Portrait emprunté

Fred Vargas, l’Homme aux cercles bleus, édition de 2001, couverture

L’Oreille tendue collectionne les portraits (voyez ici). Elle ne s’y était toutefois pas encore mise au moment de sa lecture de l’Homme aux cercles bleus (1996).

Or ce roman policier de Fred Vargas en contient un beau spécimen, que vient d’exhumer Luc Jodoin sur son blogue, BiblioBabil (merci, encore une fois, Luc).

Danglard, qui avait un bon coup de crayon, comme on lui disait, caricaturait ses collègues. Ce qui fait qu’il s’y connaissait un peu en visages. La gueule de Castreau, il ne l’avait pas ratée par exemple. Mais d’avance, il savait qu’il ne s’attellerait pas au visage d’Adamsberg, parce que c’était comme si soixante visages s’y étaient entrechoqués pour le composer. Parce que le nez était trop grand, parce que la bouche était tordue, mobile, sans doute sensuelle, parce que les yeux étaient flous et tombants, parce que les os du léger maxillaire étaient trop apparents, ça semblait un cadeau que d’avoir à caricaturer cette gueule hétéroclite, née d’un véritable bric-à-brac au mépris de toute harmonie un peu classique. On pouvait envisager que Dieu s’était trouvé en panne sèche de matière première quand il avait fabriqué Jean-Baptiste Adamsberg, et qu’il avait dû racler les fonds de tiroirs, recoller des morceaux qui n’auraient jamais dû se trouver ensemble si Dieu avait disposé de bon matériel ce jour-là. Mais du coup, il semblait que Dieu, conscient du problème, s’était donné de la peine en échange, et même beaucoup de peine, et qu’il avait fait un coup magistral en réussissant de manière inexplicable ce visage. Et Danglard, qui de mémoire n’avait jamais vu une tête pareille, pensait que la résumer en trois coups de plume eût été une trahison, et qu’au lieu que ses traits rapides en extraient l’originalité, ils fassent à l’inverse disparaître sa lumière.

Fred Vargas, l’Homme aux cercles bleus, Paris, J’ai lu, coll. «J’ai lu. Policier», 6201, 2002, 219 p., p. 18. Édition originale : 1996.

P.-S.—On s’inquiétera, légitimement, de la concordance des temps dans la dernière phrase de l’extrait.

P.-P.-S.—Ce n’est pas la première fois que l’Oreille a l’occasion de citer du Vargas (voyez ).

Cooccurrences du jeudi matin

Amour. — Souvent platonique.

Âtre. — «En littérature, une source “murmure” toujours, et un feu “crépite” dans l’âtre» (Salut, mon pope !, p. 179).

Bureaucratie. — La dire kafkaïenne relève presque du pléonasme.

Capitalisme. — Nécessairement sauvage.

Caverne. —Évoquer Platon.

Déjà. — Voir toujours.

Dilemme. — Cornélien. (Chez les Britanniques : shakespearien.)

Duel. — Historiquement homérique.

Faits. — Les préférer têtus.

Fleuve Saint-Laurent. — Évidemment majestueux.

Œuvre. — Il est bon qu’elle soit monumentale.

Plan. — Machiavélique, par essence.

Platon. — Évoquer sa caverne.

Récit. — Haletant. (Ce serait une qualité.)

Repas. — Gargantuesque. Voir rire.

Rire. — Rabelaisien. Voir repas.

Source. — Voir âtre.

Talent. — Il est réel, ou il n’est pas.

Toujours. — Jargon universitaire : toujours-déjà.

P.-S.—En ces matières, la lecture d’Hervé Laroche est recommandée.

(Merci à @revi_redac.)

 

Référence

San-Antonio, Salut, mon pope ! Roman spécial-police, Paris, Fleuve noir, coll. «S.A.», 25, 1974, 254 p. Édition originale : 1966.

Hervé Prudon (1950-2017)

Hervé Prudon, Champs-Élysées, 1984, couverture

Livre Hebdo annonce ce matin la mort du romancier Hervé Prudon.

À une époque de sa vie, l’Oreille tendue a lu quelques polars de cet auteur : Mardi-gris (1978) — Prudon y pratique la diaphore —, Tarzan malade (1979) — lire un autoportrait ici —, Banquise (1981) et Champs-Élysées (1984).

Elle avait rendu compte de ce dernier roman pour le magazine culturel Spirale (46, octobre 1984, p. 15) :

Martin Bollène aime éperdument Jamina, «la plus belle fille du monde», qu’il a rencontrée dans le train le ramenant à Paris (p. 9, p. 107). Après quatre années passées en montagne à la recherche de son «âme» (p. 10), il rentre, engagé par la Prestige Élysées Films, pour tourner une publicité de trente secondes. Alors plongé en pleine guerre des gangs, il voit disparaître Jamina et se trouve au centre d’affrontements (auxquels il ne comprend rien) entre bandes rivales. Mais Bollène n’est pas un héros; il se sentirait plutôt, comme la bille d’un flipper, à la merci d’un «grand manager» inconnu (p. 20, p. 155, p. 204). Les Champs-Élysées, «mirages bordés de cactus» (p. 131) ou «traînée lumineuse de l’Occident chrétien» (p. 10), ne sont que le décor de cette histoire d’amour; la vie est ailleurs, dans les parkings et les galeries souterraines, les bureaux insonorisés ou les wagons désaffectés. Comme dans Banquise, un de ses romans précédents, Prudon fait avec Champs-Élysées autant dans la «poésie suburbaine» que dans le néopolar. Enlevée, brillante, jouant des modes et des niveaux linguistiques, la prose de Prudon rend aussi bien la tendresse de Bollène pour son père que la violence urbaine. Sur fond de désillusion post-soixante-huitarde, l’auteur met en scène divers mythes modernes (les bas-fonds de la ville, l’amour fou, le héros solitaire), sans clichés ni pathos. Même si «Paris écrase tout» (p. 26), Bollène et Jamina s’en sortiront.

On trouve aussi (au moins) un zeugme dans ce roman (voir ).

 

Référence

Prudon, Hervé, Champs-Élysées. Roman, Paris, Mazarine, 1984, 214 p.

Autopromotion (brève et indirecte) 321

Il y a quelques années, l’Oreille tendue a eu le plaisir de publier un court livre de Marc Zaffran / Martin Winckler, Profession médecin de famille. Sur ce blogue, elle a abordé le statut du français populaire du Québec dans un de ses romans policiers, les Invisibles. Depuis quelques années, elle et lui se croisent à l’occasion à Montréal.

Quand le romancier lui a demandé de lire quelques passages d’un roman (alors) à paraître, histoire de voir ce qu’il en était du français québécois d’un des personnages, l’Oreille n’allait évidemment pas refuser.

C’est de cela qu’il est brièvement question à la quinzième minute de cette vidéo présentant les Histoires de Franz.

P.S.—Il arrive aussi à MZ / MF de pratiquer le zeugme.

 

Références

Winckler, Martin, les Invisibles, Paris, Fleuve noir, 2011, 277 p.

Winckler, Martin, les Histoires de Franz, Paris, P.O.L, 2017, 528 p.

Zaffran, Marc, Profession médecin de famille, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, coll. «Profession», 2011, 72 p.