Accouplements 220

Bondrée et Tangente vers l’est, couvertures, collage

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

Michaud, Andrée A., Bondrée, Montréal, Québec Amérique, coll. «qa», 2020. Édition numérique. Édition originale : 2014.

«Certains croyaient que Larue avait nommé sa fille Emma à cause de l’admiration qu’il portait à Flaubert et à Emma Bovary, mais ce n’était pas le cas. S’il appréciait Flaubert, il fuyait les Bovary comme la peste. C’était sa femme qui avait choisi ce prénom, y voyant une parenté avec le verbe “aimer”. Larue était trop stupide, à cette époque, trop amoureux pour la contredire et lui indiquer qu’Emma mettait le verbe au passé, j’aimai, tu aimas, il aima. Il le regrettait aujourd’hui, quand il songeait que sa fille portait le nom d’une héroïne dont l’amour dérivait dans le souvenir.»

Kerangal, Maylis de, Tangente vers l’est, Paris, Verticales, coll. «Minimales / Verticales», 2012, 136 p. Édition numérique.

«Ils se sont donné leurs prénoms, se sont donné du feu, se sont donné des clopes. Elle lui a précisé qu’elle était française, frantsouzkaïa et toujours ce geste de poser la paume sur le sternum en appuyant la seconde syllabe, frantsouzkaïa, et en face d’elle, Aliocha a hoché la tête. Une Française, il est déçu — ne sait pourtant rien des femmes françaises, rien, ne connaît d’elles que des Fantine, des Eugénie ou des Emma, femmes obligatoires dont il avait entrevu des fragments de psyché dans des manuels scolaires et reléguées loin de celles qui l’éblouissent, Lady Gaga en tête.»

 

P.-S.—En effet : ce n’est pas la première Emma que nous croisons chez Maylis de Kerangal (voir ici).

Saga, encore

Stade olympique, Montréal, photographie de Bernard Brault

On l’a appris la semaine dernière : le Stade olympique de Montréal vient de se découvrir de nouveaux problèmes.

Rien là de bien neuf, comme l’avait vu Monique Proulx, en 1996, dans les Aurores montréales :

Et maintenant, dehors dans l’obscurité fraîche, Pierrot admire le Stade olympique, que les admirables Montréalais paient depuis des lustres sans rechigner. Cet édifice qui ressemble à un spoutnik périmé le remplit d’une joie aiguë, cet édifice est la ville dans laquelle il se glissera tel un rat expérimental, il ira voir des matches, il examinera de près le toit qui a donné naissance à cette saga dans les journaux — modeste et pitoyable saga sans doute, à la mesure des drames collectifs d’ici (p. 27).

«Modeste», «pitoyable» — mais coûteuse.

 

Référence

Proulx, Monique, les Aurores montréales. Nouvelles, Montréal, Boréal, coll. «Boréal compact», 85, 2016, 238 p. Édition originale : 1996.

L’oreille tendue de… Marie-Pascale Huglo

Marie-Pascale Huglo, Des pierres dans les poches, 2023, couverture

«Le petit a reculé jusqu’au fond de la véranda, un nœud dur dans le gosier. Le plancher sous lui était trempé, le cadre des moustiquaires continuait de pourrir. Les marches de l’escalier ont grincé. Le cœur du petit palpitait dans son thorax comme celui des grenouilles emprisonnées dans le creux des mains. Il y a quelqu’un ? La voix de Baba venait d’en haut. Il s’est recroquevillé en arrière des chaises en osier. En bas, tout près, le père grommelait. Il ouvrait des placards dans la cuisine, poussait des meubles, la porte d’entrée s’est rouverte. Le petit tendait l’oreille, il n’arrivait pas à avaler sa salive. Il a craché. Dans son gosier, le nœud dur s’est dénoué, il a craché encore. Le plancher a craqué sous ses fesses, bruit d’éboulement dans le mur. Le petit s’est redressé pour écouter, et c’est là que son téléphone a sonné.»

Marie-Pascale Huglo, «La grenouillère», dans Des pierres dans les poches. Nouvelles, Montréal, Leméac, 2023, 109 p., p. 65-79, p. 77.