Elle se souvient clairement y avoir entendu pour la première fois le mot gourgane. Elle y a récemment passé deux jours. Elle en rapporte plutôt le mot champignon, celui sur lequel on appuie. Touristes ou non, au volant, on ne ralentit pas. On n’est quand même pas en Nouvelle-Angleterre ici !

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Location de vélo, Baie-Saint-Paul, août 2013

Pour qui souhaite remplacer ses quatre roues par deux, il existe un service appelé Baiecycle (bécik => bicycle => bicyclette => vélo — de Baie-Saint-Paul). L’Oreille se demande ce qu’en penserait le créateur de jeuxdemotsdemarde.tumblr.com.

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Elle séjournait dans le bel, et cher, hôtel La Ferme. On y prétend qu’il faut dire «en Charlevoix». Snobisme.

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Au Musée d’art contemporain de la petite ville, une exposition de Marc Séguin. Sur l’un des murs, on peut lire ceci, de la commissaire invitée : «Peintre des failles d’une humanité à la fois démiurge et autodestructrice [etc.].» Une «humanité démiurge» ? Plus loin, il est question d’une «dimension de sublimité». Snobisme, bis. C’est la variante picturale de la langue de margarine.

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Parlant gastronomie et peinture, au menu d’un casse-croûte de La Malbaie, le hamburger est un hamberger. On peut supposer que cette graphie a été retenue pour évoquer la prononciation «hambeurgeur», fréquente chez l’autochtone. Ce n’est pas particulièrement réussi.

Hamburger ou Hamberger (La Malbaie) ?

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À table, ce matin-là, du fils cadet de l’Oreille : «Papa, tes yeux sont verts comme des câpres.» Elle est restée sans réponse.

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Toujours à table, le même soir, autre expérience, pas seulement linguistique : ce moment où ton fils de quinze ans te dit que sa sauce goûte la vodka et où tu lui demandes comment il connaît le goût de la vodka.

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Ceci, saisi dans les toilettes d’un restaurant Normandin de Donnacona, près de l’autoroute 40, entraîne deux questions : s’agit-il, «piles incluses», d’une information (utile) sur les mœurs sexuelles des habitants des environs ou de l’idée qu’on se fait des celles des voyageurs en transit ?

La sexualité selon Normandin

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Être en vacances, c’est, souvent, faire de la route. De nos jours, c’est aussi l’occasion, technologie oblige, d’écouter, en direct, le Masque et la plume ou, en différé, nombre de balados : les Lundis de l’histoire, Des Papous dans la tête, The New Yorker Out Loud, etc. C’est aussi le moment où entendre du Chateaubriand et se rendre compte de la boursoufflure un peu ridicule de son écriture.

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Et revoici l’Oreille chez elle.