Divergences transatlantiques 053

Deux paires de chaussures suspendues, Montréal, 5 juin 2010

Certaines personnes — l’Oreille tendue n’en est pas — aimeraient courir, dit-on. Elles pratiquent la course, le jogging, le footing, voire — la création paraît récente — le running. Pour Wikipédia, cet «anglicisme» désigne «une pratique libre de la course à pied», inscrite «dans le culte de la performance : courir plus longtemps ou plus vite par exemple».

Dans un mois, Cécile Coulon fera ainsi paraître, chez François Bourin, un Petit éloge du running.

Au Québec, ce titre pourrait prêter à confusion : le running, ou running shoe, y est surtout la chaussure qui permet la course, non la course elle-même. Des exemples littéraires de cet emploi ? Voyez Attaquant de puissance, de Sylvain Hotte, qui utilise aussi bien, en italiques, runnings (p. 132, p. 152) que running shoes (p. 175). (On voit aussi espadrille, chaussure de sport, shoe-claques, sneakers, etc. Le site le Français de nos régions a consacré une étude à la répartition géographique de ces termes au Canada.)

Quoi qu’il en soit de l’éloge à paraître, tout ça est une affaire de pied(s).

 

Référence

Hotte, Sylvain, Attaquant de puissance, Montréal, Les Intouchables, coll. «Aréna», 2, 2010, 219 p.

Accouplements 107

Article «Moustache», Encyclopédie, 1751-1772, incipit

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

Pérez-Reverte, Arturo, Deux hommes de bien. Roman, Paris, Seuil, 2017, 501 p. Traduction de Gabriel Iaculli. Édition originale : 2015.

«Et sur le mur, au-dessus de cette bibliothèque éclectique, trois estampes en couleur forment une insolite combinaison d’effigies : Voltaire, Catherine de Russie et Frédéric de Prusse. À tous les trois Bringas a peint des moustaches, des cornes et autres attributs grotesques» (p. 282).

Senécal, Patrick, Malphas 2. Torture, luxure et lecture, Québec, Alire, coll. «GF», 18, 2012, 498 p.

«Je souris en poursuivant mon examen et tombe sur deux rangées remplies d’œuvres de Voltaire. Je lis les titres, impressionné. Bien sûr, j’y retrouve les incontournables, comme Candide, Zadig et Micromégas, mais plus de la moitié me sont parfaitement inconnus, comme Les Deux Consolés, L’Homme aux 40 écus ou Cosi-Sancta. Bref, il y a bien là une cinquantaine de livres, ce qui doit représenter tout près de l’œuvre complète de fiction de l’écrivain. Archlax est manifestement un exégète du célèbre auteur. Le littéraire en moi est tout à coup fasciné et je ne peux m’empêcher d’enlever mes gants, de prendre quelques bouquins du philosophe et de les feuilleter… Je tombe alors sur un exemplaire de L’Ingénu, édition qui comporte en quatrième de couverture un portrait de Voltaire… et je remarque qu’on lui a ajouté, à l’aide d’un crayon-feutre noir, des lunettes, une moustache et une verrue. Sans doute qu’Archlax a déniché ce livre dans une librairie d’occasion et que le visage était déjà barbouillé. Mais j’imagine mal DP acheter un volume qu’on aurait ainsi outragé. Pour en avoir le cœur net, je me mets à la recherche d’autres titres affichant la gueule de Voltaire et en trouve six. Trois des portraits sont intacts, mais les trois autres ont aussi été défigurés» (p. 249-250).

 

Illustration : incipit de l’article «Moustache» de l’Encycopédie de Diderot et D’Alembert, 1751-1772

 

P.-S.—L’Oreille tendue a étudié la présence du XVIIIe siècle dans les quatre volumes de la série Malphas : Melançon, Benoît, «Pot-pourri. Le projet Voltaire», Cahiers Voltaire, 16, 2017, p. 189-192; repris, sous le titre «Drame sadovoltairien chez Patrick Senécal», dans Nos Lumières. Les classiques au jour le jour, Montréal, Del Busso éditeur, 2020, p. 82-88.

Histoires de famille

Réjean Ducharme, l’Hiver de force, éd. de 1984, couverture

C’est dans l’Hiver de force, de Réjean Ducharme. Il est question des Canadiens de Montréal — c’est du hockey.

D’abord, page 51 :

Tout à l’heure (c’est encore chaud), on s’est fait battre 6 à 2 à New York. Les Rangers, profitant d’une zone de basse pression de nos frères Mahovlich, ont écrasé, défoncé, déclassé nos Canadiens; (ils n’en ont fait qu’une poignée, qu’une bouchée, qu’une pincée). Hé Frank ! Hé Pete ! Wake up ! C’est les éliminatoires mondiales de hockey ! C’est pas la Pavane pour une infante défunte !

— Cesse, cher ! Les joueurs qu’on aime c’est pour qu’on leur soit fidèles. Quand ils font des erreurs c’est pour qu’on les aime plus, sinon davantage !

Puis, page 59 :

Les Canadiens se sont fait éliminer comme des grands veaux. Seuls [Henri] Richard et [Jacques] Lemaire n’ont pas joué comme des cochons. Nos frères Mahovlich ont traîné la patte tout le long de la série comme s’ils se l’étaient laissé graisser. On s’est fait arranger correct. Ça nous a mis le moral à terre. 3 à 2 pour New York; dernière période, dernières dix secondes; mise au jeu à la droite de leur gardien : Richard l’emporte, passe à Frank dans le coin; [Brad] Park guette Frank et Lemaire bataille pour rester en position devant le filet; Frank lance vers Lemaire à travers les jambes de Park, la rondelle vole par-dessus le bâton de Lemaire, Lemaire frappe de l’air. La sirène crie, en plein dans nos cœurs. C’est fini, c’est effrayant, Nicole pleure.

Réjean Ducharme est mort le 21 août 2017, et Maurice Ravel le 28 décembre 1937. Frank Mahovlich est né le 10 janvier 1938.

Joyeux anniversaire.

 

Référence

Ducharme, Réjean, l’Hiver de force. Récit, Paris, Gallimard, 1973, 282 p. Rééd. : Paris, Gallimard, coll. «Folio», 1622, 1984, 273 p.

Les zeugmes du dimanche matin et de Jean-Philippe Chabot

Jean-Philippe Chabot, le Livre de bois, 2017, couverture

«Ainsi, quand les engagés furent sur le point de sortir pour s’embarquer dans ce qui, à cinq lieues de là et à travers de mauvaises lunettes, avait l’air d’un canot raboté en écorce de pin, Côté se trouva désamanché, comme confronté à la véracité de son sentiment et à la clarté syntaxique du dire de l’autre» (p. 21).

«Le chien n’eut pour ainsi dire pas de deuxième chance ni le dessus sur sa proie et se retrouva sous l’eau» (p. 43).

«Au reste, elle n’était pas jolie, car elle n’avait pas de cou ni d’envergure et elle avançait le menton en gargouille» (p. 76).

«Un coup coupé et cordé, le bois pouvait suivre plusieurs parcours. On en cordait une partie directement sur le lac gelé pour qu’il s’engage dans la rivière aussitôt le lac calé. Au petit printemps, on voyait les hommes dévaler le paysage et les rivières, mille billes devant, mille autres derrière, comme un tapis de bois séculaire. Draver, c’était un métier qu’on semblait avoir inventé pour la beauté de l’image. Certains n’en revenaient pas» (p. 88).

«Les âmes sensibles comme les héros d’un livre dont vous êtes le héros seront libres de prétendre qu’ils ne chient pas et de passer au chapitre suivant sans s’enfarger dans ce que Luc Larouche du rang d’Anjou décida de conter, ce soir de février là, autour de la truie chaude dans laquelle allaient se consumer, tout au long de l’hiver, autant de cordes de bois que d’histoires douteuses» (p. 94-95).

Jean-Philippe Chabot, le Livre de bois. Roman canadien-français, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 114, 2017, 135 p., p. 21.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)