Lectures de route

Arc-en-ciel, Nouvelle-Écosse, octobre 2023

Voyageant, l’Oreille tendue lisait. Extraits.

Brousseau, Simon, Chaque blessure est une promesse, Montréal, Héliotrope, 2023, 209 p.

«Peut-être est-ce une question de perception; je me sens bien vieux, depuis que mon jeune père doit mourir» (p. 134).

Bucella, Fabrizio, Pourquoi boit-on du vin ? Une enquête insolite et palpitante du prof. Fabrizio Bucella, Malakof, Ekho, 2021, 286 p. Ill. Édition originale : 2019. Préface d’Alexandre Abellan.

«Le 45e parallèle de latitude Nord est vraiment magique : il passe par Bordeaux, Valence (vers Châteauneuf-du-Pape), Saint-Gervais-les-Bains où la majorité de cet ouvrage fut écrite, Turin, capitale de la région œnogastronomique du Piédmont où l’ouvrage fut entièrement relu, Trieste (siège des grands blancs italiens) et Milan où l’auteur a hurlé à la vie lorsqu’on lui a coupé le cordon ombilical» (p. 36-37 n. 2).

Homel, David, Tout ce que j’ai perdu, Montréal, Leméac, coll. «L’inconvénient», 2023, 99 p. Traduction de Jean-Marie Jot.

«S’il n’en tenait qu’à moi, les cours de traduction littéraire relèveraient du même département que la création littéraire, car ces deux domaines s’accordent naturellement et se complètent. À Concordia, personne ne partage malheureusement mon opinion; en tout cas, personne d’influent. Ce qui est dommage, car l’oreille du traducteur se développe comme celle de l’écrivain de fiction : en lisant, en écoutant, en combinant ses propres réflexions aux événements qui se produisent dans le monde, et ce, afin de mettre en scène le conflit à l’œuvre entre les deux» (p. 26).

Abdelmoumen, Mélikah, les Engagements ordinaires. Lutter de mères en filles, Montréal, Atelier 10, coll. «Documents», 25, 2023, 89 p. Ill.

«C’est souvent de l’indignation partagée que nait l’action. Et de l’action concertée que nait un sentiment puissant de légitimité et de complétude. S’engager est “une forme de promotion, d’ascenseur social par le détour des fraternités militantes”, écrit encore Edwy Plenel dans Dire non. L’engagement ordinaire n’est jamais une chose solitaire. Même si ce sont les conditions individuelles (la conjonction de l’expérience personnelle, des circonstances, du hasard) qui préparent le terrain, ce sont les rencontres qui provoquent l’étincelle et allument le brasier» (p. 44).

Pelletier, Francine, Au Québec, c’est comme ça qu’on vit. La montée du nationalisme identitaire, Montréal, Lux éditeur, 2023, 213 p.

«Il y a ici l’aveuglement classique de ceux qui n’arrivent pas à comprendre qu’il existe d’autres victimes qu’eux, encore plus malmenées par l’histoire» (p. 108). (Oui, l’Oreille pense la même chose; voir ici.)

Arseneau, Isabelle, la Nostalgie de Laure, Montréal, Leméac, coll. «L’inconvénient», 2023, 109 p.

«On aura compris, je l’espère, qu’il ne s’agit ni de défendre les pires excès du structuralisme — qui a pu rêver de réduire l’œuvre à une formule mathématique, à l’écart de toute espèce de subjectivité — ni de réhabiliter à tout prix une série de créateurs qui ont fait la nouvelle au cours des dernières années. Il s’agit plutôt de préserver la complexité des textes et de rappeler qu’ils gagnent à être lus tels qu’ils sont (dans leur intégalité) et pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire des constructions complexes et imaginaires qui sont prises en charge par des instances narratives qu’on ne peut réduire à la personne de l’auteur empirique et qui sont destinées à un “lecteur modèle” qui a peu à voir avec celui qui tient le livre entre ses mains» (p. 86).

Réhel, Jean-Christophe, la Blague du siècle. Roman, Montréal, Del Busso éditeur, 2023, 246 p.

«Le temps me glisse entre les doigts et je ne peux rien faire. J’assiste à la vie des gens qui m’entourent en admirant leurs défauts. Je suis jaloux d’eux. Je suis jaloux de mon frère schizophrène pour qui la vie semble si simple et si belle. Je suis jaloux de mon père qui a un cancer et qui ne se plaint jamais. Je suis jaloux du courage de mon père qui affronte la mort et qui souhaite à tout prix être en amour pour une dernière fois. Je le comprends tellement» (p. 86).

Basile, Jean, les Voyages d’Irkoutsk, Montréal, HMH, 1970, 1969. (La couverture indique Irkoutsk; la page de titre, Irkousz.)

«Il y a donc, dans Montréal, quatre lieux dits privilégiés qui, de leurs ondes concentriques, nourrissent chacun de nous selon les bons vouloirs des plaisirs, chaque lieu suscitant un bombardement sensuel et cérébral de moments culturels quand la culture oublie ses mécanismes livresques pour passer de l’environnement aux zones sensitives; ainsi le Parisien pleurera en voyant la Seine, l’Athénien embrassera l’asphalte de la place Omonia, l’Allemand entourera de ses bras les arbres de Unter den Linden. Nommons pour l’ancien Jonathan le Montréal de l’ambition, pour Jérémie le campus de McGill. De même, il y a, pour le maire Drapeau, le Montréal des vieilles maisons et, pour la ménagère de Rosemont, Dupuis Frères et l’immense billard électrique du parc Belmont pour ses enfants. Et de même il y a pour les disciples de Lévesque, le Montréal de la rue Sherbrooke au soir de la parade de la Saint-Jean Baptiste. Or tout cela formant les glorieuses étapes d’une vie, puisqu’aussi bien, à cette question, “Vivriez-vous ailleurs ?”, chacun d’entre nous répond “non”» (p. 69-70).

Melançon, Robert, le Paradis des apparences. Essai de poèmes réalistes, Montréal, Éditions du Noroît, 2004, 144 p.

«De ce côté des visages roses sourient
De toutes leurs dents parfaitement blanches
Sous des casques de cheveux blonds.

En face, on voit des corps ensanglantés;
Des foules en noir et blanc brandissent
Des pancartes; des réfugiés traînent des ballots.

On voit un tank, un missile, une explosion,
Ou la tête d’un premier ministre. Un peu à l’écart :
Des seins, des fesses. Ailleurs : des voitures,

Des paysages pastoraux, des animaux sauvages.
Les couvertures des magazines établissent la vérité
Du monde, par catégories, pour tous les goûts» (p. 16).

Kepner, Tyler, K. A History of Baseball in Ten Pitches, New York, Anchor Books, 2020, xiv/302 p. Ill. Édition originale : 2019.

«The pitches are the DNA of baseball, the fundamental coding of the game» (p. xiii).

La clinique des phrases (107)

La clinique des phrases, Charles Malo Melançon, logo, 2020

(À l’occasion, tout à fait bénévolement, l’Oreille tendue essaie de soigner des phrases malades. C’est cela, la «Clinique des phrases».)

Soit les deux phrases suivantes, tirées d’une chronique parue dans un quotidien montréalais :

Je soumets que cette prudence est l’attitude à adopter cette fois encore.

Une autre chose me semble s’imposer : donner aux élèves et aux étudiantes et étudiants une «littératie digitale» qui leur permettra de comprendre comment fonctionnent ces outils, quelles en sont les possibilités, mais aussi les limites et les dangers, et comment rester critique face à eux et en être un usager responsable.

Deux phrases, deux anglicismes juteux : soumettre que et digitale, à moins que «littératie digitale» ne renvoie au fait d’apprendre à compter sur ses doigts.

Donc :

Je crois que cette prudence est l’attitude à adopter cette fois encore.

Une autre chose me semble s’imposer : donner aux élèves et aux étudiantes et étudiants une «littératie numérique» qui leur permettra de comprendre comment fonctionnent ces outils, quelles en sont les possibilités, mais aussi les limites et les dangers, et comment rester critique face à eux et en être un usager responsable.

À votre service.

P.-S.—L’éducation est entre bonnes mains.

La clinique des phrases (wwww)

La clinique des phrases, Charles Malo Melançon, logo, 2020

(À l’occasion, tout à fait bénévolement, l’Oreille tendue essaie de soigner des phrases malades. C’est cela, la «Clinique des phrases».)

Soit la phrase suivante :

Il faut se rappeler que c’est relativement récent que c’est l’État qui offre l’éducation à tous et à toutes et que celle-ci est, dans ses écoles, obligatoire durant un certain nombre d’années.

Ce double «c’est» n’est pas particulièrement heureux; c’est le moins qu’on puisse dire.

Essayons ceci :

Il faut se rappeler qu’il est relativement récent que l’État offre l’éducation à tous et à toutes et que celle-ci est, dans ses écoles, obligatoire durant un certain nombre d’années.

À votre service.

P.-S.—Signalons encore, dans le même texte, un synonyme inutile : «plus précisément son droit à un avenir ouvert, à un avenir non fermé».

Les notes de monsieur Marcotte

Portrait de Gilles Marcotte

 

«Et vive l’érudition !…»
Littérature et circonstances, p. 345 n. 39

L’Oreille tendue a récemment rédigé une notice biobibliographique sur son ancien professeur, collègue et commensal Gilles Marcotte (1925-2015). Elle a alors relu quelques-uns des textes de cet «accompagnateur» de la littérature québécoise (mais pas que).

Elle connaissait déjà plusieurs traits de son style : adresses au lecteur («comme vous et moi»), doublées d’un «nous» de connivence («Nous le demanderons à Bérénice Einberg»), usage de la première personne («Je préparais un examen de littérature canadienne-française»), recours à l’italique (dans le Libraire, de Gérard Bessette, «Jodoin ne voulait rien savoir»), usage de l’ironie («On ne recrute pas un tigre et un lion […] sans s’attirer quelques ennuis»), présence épisodique de l’anglais («good news is bad news»).

(Les citations qui précèdent sont toutes tirées d’Une littérature qui se fait et du Roman à l’imparfait.)

Elle avait cependant été trop peu sensible à sa manière d’utiliser les notes.

Une littérature qui se fait paraît en 1962. Dans la réédition de 1994, Gilles Marcotte ne se permet qu’une nouvelle note, d’autodérision, s’agissant de l’édition, qu’il croyait définitive, des poèmes d’Émile Nelligan : «Prophétie imprudente…» (p. 127 n. 1)

Parmi les cinq romanciers auxquels s’attache principalement Marcotte dans le Roman à l’imparfait (1976), il y a Gérard Bessette. Marcotte préfère le Bessette romancier au Bessette critique. Ce dernier s’en prend au réalisme d’un rêve décrit par Victor-Lévy Beaulieu ? «Le rêve doit-il donc être soumis aux contraintes de l’exactitude anatomique ?…» (p. 22 n. 6) Il est insatisfait d’un autre passage du même VLB ? «Pourquoi Beaulieu n’a-t-il pas écrit un roman de Bessette ?» (p. 33 n. 22)

À côté de ces notes ironiques, on en trouve une où Lautréamont parle pour l’auteur — et c’est une splendeur : «Les rapports — d’emprunt, de transformation, et cetera — entre l’œuvre de [Réjean] Ducharme et le texte lautréamontien sont si nombreux et si complexes qu’il ne saurait être question de les inventorier ici : “allez-y voir vous-même, si vous ne voulez pas me croire” (Lautréamont, op. cit., p. 365)» (p. 63 n. 6). En effet, ces «rapports» ne seront pas «inventoriés» tout de suite; ils ne le seront que dans un article de 1990.

Une note du Roman à l’imparfait contient une mauvaise blague (p. 163 n. 28). Une autre permet d’être plus sévère en bas de page que dans le corps du texte, sur Marie-Claire Blais (p. 114). Deux notes de la page 155, au sujet de Jacques Godbout, sont inattendues : «La réalité, la vérité, sont dans les cuisses» (n. 23); «Les cuisses, Dieu, la vérité : étonnante salade…» (n. 24)

Restent les notes où on dit ce qu’on ne fera pas : «La psychanalyse aurait évidemment beaucoup à dire là-dessus…» (p. 77 n. 27) et celles où on se demande si on fera ce qu’on est en train de faire : «Faut-il faire observer que cette description du roman traditionnel pousse à la caricature les traits qui le constituent ?» (p. 177 n. 8)

Qu’en est-il des autres livres de Gilles Marcotte, étant entendu que les notes bibliographiques ont été laissées de côté, de même que celles qui ne contiennent qu’une citation ou que de l’information ? On trouvera ci-dessous quelques remarques non exhaustives.

Des ouvrages critiques en sont dépourvus, par exemple la Prose de Rimbaud (1983). Dans le cas de La littérature est inutile (2009), c’est plus radical :

L’auteur s’est permis de faire des changements, mineurs ou (plus rarement) assez importants, dans les textes ici reproduits. Il a également supprimé les notes de bas de page. Les lecteurs exigeants pourront les retrouver dans les périodiques et ouvrages dont ils sont extraits (p. 227).

Serons-nous des «lecteurs exigeants» ?

Dans les livres où il y en a, une note peut contenir son potentiel de polémique. Dans le Temps des poètes (1969), dans le corps du texte, Marcotte parle de «poésie canadienne-française» (p. 30). En note, il s’explique — façon de parler : «Ou québécoise, comme on voudra. Je note cependant que ce dernier adjectif prête à confusion, pour les deux raisons que voici : 1) il existe une ville appelée Québec; 2) il existe au Québec des écrivains de langue anglaise» (p. 33 n. 29).

En 1989, Littérature et circonstance regroupe 25 «études». Les notes sont nombreuses; elles font 16 pages en fin de volume. Retenons-en deux : «Un siècle [après Crémazie], Yves Berger parlera de la “bourgeoisie québécoise” comme de “la plus bête du monde”. Conservons quelques doutes. La concurrence internationale , dans la bêtise, est assez vive» (p. 333 n. 3); «Ainsi presque tous les romans de Jacques Ferron sont, en partie du moins, des romans à clés. Il n’est peut-être pas important de connaître les portes qu’ouvrent ces clés; il est utile de savoir que l’auteur aime s’amuser avec des clés» (p. 344 n. 2). On signalera itou, dans le recueil, la récurrence des formules comme «On se souvient que» (p. 339 n. 15, p. 341 n. 11), «bien sûr» (p. 343 n. 2, p. 347 n. 4) ou «On aura reconnu» (p. 345 n. 32).

S’agissant de Rimbaud, en 1993, on frôle le même pédantisme professoral : «On sait que le personnage principal de ce roman [Dévadé, de Réjean Ducharme] porte le nom de Bottom» (p. 103 n. 23). Le sait-on vraiment ? S’en souvient-on ? Est-ce bien sûr ? L’avez-vous reconnu ?

Le recueil l’Amateur de musique (1992) ne contient qu’une note, dans laquelle l’amateur de musique se tâte : dans son Journal 1981-1984, Julien Green a-t-il fait une faute ? «Mais je ne suis pas sûr… Je lis donc le texte tel qu’il est imprimé» (p. 153 n.).

Dans le Lecteur de poèmes (2000), l’auteur offre une utile mise en garde : «Qu’on ne lise pas ici un jugement négatif sur la critique universitaire» (p. 86 n. 5). (Merci.)

Les deux seules notes de la Petite anthologie péremptoire de la littérature québécoise (2006) nuancent un propos («Soyons honnête», p. 10 n. 1) et rappellent la perspective du livre (p. 35 n. 2).

En août 1996, Gilles Marcotte publiait dans le magazine l’Actualité une lettre à sa cousine. Il y évoquait les «tremendous footnotes» de l’ouvrage d’un de ses jeunes collègues. Lui, il n’allait jamais jusque-là, mais il faut néanmoins lire les siennes.

P.-S.—Oui, Gilles Marcotte aime beaucoup les points de suspension.

P.-P.-S.—Non, l’Oreille n’a pas relu tous les écrits de Marcotte pour rédiger ceci.

P.-P.-P.-S.—Oui, elle aime beaucoup les notes de Marcotte, mais sa favorite est de quelqu’un d’autre.

P.-P.-P.-P.-S.—Oui, ce «jeune collègue», c’était l’Oreille.

 

Références

Larose, Jean, Gilles Marcotte et Dominique Noguez, Rimbaud, Montréal, Hurtubise HMH, coll. «L’atelier des modernes», 1993, 144 p.

Marcotte, Gilles, le Temps des poètes. Description critique de la poésie actuelle au Canada français, Montréal, HMH, 1969, 247 p.

Marcotte, Gilles, le Roman à l’imparfait. Essais sur le roman québécois d’aujourd’hui, Montréal, La Presse, coll. «Échanges», 1976, 194 p. Nouvelle édition revue et corrigée : le Roman à l’imparfait. La «révolution tranquille» du roman québécois. Essais, Montréal, L’Hexagone, coll. «Typo», 32, 1989, 257 p.

Marcotte, Gilles, la Prose de Rimbaud, Montréal, Primeur, coll. «L’échiquier», 1983, 163 p. Rééd. : Montréal, Boréal, 1989, 196 p.

Marcotte, Gilles, Littérature et circonstances. Essais, Montréal, L’Hexagone, coll. «Essais littéraires», 4, 1989, 350 p.

Marcotte, Gilles, «Réjean Ducharme lecteur de Lautréamont», Études françaises, 26, 1, printemps 1990, p. 87-127. https://doi.org/10.7202/035806ar

Marcotte, Gilles, l’Amateur de musique, Montréal, Boréal, coll. «Papiers collés», 1992, 238 p.

Marcotte, Gilles, Une littérature qui se fait. Essais critiques sur la littérature canadienne-française, présentation de Jean Larose, Montréal, Bibliothèque québécoise, 1994, 338 p. Édition originale : 1962.

Marcotte, Gilles, «Lettre à ma cousine», l’Actualité, 21, 12, 1er août 1996, p. 77-78.

Marcotte, Gilles, le Lecteur de poèmes précédé de Autobiographie d’un non-poète, Montréal, Boréal, coll. «Papiers collés», 2000, 210 p.

Marcotte, Gilles, Petite anthologie péremptoire de la littérature québécoise, Montréal, Fides, coll. «Les grandes conférences», 2006, 42 p.

Marcotte, Gilles, La littérature est inutile. Exercices de lecture, Montréal, Boréal, coll. «Papiers collés», 2009, 233 p.