Invitation bienvenue à respirer par le nez

Les linguistes atterré(e)s, Le français va très bien, merci, 2023, couverture

(Transparence, totale comme on dit à la Presse+ : l’Oreille tendue est citée dans le livre dont il sera question ci-dessous et ledit livre est cosigné par quelques collègues-et-néanmoins-amis.)

Depuis Marina Yaguello dans les années 1980, nous sommes nombreux à avoir voulu lutter, dans de courts ouvrages accessibles, contre les idées reçues en matière de langue. C’est le cas, entre autres auteurs francophones, de Chantal Rittaud-Hutinet (compte rendu), d’Anne-Marie Beaudoin-Bégin (compte rendu), de Michel Francard, d’Arnaud Hoedt et Jérôme Piron (comptes rendus un et deux), de Maria Candea et Laélia Véron (compte rendu), de Mireille Elchacar (compte rendu), de Médéric Gasquet-Cyrus et de l’Oreille tendue.

C’est en partie dans cette optique qu’un collectif, Les linguistes atterré(e)s, vient de faire paraître, dans la collection «Tracts» des éditions Gallimard, un petit livre intitulé Le français va très bien, merci. On y trouve dix idées reçues à combattre, des jugements à laisser tomber, des «contrevérités ou des pseudo-théories sur la langue» à déconstruire (p. 6). Cela prend la forme de propositions brièvement exposées, appuyées sur des recherches récentes, des considérations sur l’évolution normale des langues et des comparaisons avec d’autres langues. Voici ces propositions.

Le français n’est plus «la langue de Molière».

Le français n’appartient pas à la France.

Le français n’est pas «envahi» par l’anglais.

Le français n’est pas règlementé par l’Académie française.

Le français n’a pas une orthographe parfaite.

L’écriture numérique n’@bime pas le français.

Le français parlé n’est pas déficient.

Le français n’est pas «massacré» par les jeunes, les provinciaux, les pauvres ou les belges.

Le français n’est pas en «péril» face à l’extension du féminin.

Linguiste, c’est un métier.

Quel que soit le sujet abordé, le mot d’ordre est toujours le même : «Dédramatisons les débats et précisons les choses» (p. 49). Chaque section se termine par des suggestions («Et si») et par une courte liste de «Ressources». (Les lecteurs de ce blogue l’auront remarqué : l’Oreille tendue et Les linguistes atterré(e)s tapent souvent sur les mêmes clous.)

Pourquoi ce livre n’est-il qu’«en partie» ce qu’on vient de voir ? Parce que les dix-huit cosignataires souhaitent aussi faire entendre plus fortement dans l’espace public la voix des «scientifiques de la langue» (p. 6, p. 54) à une époque où règnent les «discours catastrophistes» (p. 3) et les «rengaines déclinistes» (quatrième de couverture). Tout le monde a une opinion sur la langue; tout le monde n’a pas un discours informé sur la langue; les linguistes, si (c’est leur travail). Où ce travail doit-il se faire voir ? Dans les médias — «Le débat public sur la langue, souvent sclérosé, mérite de placer au centre de l’attention les travaux scientifiques» (p. 59) —, mais aussi à l’école — «Il est impératif de renforcer la culture linguistique dans l’enseignement secondaire français» (p. 10; pour le Québec, voir ceci). Ce «Tract» a valeur de démonstration et de manifeste.

Comment lire cet ouvrage à partir du Québec ? Certains exemples sont éloignés des locuteurs du français au Québec («la trop fameuse “clause Molière”», p. 9; la publicité Banania, p. 14). Des tournures qui demanderaient explication en France («J’ai pensé vomir» pour «J’ai failli vomir», p. 7) ne posent aucun problème ici. «Pourriel» (pour spam) n’aurait pas été retenu «par l’usage» (p. 20) ? Ça dépend du lieu où l’on mesure cet usage. Rien de plus banal : en fonction du point d’observation, les perspectives varient.

C’est peut-être le titre, Le français va très bien, merci, qui va étonner, voire choquer, le plus au Québec. Comment reconnaître l’«immense vitalité» du français (p. 3), alors que le gouvernement provincial multiplie les déclarations et publicités sur son «déclin», comme si ce «déclin» allait de soi et qu’il touchait tous les aspects de la langue ? Les menaces qui pèsent sur le français au Québec — il en existe — ne sont évidemment pas les mêmes qu’ailleurs dans la francophonie, mais le français a des ressources, bien plus qu’on ne le dit généralement, pour essayer de résister à ce qui est trop souvent présenté comme une déchéance programmée.

«L’usage, “bon” ou pas, ce sont les francophones qui, au quotidien, le fabriquent, le façonnent, le font évoluer» (p. 24) : Les linguistes atterré(e)s le démontrent par l’exemple. Écoutons-les. En matière de langue, nous n’aurons jamais trop de bons exemples de vulgarisation.

P.-S.—On peut rejoindre le collectif ici.

P.-P.-S.—«Respirer par le nez» ? Par .

 

[Complément du 17 juin 2023]

En une image, pour les publics jeunes et pour les autres.

Résumé en une image du tract Le français va très bien, merci (2023)

 

Références

Beaudoin-Bégin, Anne-Marie, la Langue rapaillée. Combattre l’insécurité linguistique des Québécois, Montréal, Somme toute, coll. «Identité», 2015, 115 p. Ill. Préface de Samuel Archibald. Postface de Ianik Marcil.

Beaudoin-Bégin, Anne-Marie, la Langue affranchie. Se raccommoder avec l’évolution linguistique, Montréal, Somme toute, coll. «Identité», 2017, 122 p. Ill. Préface de Matthieu Dugal.

Beaudoin-Bégin, Anne-Marie, la Langue racontée. S’approprier l’histoire du français, Montréal, Somme toute, coll. «Identité», 2019, 150 p. Ill. Préface de Laurent Turcot. Postface de Valérie Lessard.

Candea, Maria et Laélia Véron, Le français est à nous ! Petit manuel d’émancipation linguistique, Paris, La Découverte, 2019, 238 p. Nouvelle édition : Paris, La Découverte, coll. «La Découverte Poche / Essais», 538, 2021, 224 p.

Elchacar, Mireille, Délier la langue. Pour un nouveau discours sur le français au Québec, Montréal, Éditions Alias, 2022, 160 p. Ill.

Francard, Michel, Vous avez de ces mots… Le français d’aujourd’hui et de demain !, Bruxelles, Racine, 2018, 192 p. Illustrations de Jean Bourguignon.

Gasquet-Cyrus, Médéric, En finir avec les idées fausses sur la langue française, Ivry-sur-Seine, Éditions de l’atelier, 2023, 158 p.

Hoedt, Arnaud et Jérôme Piron, la Convivialité. La faute de l’orthographe, Paris, Éditions Textuel, 2017, 143 p. Préface de Philippe Blanchet. Illustrations de Kevin Matagne.

Hoedt, Arnaud et Jérôme Piron, Le français n’existe pas, Paris, Le Robert, 2020, 158 p. Préface d’Alex Vizorek. Illustrations de Xavier Gorce.

Les linguistes atterré(e)s, Le français va très bien, merci, Paris, Gallimard, coll. «Tracts», 49, 2023, 60 p.

Melançon, Benoît, Le niveau baisse ! (et autres idées reçues sur la langue), Montréal, Del Busso éditeur, 2015, 118 p. Ill.

Rittaud-Hutinet, Chantal, Parlez-vous français ? Idées reçues sur la langue française, Paris, Le cavalier bleu éditions, coll. «Idées reçues», 2011, 154 p. Ill.

Yaguello, Marina, Catalogue des idées reçues sur la langue, Paris, Seuil, coll. «Points», série «Point-virgule», V61, 1988, 157 p. Ill.

CC BY-NC 4.0 Cette œuvre est sous Licence Creative Commons Internationale Attribution-Pas d'Utilisation Commerciale 4.0.

Laissez un commentaire svp