Les idiotismes de métier

Christian Gailly, l’Incident, éd. de 2009, couverture

Diderot, dans la Satire première sur les caractères, et les mots de caractère, de profession, etc., explique, exemples à l’appui, combien le métier détermine le rapport au monde. Après avoir décrit un érudit, il passe à un autre personnage :

C’est le pendant du géomètre, qui, fatigué des éloges dont la capitale retentissait lorsque Racine donna son Iphigénie, voulut lire cette Iphigénie si vantée. Il prend la pièce; il se retire dans un coin; il lit une scène; deux scènes, à la troisième, il jette le livre en disant : Qu’est-ce que cela prouve ?… C’est le jugement et le mot d’un homme accoutumé dès ses jeunes ans à écrire à chaque bout de page : Ce qu’il fallait démontrer (p. 117).

C’est à ce texte que l’Oreille tendue pensait en lisant le roman l’Incident de Christian Gailly (1996), tout en sachant bien que les deux extraits qu’elle va citer ne correspondent pas tout à fait au propos de Diderot.

Le premier concerne deux femmes :

Elle espérait avoir affaire à la petite qu’elle aimait bien, une brunette à cheveux courts et visage de garçon, précisons, de beaux grands yeux verts noisette, avec des reflets verts, une bouche pleine de chair d’un brun sanguin presque violet, qui en prenant son pied lui donnait un vague plaisir (p. 13-14).

Pour tout un chacun, «prendre son pied» peut désigner le plaisir obtenu, fût-il «vague». Pour cette jeune vendeuse de chaussures, cela n’est pas toujours le cas, au sens premier.

Le second extrait met en scène une femme qui exerce une profession bien différente :

Elle fumait en écoutant le bruit de l’avenue. Elle regardait le ciel. Tout ça semblait tellement convenu, mais qu’est-ce que le convenu, sinon la vie elle-même ? Un ciel de soir de juin. Une fin de jour interminable. Large, douce. Vaste, agonie de couleurs chaudes. Des camaïeux de bleus éteints. Le gros rond du soleil dans la brume. Il descendait lentement derrière une rangée de cheminées, une sorte de dentier (p. 146).

Voilà à quoi pensent les dentistes devant un coucher de soleil.

 

Références

Diderot, Denis, le Neveu de Rameau. Satires, contes et entretiens, Paris, Librairie générale française, coll. «Le livre de poche», 5925, 1984, 414 p. Édition établie et commentée par Jacques et Anne-Marie Chouillet.

Gailly, Christian, l’Incident, Paris, Éditions de Minuit, coll. «Double», 63, 2009, 253 p. Édition originale : 1996.

De l’art du rythme

Christian Gailly, Be-bop, éd. de 2002, couverture

Christian Gailly aime la musique, et celle des mots. (L’Oreille tendue a déjà eu l’occasion de citer un de ses portraits ici.) Il aime donc les rythmes. Exemples, tirés de Be-bop (1995).

Il peut s’agir de reprises de sonorités : «peu importe, revenons aux saints, s’il te plaît. Si c’est ou si ce sont des saints. Si si mais si ce sont des saints sinon, on ne voit pas pourquoi [etc.]» (p. 17).

La reprise peut être de mots complets : «Voilà voilà, dit Fernand. Il le dit deux fois, pas deux fois voilà, deux fois voilà voilà. Voilà-voila, voilà-voilà. Ça forme un rythme rappelant à Lorettu le début d’un mouvement d’un des quatuors médians de Beethoven, mais lequel ?» (p. 23).

Le rythme est itou affaire de ponctuation : «je suis musicien. Ah bon ? Dit le vieux. Il répète ah bon sur différents tons. Ah bon, ah bon. Ah bon. Ah bon ! Ah, bon» (p. 34).

Pour résumer : vive la variation.

Paul a du mal à se défendre contre une pensée relative à Psychose, le fils reproduisant la voix de la mère, le fils ayant tué mais bon. Le fils identifié ayant tué, mais bon. Le fils ayant tué, identifié pour que la mère mais bon. Le fils ayant tué parce qu’identifié mais bon. La mère ayant tué le fils parce que mais bon. Le fils se tuant en tuant la mère mais bref (p. 91).

Auraient-ils faim qu’ils n’auraient pas le temps de déjeuner. Ou plutôt, auraient-ils faim, ils n’auraient pas le temps de déjeuner (p. 125).

À lire avec les oreilles.

 

Référence

Gailly, Christian, Be-bop, Paris, Éditions de Minuit, coll. «Double», 18, 2002, 158 p. Suivi de le Swing Gailly par Jean-Noël Pancrazi. Édition originale : 1995.

L’art du portrait, rebelote

Jean Echenoz, Des éclairs, 2010, couverture

«Arrêtons-nous quelques instants sur le jeune Angus Napier. C’est un garçon de petite taille à l’air apeuré quoique dangereux, sournois bien qu’une innocence parfois égarée dans son regard, naïve et butée comme celle d’un ange, fasse concurrence à cet aspect chafouin et donne l’impression d’un enfant assez fou, capable de torturer quelqu’un à mort tout en le serrant en larmes contre lui, lui vouant son amour et sa vie entre deux séances au fer rouge […].»

Jean Echenoz, Des éclairs. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 2010, 174 p., p. 65.

Où l’art du portrait croise celui du zeugme

 Timothy Hallinan, The Fourth Watch, 2008, couverture

N.B. : L’Oreille est surtout tendue en français, mais pas seulement. Voilà pourquoi il existe, en bas à droite, une catégorie «Langue de Shakespeare». Voilà aussi pourquoi elle ajoute le portrait suivant à sa collection (voir «Portraits»), d’autant qu’il contient un fort joli zeugme.

«He was un-evolved, one foot in the Mesozoic, and the other in his mouth» (ch. 25).

Timothy Hallinan, The Fourth Watcher. A Novel of Bangkok, HarperCollins, 2008. Édition numérique.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)