Les zeugmes du dimanche matin et de Balzac

Balzac, Une fille d’Ève, éd. de 1965, couverture

«Les deux amis montèrent dans un cabriolet pour aller racoler les convives, les plumes, les idées et les intérêts» (p. 102).

«Le journal fut baptisé chez elle dans des flots de vin et de plaisanteries, de serments de fidélité, de bon compagnonnage et de camaraderie sérieuse» (p. 103).

«Ce trait fit porter l’actrice en triomphe et en déshabillé dans la salle à manger par les quelques amis qui restaient» (p. 104).

«Quant à la comtesse de Granville, elle vivait retirée en Normandie dans une de ses terres, économisant et priant, achevant ses jours entre des prêtres et des sacs d’écus, froide jusqu’au dernier moment» (p. 154).

Honoré de Balzac, Une fille d’Ève, Paris, Garnier-Flammarion, coll. «GF», 48, 1965, 189 p. Édition originale : 1839. Chronologie et préface par Pierre Citron.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

L’oreille tendue de… Pierre Lemaitre

Pierre Lemaitre, Un avenir radieux, 2025, couverture

«Joseph s’était blotti sur elle mais il ne ronronnait pas comme à l’accoutumée. Il se leva, s’avança jusqu’à la porte et lorsque Colette l’eut entrouverte, il fit quelques pas prudents sur le palier et s’arrêta. Colette le suivit. À travers les barreaux de l’escalier, tous deux voyaient, en bas, dans le salon, les silhouettes de papi et mamie. Ils chuchotaient. Colette tendit l’oreille.»

«Colette mesura du regard la longueur qui la séparait du molosse qui aboyait comme un fou, les babines retroussées. Elle s’avança jusqu’à se trouver à moins d’un mètre de lui, ça le rendit dingue, le chien, mais il se calma d’un coup quand elle lui lança des morceaux de sucre. Il se tut, on entendit de nouveau les bruits de la route, les voitures, un tracteur pas loin, elle tendit l’oreille.»

Pierre Lemaitre, Un avenir radieux. Roman, Paris, Calmann-Levy, 2025, 592 p. Édition numérique.

 

P.-S.—Comme l’a noté Luc Jodoin, l’incipit du roman comporte aussi une oreille tendue.

L’oreille tendue de… Alain-Fournier

Alain-Fournier, le Grand Meaulnes, éd. de 1972, couverture

«À neuf heures, nous nous disposions à monter nous coucher; ma mère avait déjà la lampe à la main, lorsque nous entendîmes très nettement deux grands coups lancés à toute volée dans le portail, à l’autre bout de la cour. Elle replaça la lampe sur la table et nous restâmes tous debout, aux aguets, l’oreille tendue.»

Alain-Fournier, le Grand Meaulnes, Paris, Fayard, coll. «Le livre de poche», 1000, 1972, 318 p., p. 119. Édition originale : 1913.

Pierre Foglia (1940-2025)

Photo d’Armand Trottier, la Presse, 5 mai 1990

Chroniqueur pendant des décennies au quotidien montréalais la Presse, Pierre Foglia vient de mourir. L’Oreille tendue ne le prend juste pas.

Comme tout le monde, pendant des années, elle a commencé sa lecture du journal par ses textes. On les a longtemps publiés dans le premier cahier du journal. Qui se souvient qu’on les a aussi publiés avec les petites annonces, à sa demande ?

Il ne comprenait rien à la mécanique automobile; en vélo, ça allait. Il était poète à ses heures. On pouvait se servir de lui en classe (sur la lecture du journal) ou dans un mémoire de maîtrise. Il a écrit sur Voltaire et sur La Poune. Dans sa famille, on ne sifflait pas à table. Lui, qui a tant écrit sur le sport, ressemblait à un joueur de hockey, Jim Roberts. Il était une des rares personnes à ne pas chanter les mérites de René Lecavalier (ni de Patrick Roy). Comme quiconque a le cœur à la bonne place, il aimait Guy Lafleur, «le plus fin, le moins fucké par sa gloire» des joueurs de hockey. «Pépère-la-virgule» autoproclamé, il n’appréciait ni le mépris linguistique ni la «lalaïsation». Il connaissait l’existence de la «crossette espagnole» et du «char (de marde)». L’alcool ? Non. Le pot ? Oui.

Au moment de l’annonce de sa mort, on a évoqué Flaubert et Annie Ernaux; on aurait sûrement dû parler d’Alexandre Vialatte, qu’il appréciait tant. On peut légitimement se demander si Monique Proulx («Madame Bovary», dans les Aurores montréales) et William S. Messier (Dixie, p. 126 et suiv.) n’ont pas été inspirés par lui.

Un jour, Pierre Foglia a dit du bien d’un livre coécrit par l’Oreille; elle ne s’en est pas encore remise.

Sa mort est parfaitement injustifiée.

 

Références

Messier, William S., Dixie. Roman, Montréal, Marchand de feuilles, 2013, 157 p. Ill.

Proulx, Monique, les Aurores montréales. Nouvelles, Montréal, Boréal, coll. «Boréal compact», 85, 2016, 238 p. Édition originale : 1996.