Suggestion de lecture pour un journaliste du Devoir

En première page du Devoir de cette fin de semaine, une entrevue de Serge Truffaut avec l’écrivain états-unien Russell Banks, qui est de passage à Montréal, sous le titre «Tour de table avec un écrivain pessimiste».

Le texte s’ouvre sur le fait qu’un récent recueil de nouvelles de Banks (A Permanent Member of the Family / Un membre permanent de la famille) porte sur un personnage «occulté, ignoré» de la littérature américaine publiée par des «Blancs», «le Noir».

Suit une énumération :

Cherchez-le chez Philip Roth, Raymond Carver, Richard Ford, John Updike, Paul Auster, Don DeLillo, Truman Capote, John Fante, J. D. Salinger, Jim Thompson ou encore Thomas Pynchon, tous écrivains, soyons clair, dont on aime la fréquentation, et alors ? Le Noir est secondaire. En fait, il n’est pas là.

Le journaliste du Devoir ne connaît manifestement pas The Human Stain (2000; la Tache en français) de Philip Roth, le premier auteur de sa liste.

Il devrait.

 

Référence

Roth, Philip, The Human Stain, New York, Vintage International, 2001, 361 p. Paru en français sous le titre la Tache, Paris, Gallimard, coll. «Du monde entier», 2002, 441 p., traduction de Josée Kamoun. Édition originale : 2000.

Accouplements 04

Nicholson Baker, The Fermata, 1994, couverture

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux textes d’horizons éloignés.)

Baker, Nicholson, The Fermata, New York, Random House, 1994, 303 p. Traduit par Jean Guiloineau sous le titre le Point d’orgue, Paris, Christian Bourgois, 1995, 308 p.

Le personnage principal a le pouvoir d’arrêter le temps. À quelle fin usera-t-il de ce pouvoir ? Il déshabillera les filles à leur insu. (Il est difficile d’oublier celle dont le sexe a la forme d’une selle de vélo.)

Rousseau, Jean-Jacques, les Rêveries du promeneur solitaire, Paris, Garnier, coll. «Classiques Garnier», 1960, civ/234 p. Ill. Texte établi, avec introduction, notes et relevé de variantes par Henri Roddier. Édition originale : 1782 (posthume).

Dans la 6e promenade, à propos de l’anneau de Gygès, qui rend invisible, Rousseau écrit : «Maître de contenter mes désirs, pouvant tout sans pouvoir être trompé par personne, qu’aurais-je pu désirer avec quelque suite ? Une seule chose : c’eût été de voir tous les cœurs contents» (p. 84).

L’Oreille tendue a plus de mal à croire Jean-Jacques Rousseau que Nicholson Baker.

D’ailleurs, Rousseau lui-même revient rapidement sur la phrase citée : «Il n’y a qu’un seul point sur lequel la faculté de pénétrer partout invisible m’eût pu faire chercher des tentations auxquelles j’aurais mal résisté, et une fois entré dans ces voies d’égarement où n’eussé-je point été conduit par elles ? […] Sûr de moi sur tout autre article, j’étais perdu par celui-là seul» (p. 85).

 

[Complément du 29 juin 2017]

Chacun chercherait ce dont il a le plus immédiatement besoin.

DesRochers, Jean-Simon, les Inquiétudes. L’année noire – 1. Roman, Montréal, Les Herbes rouges, 2017, 591 p.

Le feu rouge qui le sépare de son point de rencontre monopolise l’attention des piétons qui l’entourent. Bruno compte près de vingt têtes tournées vers ce cercle illuminé et cette main rouge. Il aimerait réaliser un arrêt sur image, utiliser une télécommande pour figer le présent des autres. Un jour de pluie où il avait réussi à s’introduire en douce dans une vieille salle de cinéma, il avait vu un film qui mettait en scène cette idée. Moi, j’ferais ça dans un buffet… Pèse sur pause, entre dans la place, mange trois assiettes, sors dehors, pèse sur l’autre piton… Gras dur. Le feu tourne au vert (p. 508).

La finesse du grain

Jonathan Franzen, Freedom, 2010, couverture

L’Oreille tendue n’est pas particulièrement statisticienne, même en matière de sport. Elle a toutefois noté que ceux qui le sont aiment employer les mots granulaire et granularité. Ainsi de Wikipédia : «La granularité est une notion objective résultant d’une analyse statistique tandis que la granulation est une notion subjective, une impression.»

Elle ne pouvait donc pas ne pas se réjouir de retrouver le mot dans le roman Freedom de Jonathan Franzen :

His happiness was reminiscent of his early years with Patty, their days of teamwork in child-raising and house renovation, but he was much more present to himself now, more vividly and granularly appreciative of his happiness, and Lalitha was not the worry and enigma and headstrong stranger that Patty, at some level, had always remained to him. With Lalitha, what you saw was what you got (p. 489).

Le bonheur («happiness») est affaire de finesse du grain — et d’adverbe («granularly»).

 

Référence

Franzen, Jonathan, Freedom. A Novel, Toronto, HarperCollins, 2010, 562 p.

L’art du demi-portrait

Jonathan Franzen, Freedom, 2010, couverture

«Eliza was exactly half pretty. Her head started out gorgeous on top and got steadily worse-looking the lower down you looked. She had wonderfully thick and curly brown hair and amazing huge eyes, and then a cute enough little button nose, but then around her mouth her face got smooshed up and miniature in a disturbing sort of preemie way, and she had very little chin

Jonathan Franzen, Freedom. A Novel, Toronto, HarperCollins, 2010, 562 p., p. 50.