Chronique alimentaire

Michel Tremblay, les Vues animées, éd. de 2016, couverture

Soit la phrase suivante, tirée des Vues animées de Michel Tremblay (1990) :

«Si mon frère n’a pas mangé une volée, il a au moins mangé un paquet de bêtises» (éd. de 2016, p. 148).

Explication libre :

Si mon frère n’a pas reçu de raclée, il s’est au moins fait engueuler.

À votre service.

 

[Complément du 18 février 2024]

Manger une volée peut aussi s’employer au sens figuré : «Malgré le fait que mes idéaux féministes mangent une volée à chaque nouveau témoignage confié dans ces salons de banlieue cossues, j’écoute ces femmes et je les trouve fortes» (Hors jeu, p. 46).

 

Références

Dubé-Moreau, Florence-Agathe, Hors Jeu. Chronique culturelle et féministe sur l’industrie du sport professionnel, Montréal, Éditions du remue-ménage, 2023, 235 p. Ill.

Tremblay, Michel, les Vues animées. Récits, Montréal, Leméac, coll. «Nomades», 2016, 229 p. Édition originale : 1990.

Accouplements 110

Lettre de faire-part du futur décès, gravure de Henri Charles Guérard

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

Boutet, Josiane, le Pouvoir des mots. Nouvelle édition, Paris, La Dispute, 2016, 256 p.

«Les pratiques d’euphémisation qui consistent, par exemple, à ne pas dire explicitement de quelqu’un qu’il est “mort”, mais qu’“il est parti”, “il est décédé”, “il n’est plus”, “il nous a quittés” s’apparentent aussi aux processus des mots tabous : ne pas dire le mot, c’est éloigner la chose» (p. 244).

Carrère, Emmanuel, D’autres vies que la mienne, Paris, P.O.L, 2009, 309 p.

Étienne : «Ça l’a mis en colère, se rappelle-t-il, qu’elle le réveille et surtout qu’elle dise “Juliette est partie” au lieu de “Juliette est morte”» (p. 293).

Barbe, Jean, Discours de réception du prix Nobel, Montréal, Leméac, 2018, 61 p.

«—Jean… Élaine est décédée.
Sur le coup, je n’ai rien dit. Je regardais le visage de mon frère, inquiet, triste, inquiet surtout, pour moi. J’ai crié :
— Elle n’est pas “décédée”… Elle est morte… Morte !
Puis je suis allé m’enfermer dans ma chambre avec la mort» (p. 19).

Office québécois de la langue française, Banque de dépannage linguistique

«Lorsqu’on parle de personnes, mourir convient dans tous les contextes.»

P.-S.—L’Oreille tendue le sait : son combat pour mourir (voir ici et ) est perdu d’avance. Pas besoin de le lui répéter.

 

Illustration : Lettre de faire-part du futur décès, gravure de Henri Charles Guérard, 1856-1897, Rijksmuseum, Amsterdam

Le zeugme du dimanche matin et d’Éric Vuillard

Éric Vuillard, Congo, 2012, couverture

«Et à quoi cela sert ? À nous rassasier de chagrin et fureur. Nous sommes à la conférence de Berlin, en 1884, on se partage l’Afrique et les diplomates nous prêtent pour quelques heures leurs beaux costumes et les inflexions de leur voix.»

Éric Vuillard, Congo. Récit, Arles, Actes Sud, coll. «Un endroit où aller», 2012, 112 p., p. 9.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

Le fatal et le fortuit

Jean-Philippe Toussaint, Made in China, 2017, couverture

«si on veut que la réalité chatoie,
il faut bien la romancer un peu»

Les lecteurs de Nue, le roman que publiait Jean-Philippe Toussaint en 2013, se souviennent de sa scène d’ouverture : une mannequin, portant une robe en miel, est suivie d’un essaim d’abeilles, puis le scénario capote.

En 2014, Toussaint se rend en Chine pour tourner, avec son ami et éditeur Chen Tong, un court métrage reprenant cette scène. The Honey Dress est diffusé en 2015. (On peut voir le film ici.)

Made in China, qui a paru il y a quelques semaines, raconte, entre autres choses, le tournage du film : la nécessité de travailler avec des interprètes, le choix d’un décor, l’embauche d’un apiculteur et d’une actrice principale, les répétitions et, avec un réel humour, la confection ou la recherche des accessoires (crinoline, miel, abeilles vivantes et mortes, string). Chen Tong, qui n’en est pas à son premier film avec Toussaint, ne manque pas de ressources :

Chen Tong était rompu maintenant à l’art délicat de satisfaire à mes exigences les plus insolites quand je venais tourner un film en Chine. Il m’avait déjà déniché une voiture de police, une moto, un hors-bord, un cheval et un Boeing (alors, un apiculteur, vous pensez) (p. 139).

Toussaint évoque souvent, dans la première des deux parties du livre, leurs multiples collaborations, lui qui en est à son septième voyage en Chine quand il y débarque en novembre 2014 (p. 44).

Tissé à ce journal de tournage, pendant lequel l’auteur a tenu des carnets (p. 120), un double art romanesque (comme on dit «art poétique») se donne à lire.

Il y a plusieurs passages sur le livre en train de se faire, ce Made in China qui désigne à la fois le film réalisé en Chine et le texte que le lecteur tient entre ses mains. Toussaint avait commencé, avant de partir à Guangzhou, la rédaction d’un «essai littéraire», le Fatal et le Fortuit (p. 123). Il en reprend la matière, mais sous une forme imprévue :

N’avais-je pas intérêt, romancier que je suis, à enrober les réflexions théoriques que je voulais exprimer sur le hasard de la substance sensuelle de la vie même ? Il est sans doute illusoire de vouloir extraire un seul élément de l’écheveau des causes enchevêtrées qui président à l’origine d’un livre. Comment, en effet, retrouver la figure initiale, l’image ou l’idée première qui a amorcé l’écriture d’un livre derrière les multiples couches de sédiments, les dépôts successifs, l’accumulation de mots et de variantes, de renoncements et de retours en arrière, d’idées, d’ébauches, de scènes entrevues et abandonnées, de chatoiements de couleurs et d’émotions qui se sont amoncelés et mélangés tout au long des mois de maturation et d’écriture, mais l’intuition première, l’étincelle initiale qui est à l’origine de Made in China, je l’ai eue dans la voiture qui me menait à la Foire de Canton en ce jour de novembre 2014 (p. 124).

Une «lueur de fiction» (p. 114) se mêle au «quotidien réel» (p. 121) : «Car même si c’est le réel que je romance, il est indéniable que je romance» (p. 114). Dès lors, il est difficile de définir Made in China. Autofiction ? Roman ? Fiction ? Récit ?

Mais ce n’est pas uniquement à l’écriture de ce livre que réfléchit Toussaint; un long développement porte sur la nature même du geste d’écrire chez lui (p. 70-84), voire sur toute création artistique. Comment celle-ci fait-elle vaciller «l’ordre du réel» (p. 70) ? Peut-elle isoler des «bruits extérieurs du monde» (p. 73) ? De quelle façon fait-elle résonner entre elles plusieurs temporalités ? Que choisir dans la «dualité inhérente à la création — ce qu’on contrôle, ce qui échappe» (p. 80) ? Faut-il choisir ?

«Je suis chez moi, dans ce livre […]», écrit Toussaint (p. 150). C’est incontestable, mais il n’y est pas seul.

P.-S.—«De casuistes nuances avaient surgis» (p. 175) : ce «s» à «surgis» fait mal à lire.

 

Références

Toussaint, Jean-Philippe, Nue. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 2013, 169 p.

Toussaint, Jean-Philippe, Made in China, Paris, Éditions de Minuit, 2017, 187 p.