La langue des machines

Yann Diener, LQI, 2022, couverture

«La psychanalyse n’est plus rien dès lors
qu’elle oublie que sa responsabilité première
est à l’endroit du langage.»
Jacques Lacan, Écrits, 1966

Notre «modernité machinique» (p. 22) a entraîné une transformation profonde de la langue, «une accélération de la diffusion du vocabulaire informatique dans le langage courant» (p. 77). Nous baignons — que nous le sachions ou non, que nous le voulions ou pas — dans un «langage machine» (passim), dans une «novlangue informatique» (p. 14). Dans un court livre, LQI. Notre langue quotidienne informatisée, Yann Diener a voulu comprendre ce que nous sommes en train de perdre : de la parole, nous serions passés à la communication; nous serions de moins en moins sensibles à la polysémie (p. 18, p. 52).

Le projet de Diener est plusieurs fois exposé, p. 50, par exemple :

J’essaye de repérer ce qui est en train de changer dans notre rapport avec la fonction même de la parole. J’aimerais bien que dans cinquante ans on puisse trouver trace de comment, précisément, les rapports fondamentaux de l’homme et de la parole se sont trouvés modifiés par notre usage quotidien des ordinateurs et d’une langue informatisée.

Pour mener son enquête, l’auteur a recours à la psychanalyse, en ce qu’«elle porte fondamentalement une grande attention à la parole et au langage, donc aux glissements et aux torsions sémantiques» (p. 94). Son matériau premier est linguistique. Que signifient, au sens fort, identifiant («une sorte d’avatar du nom», p. 13), digicode et codes («cette folie des codes» [p. 17], mais aussi le code comme langage), login, processeur, chiffrement, algorithme, ordinateur, numérique, disque dur, débrancher, interface, reset, programme, logiciel, profil, présentiel, distanciel, avatar, virage numérique, dématérialisation, déconnexion ?

Il mêle anecdotes personnelles, récits de rêves et réflexions sur l’évolution du monde, afin de percer l’«épais brouillard linguistique» (p 31) du début du XXIe siècle. Le ton est crépusculaire : Yann Diener essaie de résister à la «raison informatique» (p. 14) et à l’«ignorance assistée par ordinateur» (p. 94), mais il sait combien cet espoir est illusoire. «Religions et informatiques sont peut-être les deux faces du même obscurantisme totalisant : le Grand Ordinateur voudrait bien tout organiser» (p. 50), écrit-il.

Pour suivre ce chasseur de signifiés dans ses conclusions, il faut accepter les prémisses, aujourd’hui attaquées (p. 63, p. 93), de la psychanalyse, jusqu’à l’association libre («machine» / «ma Chine») et au diagnostic, en l’occurrence d’autisme (chapitres 6 et ch. 7) et de «jargonaphasie» (chapitre 11). Il faut aussi passer sur des affirmations fausses. Diener avance qu’il y a «bien peu d’historiens de métier qui ont choisi l’informatique comme objet de recherche» (p. 17 et p. 32); il aurait été plus juste de dire qu’il ne les connaît pas. Les eût-il découverts qu’il n’aurait pas écrit qu’Alan Turing est «l’homme qui le premier a eu l’idée d’écrire un programme informatique» (p. 19 et p. 24). Il a été précédé, en ce domaine, par une femme, Ada Lovelace.

Par son titre (LQI) — mais assez peu dans le corps du texte (p. 23, p. 48, le chapitre 8) —, l’auteur rend hommage au grand livre de Victor Klemperer, LTI, la langue du IIIe Reich. (L’Oreille tendue en a dit un mot ici.) À la différence du philologue allemand, Diener ne parvient pas toujours à convaincre de la portée collective de son propos. Là où Klemperer montrait l’omniprésence sociale de la langue imposée par le pouvoir nazi, son successeur semble livrer une lecture du monde contemporain fondée d’abord et avant tout sur son rapport personnel à ce monde.

C’est peut-être la limite de son entreprise.

P.-S.—Yann Diener est de ces personnes qui confondent mettre à jour et mettre au jour (p. 26).

 

Références

Diener, Yann, LQI. Notre langue quotidienne informatisée, Paris, Les Belles Lettres, 2022, 103 p.

Klemperer, Victor, LTI, la langue du IIIe Reich. Carnets d’un philologue, Paris, Albin Michel, coll. «Agora», 202, 1996, 372 p. Traduit de l’allemand et annoté par Élisabeth Guillot. Présenté par Sonia Combe et Alain Brossat.

Le travail de la nostalgie

Sébastien La Rocque, Correlieu, 2022, couverture

Aveu préliminaire : l’Oreille tendue n’avait pas été complètement convaincue par le premier roman de Sébastien La Rocque, Un parc pour les vivants (2017). À côté de choses très bien — la description des villages morts des Laurentides ou ceci —, il y en avait qui l’étaient moins : successions d’instantanés, personnages abandonnés en cours de récit, fin ouverte.

Correlieu, du nom du domaine du peintre québécois Ozias Leduc (p. 101), est un roman plus réussi. Il reprend des thèmes du premier — le travail manuel, l’ébénisterie, la famille —, mais il le fait en multipliant les formes, notamment linguistiques, et en déjouant les attentes des lecteurs.

Le romancier mêle des passages narrés, la retranscription d’un monologue filmé et des passages dialogués, parfois avec un chœur (p. 172). Le genre romanesque peut tout accueillir. Pourquoi s’en priver ?

Sur le plan de la langue, pas de prophylaxie typographique. Le français populaire du Québec est partout, sans guillemets ni italiques ni commentaires explicatifs. Voilà comment les personnages parlent, avec des tournures oralisées («faudrait j’dorme l’après-midi», p. 33), des anglicismes (p. 108), des québécismes.

S’il est vrai que l’auteur s’en prend à l’occasion au développement urbain en Montérégie au début du XXIe siècle (p. 131) et qu’un chapitre est intitulé «Les ruines de la Laurentie» (p. 153), ce qui aurait pu n’être qu’un discours nostalgique sur la perte de mémoire de la culture québécoise se transforme heureusement en réflexion sur le legs. Guillaume Borduas est un ébéniste de 70 ans, un peu cynique, comme ses amis qui se rassemblent autour de lui les vendredis soirs pour boire, discuter des films de Pierre Perrault et vitupérer le monde qui a changé autour d’eux. De 45 ans plus jeune que lui, Florence fera un stage sous sa direction, mais elle ne deviendra pour autant son clone. Elle choisit ce qui lui importe dans ce que lui laisse Guillaume — «Avant sa mort, Guillaume a tout légué à Florence, qui n’a conservé que sa collection de rabots» (p. 192) —, car elle sait ce qui compte pour elle dans le monde moderne.

Dans les premières pages, un fils doit sortir «de l’ombre de son père» (p. 16); à la dernière, Florence «remonte les marches en piétinant son ombre» (p. [193]). L’héritage est un choix.

P.-S.—Et la scène finale est parfaitement réussie, autour d’une chaise berçante.

 

Références

La Rocque, Sébastien, Un parc pour les vivants. Roman, Montréal, Le Cheval d’août, 2017, 167 p. Ill.

La Rocque, Sébastien, Correlieu. Roman, Montréal, Le Cheval d’août, 2022, 192 p.

Au travail !

Claire Baglin, En salle, 2022, couverture

En salle est fait de deux récits alternés : une jeune femme se souvient de son enfance dans un milieu modeste; la même jeune femme est maintenant employée dans un fastfood. Claire Baglin, dont c’est le premier roman, rend avec une acuité particulièrement forte ce qu’est aujourd’hui le monde du travail, sa violence, sa langue.

Le récit au passé est familial. La narratrice, Claire, se remémore des événements liés à la honte de ne pas être comme tout le monde. Ses parents, Jérôme et Sylvie, travaillent, mais les budgets sont toujours chiches, notamment en vacances : le père serre contre lui la sacoche qui contient les maigres ressources du ménage, négocie, compte continuellement. L’intérieur du logement familial ne doit pas être partagé. Les pauvres sont ceux qui intériorisent un précepte : «ne pas déranger» (p. 131). Ils n’ont «pas les mots» (p. 137). À l’occasion, la violence éclate, économique, psychologique, physique — entre Claire et son frère Nico (p. 50) — ou verbale — quand la jeune fille visite une maison luxueuse : «Pourquoi ça m’intéresserait le home cinéma de ton père ? Je sais même pas ce que c’est» (p. 139). Vacances, fêtes, premières amours («à l’étage je fais l’amour peut-être», p. 142), usines, restaurants (chics ou pas), remise d’une médaille du travail à Jérôme : les scènes sont diverses.

En revanche, dans le fastfood, il n’y a qu’une réalité, celle du fastfood, de la salle qui donne son titre au roman. Presque rien du monde extérieur ne semble y pénétrer : «Aux frites, l’automatisme m’empêche de réfléchir» (p. 114). Sauf pour une petite chef, Chouchou, les employés n’ont pas d’épaisseur, pas même la narratrice : «Je suis l’équipière qui ne participe à rien, ne rejoint rien et ne mange avec personne» (p. 85). On ne connaît pas le nom des autres; on les désigne par leur poste : «Un équipier a besoin d’une moyenne frite en urge et je la fais. Merci moyenne frite ! Ils ne connaissent toujours pas mon prénom» (p. 109). Les cadences sont infernales et précisément minutées; ne pas les respecter, c’est s’exposer à la critique, à la rétrogradation, voire au renvoi. Une stricte hiérarchie est imposée, avec ses luttes intestines entre «rivales» (p. 133) pour la reconnaissance. Chaque geste est scruté pour savoir à qui attribuer la faute : «T’as pas oublié les quatre frites avec ta commande ?» (p. 134) Les pressions sont internes comme externes : «Le client assène, sûr de son droit : tu réponds pas, tu t’excuses et puis c’est tout, le client est roi» (p. 154). Comme son père, Claire sera victime d’un accident du travail.

Le fastfood a son jargon, comme tout milieu professionnel, voire sa syntaxe : «Dans sa bouche, l’ordre des mots est celui de la machine» (p. 117). Les manageurs sont des manas. Le service à l’auto est le drive. La trame est l’organisation du travail. Il faut que la prod’ suive sans discontinuer, y compris l’embal’. La langue est désossée : «chiffon comptoir» (p. 58), «nettoyage poste» (p. 125). Un client n’est pas satisfait de ce qu’on lui offre ? Il demande à être compensé par un «geste commercial» (p. 39). Pour être payé, on ne doit pas oublier la «pointeuse» qui «klaxonne» (p. 83). Plusieurs des mots de passe du travail viennent de l’anglais : bumper, pass, trash, more pending. Cela donne lieu à une scène ironiquement révélatrice des relations entre les langues en France aujourd’hui :

Alors que j’aidais gracieusement l’équipière aux boissons et que j’étais sur le point de récupérer son poste pour échapper à la vaisselle, le coca a crachoté. Ensuite le jus d’orange a crié refill refill mais personne ne comprenait l’anglais, le manageur a dit peut-être que ça veut dire, attendez, je vais chercher, non je sais pas (p. 95).

De la bien belle ouvrage, ici comme ailleurs.

 

Référence

Baglin, Claire, En salle. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 2022, 158 p.

Délier la langue

Mireille Elchacar, Délier la langue, 2022, couverture

Depuis Marina Yaguello dans les années 1980, nous sommes nombreux à avoir voulu lutter, dans de courts ouvrages accessibles, contre les idées reçues en matière de langue. C’est le cas, entre autres auteurs francophones, de Chantal Rittaud-Hutinet (compte rendu), d’Anne-Marie Beaudoin-Bégin (compte rendu), de Michel Francard, d’Arnaud Hoedt et Jérôme Piron (comptes rendus un et deux), de Maria Candea et Laélia Véron (compte rendu), et de l’Oreille tendue. Avec Délier la langue. Pour un nouveau discours sur le français au Québec, Mireille Elchacar apporte sa pierre à l’édifice.

L’an dernier, avec Amélie-Hélène Rheault, Elchacar publiait «La présence des linguistes lors de débats sur la langue dans la presse écrite québécoise». Soucieuse de cette «présence», elle souhaite qu’elle soit de plus en plus importante (p. 11-13, p. 16, p. 17). Elle invite ses collègues à s’en prendre aux «idées reçues» (p. 7, p. 62, p. 121) et «aux discours convenus sur le français au Québec» (p. 17), à rejeter le «discours moralisateur» (p. 10, p. 144), «dénigrant» (p. 16) ou «puriste» (p. 60).

Pour sa part, dans cet «exercice de vulgarisation» (p. 7), elle s’attaque à deux questions, notamment dans une perspective historique : les anglicismes, l’orthographe. Des premiers, elle rappelle qu’ils sont trop souvent uniquement affaire de jugement de valeur. De la seconde, elle montre qu’elle est incohérente, illogique et opaque en français et qu’elle devrait être réformée, et elle insiste sur les difficultés pédagogiques que pose son enseignement. Il faudrait sortir de la «nostalgie d’un passé qui n’a jamais existé» (p. 70).

Mireille Elchacar a recours à un très grand nombre d’exemples. Certains sont bien choisis. Pourquoi remplacer cocktail par coquetel (p. 54, p. 64) ? Comment écrire alibi si on n’a jamais vu ce mot (p. 134-135) ? D’autres sont moins convaincants. Baby-foot n’est pas un «faux anglicisme» spécifique au Québec (p. 34 n. ii). Ni baseball ni camping ne sont du «registre familier» dans cette aire linguistique (p. 49). Pendant des années, le discours médiatique québécois sur la langue a été obsédé par la tournure la fille que je sors avec; est-ce encore d’actualité (p. 59-60) ?

À juste titre, l’autrice insiste à plusieurs reprises sur la nécessité de toujours distinguer les registres quand on réfléchit aux phénomènes linguistiques, de même qu’aux rapports complexes de l’oral et de l’écrit. Elle fait bien ressortir le fait que le français québécois n’a pas de syntaxe qui lui serait propre (p. 58-61); il n’existe pas de langue qui s’appellerait le québécois. Elle propose d’utiles synthèses (p. 61). Des formules font mouche : «Nous vivons en ce moment la plus grande période de fixité de l’orthographe française» (p. 113).

Délier la langue se termine sur «Quelques pistes pour l’avenir» (p. 139-145). Mireille Elchacar souhaite que le Québec soit à l’«avant-garde» de l’«amélioration de l’orthographe française» (p. 140), en allant plus loin que les réformes de 1990 (p. 140-141) et en revoyant les règles de l’accord du participe passé (p. 142-144). Elle appelle aussi de ses vœux «une nouvelle manière de parler de la langue au Québec» (p. 145) fondée sur les travaux des linguistes et non sur les discours s’en prenant aux seules fautes, réelles ou supposées.

Entendons-la.

P.-S.—L’Oreille tendue, dix-huitiémiste de son état, est tatillonne en matière de Siècle des lumières : non, l’Encyclopédie, qui a paru de 1751 à 1772, ne compte pas 35 volumes (p. 32), mais 28 (17 de textes, 11 d’illustrations). Il ne faut pas confondre l’Encyclopédie dirigée par Diderot et D’Alembert et son Supplément, avec lequel ils n’ont rien à voir.

P.-P.-S.—L’Oreille tendue, bibliographe de son état, est tatillonne en matière de références. Elle ne s’explique pas qu’on puisse évoquer nombre de textes sans en donner ni la référence ni, au moins, le titre ou la date de parution (p. 10-12, p. 14, p. 15, p. 19, p. 33). Elle déplore que, dans la bibliographie finale, le même titre apparaisse sous deux formes (p. 152 et p. 154; p. 157). Des titres cités ne se trouvent pas en bibliographie (p. 89, p. 141). Dire d’Alain Rey qu’il est «coauteur du Petit Robert» (p. 100) est abusif. Tout ça fait désordre.

 

Références

Beaudoin-Bégin, Anne-Marie, la Langue rapaillée. Combattre l’insécurité linguistique des Québécois, Montréal, Somme toute, coll. «Identité», 2015, 115 p. Ill. Préface de Samuel Archibald. Postface de Ianik Marcil.

Beaudoin-Bégin, Anne-Marie, la Langue affranchie. Se raccommoder avec l’évolution linguistique, Montréal, Somme toute, coll. «Identité», 2017, 122 p. Ill. Préface de Matthieu Dugal.

Beaudoin-Bégin, Anne-Marie, la Langue racontée. S’approprier l’histoire du français, Montréal, Somme toute, coll. «Identité», 2019, 150 p. Ill. Préface de Laurent Turcot. Postface de Valérie Lessard.

Candea, Maria et Laélia Véron, Le français est à nous ! Petit manuel d’émancipation linguistique, Paris, La Découverte, 2019, 238 p. Nouvelle édition : Paris, La Découverte, coll. «La Découverte Poche / Essais», 538, 2021, 224 p.

Elchacar, Mireille et Amélie-Hélène Rheault, «La présence des linguistes lors de débats sur la langue dans la presse écrite québécoise», dans Carmen Marimón Llorca, Wim Remysen et Fabio Rossi (édit.), les Idéologies linguistiques : débats, purismes et stratégies discursives, Berlin, Berne, Bruxelles, New York, Oxford, Varsovie et Vienne, Peter Lang, coll. «Sprache – Identität – Kultur», 2021, p. 277-301.

Elchacar, Mireille, Délier la langue. Pour un nouveau discours sur le français au Québec, Montréal, Éditions Alias, 2022, 160 p. Ill.

Francard, Michel, Vous avez de ces mots… Le français d’aujourd’hui et de demain !, Bruxelles, Racine, 2018, 192 p. Illustrations de Jean Bourguignon.

Hoedt, Arnaud et Jérôme Piron, la Convivialité. La faute de l’orthographe, Paris, Éditions Textuel, 2017, 143 p. Préface de Philippe Blanchet. Illustrations de Kevin Matagne.

Hoedt, Arnaud et Jérôme Piron, Le français n’existe pas, Paris, Le Robert, 2020, 158 p. Préface d’Alex Vizorek. Illustrations de Xavier Gorce.

Melançon, Benoît, Le niveau baisse ! (et autres idées reçues sur la langue), Montréal, Del Busso éditeur, 2015, 118 p. Ill.

Rittaud-Hutinet, Chantal, Parlez-vous français ? Idées reçues sur la langue française, Paris, Le cavalier bleu éditions, coll. «Idées reçues», 2011, 154 p. Ill.

Yaguello, Marina, Catalogue des idées reçues sur la langue, Paris, Seuil, coll. «Points», série «Point-virgule», V61, 1988, 157 p. Ill.

À propos des éléments de langage

Bertin Leblanc et Paul Gros, Éléments de langage, 2022, couverture

La Canadienne Michaëlle Jean a été nommée à la tête de l’Organisation internationale de la Francophonie en 2014. Elle était candidate à un second mandat, mais on lui a préféré, en 2018, la Rwandaise Louise Mushikiwabo. Bertin Leblanc, qui a été son porte-parole de 2016 à 2018, raconte, avec Paul Gros, comment l’OIF en est arrivé là dans une bande dessinée intitulée Éléments de langage (2022).

«Récit librement adapté de faits réels» (p. 2), l’album rappelle le rôle de la France dans l’éviction de Michaëlle Jean. Le portrait de l’ancienne secrétaire générale n’est ni un panégyrique ni une charge. Leblanc rappelle aussi bien les avancées qu’elles a permises (par exemple, dans les dossiers concernant les femmes) que ses travers (sa prolixité, son aveuglement sur ses dépenses). En revanche, il brocarde volontiers ceux qu’il juge responsables de ce qui est arrivé à son ancienne patronne : Pierre Karl Péladeau et le Journal de Montréal; Emmanuel Macron, Paul Kagame et Moussa Faki Mahamat; Justin Trudeau et Mélanie Joly. S’agissant du Québec, on croise des journalistes (Alexandre Robillard, Christian Rioux), des animateurs de radio (Paul Arcand, Mario Dumont), des figures politiques (Line Beauchamp, François Legault), un écrivain (Dany Laferrière).

Les dessins de Gros ne sont pas tout à fait réalistes, particulièrement dans le traitement des doigts et des yeux, mais ils rendent bien les décors où se déroule l’action. Ils sont tout à fait réussis quand il s’agit de donner à voir le caractère figé des mots utilisés par les diplomates internationaux (p. 116, p. 130, p. 152, p. 188, p. 190). Ses cases sur le «bla bla» sont magnifiques (p. 151, p. 159, p. 195, p. 198-199).

Mais que sont les «éléments de langage» du titre ? L’expression apparaît cinq fois dans l’album : «Je vous propose de nous en tenir à nos éléments de langage» (p. 105); «OK, je vais voir avec madame tout à l’heure pour les éléments de langage» (p. 121); «Bertin et moi avons préparé des éléments de langage à ce sujet» (p. 135); «Gardons le cap avec les mêmes éléments de langage…» (p. 160); «Bertin, mon frère, tu as les éléments de langage ?» (p. 177)

On le devine par ces citations : les éléments de langage sont ces phrases toutes faites que préparent les équipes des personnalités publiques pour éviter que celles-ci n’en disent trop aux médias. Leur usage n’est évidemment pas limité au monde politique, même s’il y est de plus en plus fréquent.

Dans une utile notice du Publictionnaire, Alice Krieg-Planque et Claire Ogeren en donnent la définition suivante : «l’expression “éléments de langage” relève principalement du vocabulaire des communicants, où elle désigne des modes de préparation des discours pour la scène publique, et des formes d’anticipation de situations de communication» (p. 2). Au Québec, on parlerait volontiers de cassette.

Heureusement, Bertin Leblanc ne pratique pas cette forme de la langue de bois.

 

Références

Krieg-Planque, Alice et Claire Oger, «Eléments de langage», article électronique, Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics, 2 avril 2017.

Leblanc, Bertin et Paul Gros, Éléments de langage. Cacophonie en Francophonie, Saint-Avertin, La boîte à bulles, 2022, 208 p.