Fil de presse 038

Charles Malo Melançon, logo, mars 2021

Des publications sur la langue ? Servez-vous !

Aquino-Weber, Dorothée et Maguelone Sauzet (édit.), la Suisse romande et ses patois. Autour de la place et du devenir des langues francoprovençale et oïlique, Neuchâtel, Éditions Alphil, coll. «Glossaire des patois de la Suisse romande», 2022, 366 p.

Arnaud, Noël et Patrick Fréchet, Kouic. Anthologie des charabias, galimatias et turlupinades, Paris, Éditions du Sandre, 2021, 352 p.

Barbaud, Philippe, l’Instinct du sens. Essai sur la préhistoire de la parole, La Ciotat, AMH communications, 2021, 342 p.

Boudet, Martine (édit.), les Langues-cultures. Moteurs de démocratie et de développement, Vulaines sur Seine, Éditions du Croquant, coll. «Document», 2022, 278 p.

Bouveresse, Jacques, les Vagues du langage. Le «paradoxe de Wittgenstein» ou comment peut-on suivre une règle ?, Paris, Seuil, coll. «Liber», 2022, 672 p.

Bravo, Federico (édit.), Approches submorphémiques de l’espagnol. Pour une poétique du signifiant, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. «Rivages linguistiques», 2022, 290 p.

Brichant, Christophe et Sonia Perbal, Jurons, onomatopées & interjections. Petites & grandes histoires, Paris, Les Éditions de l’Opportun, 2022, 320 p.

Les Cahiers du dictionnaire, 13, 2021, 530 p. Dossiers «Dictionnaire et exemple» et «Dictionnaire, économie, entreprise», sous la direction de Celeste Boccuzzi, Giovanni Dotoli et Salah Mejri.

De Swaan, Abram, la Société transnationale. Langues, cultures et politiques, Paris, Seuil, coll. «Liber», 2022, 230 p. Traduit du néerlandais par Bertrand Abraham et de l’anglais par Sophie Renaut.

Diagne, Souleymane Bachir, De langue à langue. L’hospitalité de la traduction, Paris, Albin Michel, coll. «Bibliothèque Idées», 2022, 180 p.

Do-Hurinville, Danh-Thành, Patrick Haillet et Christophe Rey (édit.), Cinquante ans de métalexicographie : bilan et perspectives. Hommage à Jean Pruvost, Paris, Honoré Champion, coll. «Lexica Mots et dictionnaires», 41, 2022, 342 p.

Drigny, Juliette, Aux limites de la langue. La langue littéraire de l’avant-garde (1965-1985), Paris, Classiques Garnier, coll. «Études de littérature des XXe et XXIe siècles», 106, 2022, 505 p.

Du Vivier, Gérard, Grammaire françoise (1566). Briefve institution de la langue françoise expliquée en aleman (1568), Paris, Classiques Garnier, coll. «Textes de la Renaissance», 103, série «Traités sur la langue française», 2022, 185 p. Édition de Brigitte Hébert. Édition originale : 2006.

European Journal of Language Policy / Revue européenne de politique linguistique, 14, 1, 2022.

Gibourg, Pascal, Notes silencieuses. Réflexion sur le langage et le silence qui lui est propre. Essai, publie.net, 2022, 136 p. Édition numérique.

Godart-Wendling, Béatrice et Sandra Laugier (édit.), les Usages de l’usage, Londres, ISTE éditions, coll. «Sciences cognitives», série «Les concepts fondateurs de la philosophie du langage», 9, 2022, 286 p.

Le Langage. Nature, structure, apprentissage, usage, Paris, Sciences humaines, coll. «Synthèse», 2022, 261 p.

Legallois, Dominique, Une perspective constructionnelle et localiste de la transitivité, Londres, ISTE Group, coll. «Sciences cognitives», série «Énonciation et syntaxe en discours», 4, 2022, 304 p.

Radjoul, Créoliser le québécois. Réflexions sur la langue, l’identité et le rapaillement, Montréal, Somme toute, coll. «Identité». 2022, 134 p.

Voir le compte rendu de l’Oreille tendue ici.

Setti, Nadia, Hypothèse d’une langue-mère. Théories études rêveries, Paris, L’Harmattan, coll. «Créations au féminin», 2022, 322 p.

Soulié, Julien, les Pourquoi du français. 100 questions (légitimes) que vous vous posez sur la langue française, Paris, First, 2022, 251 p.

Thiéry-Riboulot, Véronica, Laïcité : histoire d’un mot, Paris, Honoré Champion, coll. «Linguistique historique», 15, 2002, 606 p.

Weiss, Roger, Quand je serai grand, je serai bilingue !, Fouesnant, Yoran Embanner, 2022, 220 p.

Comprendre le récit de voyage

Réal Ouellet, la Relation de voyage en Amérique (XVIe-XVIIIe siècles), éd. de 2015, couverture

Selon le Petit Robert (édition numérique de 2018), une somme est une «Œuvre qui résume toutes les connaissances relatives à une science, à un sujet». On pourrait dès lors s’attendre à ce qu’il s’agisse d’un texte monumental. Pourtant, la Relation de voyage en Amérique (XVIe-XVIIIe siècles), de Réal Ouellet (1935-2022), ne compte que 138 pages d’analyse et c’est une somme.

Réal Ouellet était un des spécialistes les plus réputés du récit de voyage; d’abord centrées sur le XVIIIe siècle en Nouvelle-France, ses recherches s’étaient progressivement étendues historiquement — vers les XVIe et XVIIe siècles — et géographiquement — vers les Antilles. Sa bibliographie comporte autant des éditions de texte (Champlain, Sagard, Leclercq, Exquemelin, Pelleprat, Bouton, Saugrain, Lahontan, etc.) que des travaux critiques fondamentaux (articles, chapitres de livres, ouvrages collectifs, etc.).

La Relation de voyage en Amérique «reprend et réorganise» des études parues sur deux décennies (p. 7). Le corpus est étendu, avec quelques œuvres auxquelles Ouellet revient souvent, celles de Jean de Léry, de Jacques Cartier, de Paul Lejeune («peu suspect de sympathie envers les Amérindiens», p. 105), de Robert Challe, de Lahontan («relateur atypique», p. 46), de Bougainville. Les exemples sont frappants et judicieusement choisis. Les lectures sont minutieuses et toujours collées sur les textes : figures de rhétorique (prétérition, hyperbole), système pronominal (qui parle ?), types de citations, appartenances génériques (mémoires, journal, lettre, carnet), procédés d’écriture (comparaison, énumération) — voilà de l’analyse de texte à son meilleur.

La structure de l’ensemble est particulièrement claire. La «perspective globalisante d’une poétique de la relation de voyage» (p. 57) ici défendue repose sur une prise de position clairement posée et indiscutablement utile. Toute relation de voyage exige, dans des proportions variables, trois gestes : narrer (chapitre III), décrire (IV), commenter (V). Dans les deux premiers chapitres, Ouellet expose la nature duelle du «pacte viatique» («cautionner une action colonisatrice et […] légitimer une écriture», p. 9), puis réfléchit au passage «du voyage à l’écriture» (quels genres pratiquer ?). Les deux derniers portent sur les mécanismes de la «parole rapportée» et sur la mise en scène du «sujet scripteur». La conclusion démonte avec brio les rapports du fictionnel et de la relation de voyage : quoi qu’elle puisse affirmer à ce sujet, celle-ci «revendique une place dans l’espace littéraire, formellement et thématiquement, par l’apologie qu’elle fait du plaisir d’écrire et de lire» (p. 133).

Les textes abordés sont anciens, mais souvent rapportés à des pratiques modernes (le cinéma) et à des auteurs du XXe siècle (Saint-Exupéry, Michel Butor, Thomas Mann, Alain Robbe-Grillet). Réal Ouellet était aussi écrivain : les échos entre l’étude de 2010 et un roman de 1996, l’Aventurier du hasard, sont nombreux. Des remarques sont étonnantes et fécondes : beaucoup de récits de voyage, par exemple, racontent des échecs, plus que des réussites, notamment sur le plan du «travail apostolique» (p. 102).

De la bien belle ouvrage, qui servira longtemps.

P.-S.—Les mots retenus par Ouellet en 2010 pour désigner les Autochtones et les esclaves noirs sont ceux que l’on a trop longtemps utilisés et que l’on essaie, de plus en plus, d’éviter aujourd’hui. On peut se demander s’il les emploierait encore en 2022.

 

Références

Ouellet, Réal, l’Aventurier du hasard. Le baron de Lahontan. Roman, Québec, Septentrion, 1996, 435 p.

Ouellet, Réal, la Relation de voyage en Amérique (XVIe-XVIIIe siècles). Au carrefour des genres, Sainte-Foy (Québec), Presses de l’Université Laval, «Collections de la République des lettres», série «Études», 2010, 165 p. Réédition : Paris, Hermann, «Collections de la République des lettres», série «Études», 2015, 165 p.

Portrait socratique du jour

André Belleau, Notre Rabelais, couverture, 1990

«voyans [Socrate] au dehors et l’estimans par l’extériore apparence, n’en eussiez donné un coupeau d’oignon, tant laid il estoit de corps et ridicule en son maintien, le nez pointu, le reguard d’un taureau, le visaige d’un fol, simple en meurs, rustiq en vestimens, pauvre de fortune, infortuné en femmes, inepte à tous offices de la république, tousjours riant, tousjours beuvant d’autant à un chascun, tousjours se guabelant, tousjours dissimulant son divin sçavoir; mais, ouvrans ceste boyte, eussiez au dedans trouvé une céleste et impréciable drogue : entendement plus que humain, vertus merveilleuse, couraige invincible, sobresse non pareille, contentement certain, asseurance parfaicte, déprisement incroyable de tout ce pourquoy les humains tant veiglent, courent, travaillent, navigent et bataillent.»

Rabelais, Gargantua, cité dans André Belleau, Notre Rabelais, Montréal, Boréal, 1990, 177 p., p. 23. «Présentation» de Diane Desrosiers et François Ricard.

Cadences

Patrick Boucheron, Léonard et Machiavel, 2008, couverture

«Mais nul fragment du monde n’est négligeable
pourvu qu’on le regarde intensément.»

Soit la phrase suivante, tirée de Léonard et Machiavel de l’historien Patrick Boucheron (2008), au sujet des deux personnages du titre :

Il y eut entre eux un temps commun, qui les fit contemporains. Non pas continûment, et d’une manière si sourde et si souple, sans doute, qu’ils ne trouvèrent guère de mots pour le dire. Mais la même urgence d’agir et une semblable écoute aux rythmes du monde; l’évidente certitude que sa cadence hésite, et qu’il appartient aux hommes d’en ressentir la pulsation pour doucement l’amener à reprendre son cours réglé […] (p. 202).

On y entend plusieurs choses.

Le style, d’abord. Patrick Boucheron sait ce que la littérature apporte au savoir, pour y être sensible et pour la pratiquer.

Un lexique, ensuite : «urgence», «rythmes», «cadence», «pulsation». Ailleurs, ce sera «mouvement», «pulsion», «véloce», «tempo», «dynamique», «soudaineté», «vitesse», etc. Le temps de Patrick Boucheron est fait de temporalités heurtées. Pour lui, l’histoire n’est pas un long fleuve tranquille.

La question de la contemporanéité, du «temps commun», enfin. Une «des ambitions de ce petit livre», écrit son auteur, «est de comprendre ce qu’être contemporain veut dire» (p. 32).

Léonard de Vinci et Machiavel l’ont été, mais il n’existe aucune trace de leurs rencontres, ni chez l’un, ni chez l’autre, ni chez leurs contemporains.

Machiavel et Léonard de Vinci se sont rencontrés, longtemps, ils se sont très certainement parlé, souvent. Les échos de ces conversations se retrouveront, plus tard, dans des projets communs qui ne seraient guère compréhensibles sans cette connaissance préalable qu’ils firent l’un de l’autre. Il y sera aussi question de fleuve et de fortune, de guerre et de pouvoir, de la façon de voir le monde tel qu’il est et d’en saisir le rythme (p. 90).

Boucheron essaie d’imaginer leurs rencontres, cette «conversation muette» (p. 128), à partir de trois «nœuds» historiques : autour de la figure de César Borgia, au moment de la tentative de détournement de l’Arno, quand Léonard essaie de peindre le tableau la Bataille d’Anghiari.

Il offre par là des portraits de l’un et de l’autre.

Léonard, peut-être le plus longuement abordé, lui qui «ne fit au fond qu’une seule chose de sa vie : dessiner, inlassablement» (p. 73). Contre les idées reçues — «Léonard n’est pas cet artiste solitaire et ombrageux rêvé par les romantiques» (p. 81) —, Boucheron le montre «hanté par le réel» dont il veut rendre compte «entièrement» (p. 130). Paradoxe : «entièrement», mais dans l’inachèvement, «la condition même de l’exercice du génie» (p. 167).

Machiavel paraît plus difficile à cerner. Le «vrai» de sa pensée se situe sur un «seuil d’indistinction et d’incertitude» (p. 127). Elle est toute nourrie de politique, sa «seule philosophie» (p. 139), mais l’écriture l’occupe également. La «part la plus importante de lui-même» est celle «où se conjoignent l’idéal littéraire et la nécessité du politique, la compréhension des principes de l’histoire et la rage d’agir» (p. 162).

Signalons enfin une leçon de l’ouvrage : «les éclats de l’histoire n’attendent pas d’être rapprochés par cet enfant sage et un peu triste, patient et esseulé qui survit dans l’esprit de tout historien» (p. 116).

P.-S. — Le 29 septembre 2015, l’Oreille tendue disait le bien qu’elle pensait d’un autre livre de Patrick Boucheron (et Mathieu Riboulet), Prendre dates. Depuis, elle l’entendu déclarer, à France Inter, s’agissant d’Alain Finkielkraut : «Nous avons maintenant mieux à faire que de nous porter au chevet des mélancoliques.» C’est (encore) de la musique aux oreilles de l’Oreille.

 

[Complément du 30 avril 2024]

Dans Le temps qui reste (2023), les «mélancoliques» sont devenus «les boutiquiers du ressentiment» (p. 63). Ils ne sont pas plus aimables.

 

Références

Boucheron, Patrick, Léonard et Machiavel, Lagrasse, Verdier, coll. «Verdier poche», 2008, 217 p.

Boucheron, Patrick et Mathieu Riboulet, Prendre dates. Paris, 6 janvier-14 janvier 2015, Lagrasse, Verdier, 2015, 136 p.

Boucheron, Patrick, Le temps qui reste, Paris, Seuil, coll. «Libelle», 2023, 69 p.

Echenoz lecteur

Jean Echenoz, Je m'en vais, 1999, couverture

Lire le passage suivant, de Je m’en vais (1999) :

Mais les paroles, une fois émises, sonnaient trop brièvement avant de se solidifier : comme elles restaient un instant gelées au milieu de l’air, il suffisait de tendre ensuite une main pour qu’y retombent, en vrac, des mots qui venaient doucement fondre entre vos doigts avant de s’éteindre en chuchotant (p. 54).

Entendre ceci, du cinquante-sixième chapitre du Quart-Livre de Rabelais (éd. de 1552) :

Lors nous iecta sus le tillac plènes mains de parolles gelées, & sembloient dragée perlée de diverses couleurs. Nous y veismes des motz de gueule, des motz de sinople, des motz de azur, des motz de sable, des motz dorez. Les quelz estre quelque peu eschauffez entre nos mains fondoient, comme neiges, & les oyons realement. Mais ne les entendions. Car c’estoit languaige Barbare. Exceptez un assez grosset, lequel ayant frère Ian eschauffé entre ses mains feist un son tel que font les chastaignes iectées en la braze sans estre entonmées lors que s’esclatent, & nous feist tous de paour tressaillir. […] Ce nonobstant il en iecta sus le tillac troys ou quatre poignées. Et y veids des parolles bien picquantes, des parolles sanglantes, lesquelles li pilot nous disoit quelques foys retourner on lieu duquel estoient proferées, mais c’estoit la guorge couppée, des parolles horrificques, & aultres assez mal plaisantes à veoir. Les quelles ensemblement fondues ouysmes, hin, hin, hin, hin, his, ticque torche, lorgne, brededin, brededac, frr, frrr, frrr, bou, bou, bou, bou, bou, bou, bou, bou, traccc, trac, trr, trr, trr, trrr, trrrrrr, On, on, on, on ououououon: goth, mathagoth, & ne sçay quels aultres motz barbares, & disoyt que c’estoient vocables du hourt & hannissement des chevaulx à l’heure qu’on chocque, puys en ouysmez d’aultres grosses & rendoient son en degelent, les unes comme de tabours, & fifres, les aultres comme de clerons & trompettes.

Remercier François Bon d’avoir, il y a jadis naguère, chez les Helvètes, saisi et déposé le texte de Rabelais (ici).

 

Références

Echenoz, Jean, Je m’en vais. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 1999, 252 p.

Rabelais, François, le Quart-Livre, édition Michel Fezandat de 1552, disponible sur le Athena de l’Université de Genève.