Le sexe des langues ?

Raymond Bock, Atavismes. Histoires, 2011, couverture

Hier, l’Oreille tendue tombe sur ceci :

Le subjonctif
se fait
traiter
de fif

C’est de Francis Monty, dans le spectacle collectif la Fête sauvage (2015, p. 39).

Cela lui a fait penser à cette (fine) définition du (malheureux) Dictionnaire de la langue québécoise de Léandre Bergeron :

Étudiant en lettres n.m — Homosexuel (1980, p. 215).

À ceci encore, chez André Belleau, en 1981, dans «Parle(r)(z) de la France» :

Il ne faut pas oublier qu’il existe au Canada un courant de haine envers nous (il y a plusieurs courants au Canada) qui se nourrit de la conviction que nous avons quelque chose de français. Lors de la guérilla linguistique à Saint-Léonard [en 1969], un groupe d’anglophones marcha sur Ottawa. Ils furent reçus par le ministre Gérard Pelletier. Une photo en page trois de la Presse le montrait souriant, détendu, devant des porteurs de pancartes dont l’une, au tout premier plan, disait : “NO FLOWERY FRENCH, ENGLISH THE LANGUAGE OF MEN !” Le français, notre langue, une langue de tapette… (éd. de 1986, p. 35-36).

À cette déclaration d’un personnage d’Atavismes de Raymond Bock :

une moumoune pas à peu près qui lisait des livres et qui enseignait des affaires niaiseuses et inutiles (2011, p. 130).

Et enfin à ceci, du grand Réjean Ducharme :

La poésie et tous ces fifis qui en font, il ne bavera plus dessus (Gros mots, 1999, p. 186-187).

Fif, homosexuel, tapette, moumoune, fifi : décidément, il y en a qui ont du mal, et depuis longtemps, avec la langue et les lettres.

P.-S. — Le texte de Belleau a déjà été évoqué ici.

 

[Complément du 23 novembre 2015]

Dans son essai la Leçon de Jérusalem (2015), Monique Larue évoque son enseignement du français au cégep :

Je me souviens du cours de langue orale dans lequel il fallait observer un niveau dit «soutenu» dans un exposé formel. Je demandais par exemple à mes étudiants qu’ils suppriment complètement l’expression faque et s’exercent à prononcer «ce qui fait que». […]
Articuler quatre syllabes au lieu de deux ne requiert aucun effort mesurable, mais mon défi gênait tant mes élèves qu’ils préféraient perdre des points, eux pourtant si attachés à leur classement. Impossible de se passer de ce faque dans la ponctuation de leur laïus. […] Les garçons avaient peur de passer pour efféminés face aux filles, et les filles pour hautaines face aux garçons (p. 139).

Efféminé.

 

Références

Belleau, André, «Parle (r)(z) la France», Liberté, 138 (23, 6), novembre-décembre 1981, p. 29-34; repris, sous le titre «Parle(r)(z) la France», dans Y a-t-il un intellectuel dans la salle ? Essais, Montréal, Primeur, coll. «L’échiquier», 1984, p. 45-47; repris, sous le titre «Parle(r)(z) de la France», dans Surprendre les voix. Essais, Montréal, Boréal, coll. «Papiers collés», 1986, p. 33-38; repris, sous le titre «Parle(r)(z) de la France», dans Surprendre les voix. Essais, Montréal, Boréal, coll. «Boréal compact», 286, 2016, p. 33-38. https://id.erudit.org/iderudit/60322ac

Bergeron, Léandre, Dictionnaire de la langue québécoise, Montréal, VLB éditeur, 1980, 574 p.

Bock, Raymond, Atavismes. Histoires, Montréal, Le Quartanier, coll. «Polygraphe», 03, 2011, 230 p.

Côté, Véronique et un collectif d’auteurs, la Fête sauvage, Montréal, Atelier 10, coll. «Pièces», 06, 2015, 125 p. Ill.

Ducharme, Réjean, Gros mots. Roman, Paris, Gallimard, 1999, 310 p.

LaRue, Monique, la Leçon de Jérusalem, Montréal, Boréal, 2015, 297 p.

Ce serait comme…

Daniel Grenier, l’Année la plus longue, 2015, couverture

Ce serait comme une histoire de l’Amérique du Nord (de la Nouvelle-France, pendant la guerre de Sécession, en 2047), avec des voyages et du sang, des histoires d’horreur et des histoires d’amour, des guerres et des souvenirs de famille, du réalisme et du fantastique.

Ce serait comme du Mordecai Richler, celui de Barney’s Version (1997). Des gens meurent, mais on ne vous explique pas comment. Vous êtes assez grand pour comprendre. (Et il y a les Gursky qui font une visite.)

Ce serait comme du Jonathan Frantzen, pour la possibilité de s’indigner, notamment du sort des Noirs et des Amérindiens, mais sans le côté premier de classe si fâcheux chez l’auteur de Freedom (2010).

Ce serait comme du Michel Houellebecq, surtout à la fin, par la dimension science-fictionnesque, sans la nécessité de lire des descriptions de tous les orifices humains et de leurs usages.

Ce serait comme du William S. Messier (Dixie, 2013), passionné lui aussi par les archives et par les frontières.

Ce serait comme du Daniel Grenier, avec le sens de l’ironie fine qu’on trouvait dans Malgré tout on rit à Saint-Henri (2012).

Ça tombe bien parce que c’est du Daniel Grenier. Ça s’appelle l’Année la plus longue (2015). C’est magnifiquement construit. C’est raconté par on ne sait qui, et ce n’est pas du tout grave.

C’est à lire.

P.-S. — Ce serait aussi comme du Catherine Leroux, du Maxime Raymond Bock et du Jean-François Chassay, à qui Daniel Grenier s’est permis d’«emprunter certains de leurs personnages» (p. [425]).

 

Références

Franzen, Jonathan, Freedom. A Novel, Toronto, HarperCollins, 2010, 562 p.

Grenier, Daniel, Malgré tout on rit à Saint-Henri. Nouvelles, Montréal, Le Quartanier, coll. «Polygraphe», 07, 2012, 253 p.

Grenier, Daniel, l’Année la plus longue. Roman, Montréal, Le Quartanier, coll. «Polygraphe», 10, 2015, 422 p.

Messier, William S., Dixie. Roman, Montréal, Marchand de feuilles, 2013, 157 p. Ill.

Richler, Mordecai, Solomon Gursky Was Here, Harmondsworth, Penguin Books, 1990, 557 p. Édition originale : 1989.

Richler, Mordecai, Barney’s Version. With Footnotes and an Afterword by Michael Panofsky, Toronto, Alfred A. Knopf, 1997, 417 p. Paru en français sous le titre le Monde de Barney. Accompagné de notes et d’une postface de Michael Panofsky, Paris, Albin Michel, coll. «Les grandes traductions», 1999, 556 p. Traduction de Bernard Cohen. Édition originale : 1997.

Accouplements 34

Mordecai Richler, Barney’s Version, 1997, couverture

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux textes d’horizons éloignés.)

C’était mal vu de la mère du chroniqueur Pierre Foglia :

À la table, au grand désespoir de son épouse, [le père de Pierre Foglia] garde son béret et sifflote, bras croisés, bien appuyé sur le dossier, heureux malgré tout (Foglia l’Insolent, p. 21).

C’était mal vu de la mère de la seconde deuxième femme de Barney Panofsky, «the second Mrs. Panofsky», le personnage de Mordecai Richler :

«And, whatever you do, no whistling at the table. Absolutely no whistling at the table. She can’t stand it

«But I’ve never whistled at the table in my life

[…]

In fact, my behaviour was four-star exemplary until she told me how she had adored Exodus, by Leon Uris, and, all at once, I began to whistle «Dixie».

«He’s whistling at the table.»

«Who ?» I asked.

«You

«But I never. Shit was I ?»

«He didn’t mean to, Mother

«I apologize», I said, but when the coffee came I was so nervous I found myself suddenly whistling «Lipstick on Your Collar», one of that year’s hit numbers, stopping abruptly. «I don’t know what’s got into me» (Barney’s Version, p. 197).

Siffler, c’est parfois plus fort que soi.

 

Références

Bernier, Marc-François, Foglia l’Insolent, Montréal, Édito, 2015, 383 p.

Richler, Mordecai, Barney’s Version. With Footnotes and an Afterword by Michael Panofsky, Toronto, Alfred A. Knopf, 1997, 417 p. Paru en français sous le titre le Monde de Barney. Accompagné de notes et d’une postface de Michael Panofsky, Paris, Albin Michel, coll. «Les grandes traductions», 1999, 556 p. Traduction de Bernard Cohen. Édition originale : 1997.

De la non-pomme de terre

Françoise Major, Dans le noir jamais noir, 2013, couverture

Elle est le cœur : on peut en avoir gros sur la patate.

Elle marque l’échec : «Cam Barker, troisième joueur repêché en 2004, a fait patate» (la Presse+, 10 juin 2015).

Elle symbolise l’erreur : «Shakespeare dans les patates ? La Fille du temps / Josephine Tey» (Jeu, 29, 4e trimestre 1983, p. 155).

Elle a de la valeur, car elle indique qu’il ne faut pas abandonner, qu’il faut tenir bon : «D’origine inconnue, l’amusante locution [«lâche pas la patate»] a de la gueule, et même une chanson» (le Devoir, 8-9 mars 2014, p. F6). Oui, c’est un zeugme.

Elle désigne les frites : on va «manger une patate» (Attaquant de puissance, p. 22). On parle aussi de patate(s) frite(s).

Elle peut désigner l’endroit même où on consomme lesdites frites : «De toute manière, Germain avait dû aller à la patate du coin. Trois hot-dogs all dressed, une frite, un coke pis des jokes plates à la serveuse» (Dans le noir jamais noir, p. 14); il en rentre sentant «bon la patate» (p. 15). La Presse a jadis consacré un reportage à ce type d’établissement; l’Oreille tendue le relevait le 4 juillet 2011. C’était de saison.

On ne confondra pas ces frites et la patate chaude : «S’il y a consensus, c’est plutôt sur les tergiversations du gouvernement qui ne semble absolument pas savoir où il s’en va avec ses skis ou comment se débarrasser d’une patate chaude qu’il a lui-même fait chauffer» (la Presse, 25 février 2013, p. A14). Le Petit Robert (édition numérique de 2014) condamne cet usage : au sens de «se défausser d’une affaire embarrassante», ce serait un «calque de l’anglais».

Le premier sens de patate est utilisé des deux côtés de l’Atlantique. Pas les autres.

P.-S. — Les patates pilées ? De la purée. En robe de chambre / des champs ? Cuites au four.

 

[Complément du 19 juillet 2024]

La patate est une pataterie, et vice versa : «Sans oublier Chez Henri, la célèbre pataterie locale, qui avait son kiosque de poutine au trou no 2» (la Presse+, 19 juillet 2024).

 

Références

Hotte, Sylvain, Attaquant de puissance, Montréal, Les Intouchables, coll. «Aréna», 2, 2010, 219 p.

Major, Françoise, Dans le noir jamais noir. Nouvelles, Montréal, La mèche, 2013, 127 p.