Noms d’oiseaux

Stéfanie Clermont, le Jeu de la musique, 2017, couverture

Elles ont des patronymes d’oiseaux : Sabrina Cormoran, Céline Milan, Julie Grive. Elles ont été adolescentes ensemble à Ottawa. Leurs chemins se sont séparés, puis ils se recroisent. Elles ont des amis (Vincent, qui se suicide, Kat, Tahar, Estella, Jess) et des amants, dont l’identité sexuelle n’est pas toujours arrêtée («Tu disparais sous le poids de ton amour pour quelqu’un qui n’a plus de sexe […]», p. 299). Elles sont nourries de culture populaire (chanson, cinéma, télé, Internet). Seules ou ensemble, elles apparaissent dans la plupart des nouvelles du recueil le Jeu de la musique de Stéfanie Clermont (2017), souvent dans des moments de crise.

Comme presque tous les autres personnages — à l’exception de quelques enfants, et des parents de Céline, Vivianne et Pierre —, elles sont dans un entre-deux, jamais tout à fait ici ni parfaitement là : «Elle guette les occasions de commencer à vivre “vraiment”, qui ne viennent pas» (p. 83); «Tu attends que quelqu’un vienne te chercher» (p. 101); «Mon seul souvenir du temps, c’est : j’aurais pu» (p. 262). Leur monde est plein de souffrances et de violences : verbale, physique, sexuelle, sociale, raciale, politique.

Qu’elles soient brèves (la parfaite «L’enfant» [p. 96] fait cinq lignes) ou longues, les nouvelles de Stéfanie Clermont sont dures, à l’avenant.

 

Référence

Clermont, Stéfanie, le Jeu de la musique. Nouvelles, Montréal, Le Quartanier, coll. «Polygraphe», 15, 2017, 340 p.

Le siège de l’excitation

François Blais, Vie d’Anne-Sophie Bonenfant, 2009, couverture

Soit la phrase suivante, tirée de la Presse+ du jour : «Le 9-0 ne m’excite pas le poil des jambes.» L’homme de hockey qui s’exprime ainsi affirme que la victoire écrasante de son équipe ne le pousse pas à plastronner. Il ne se laissera pas emporter par elle, il ne va pas s’énerver pour si peu.

Exemple romanesque, chez le François Blais de Vie d’Anne-Sophie Bonenfant (2009) : «Et George Sand, qu’avait-elle à s’exciter tant que ça le poil des jambes ?» (p. 178)

Si tant est que l’excitation y réside, les jambes et leurs poils seraient à considérer avec détachement, voire avec méfiance.

P.-S.—À défaut de se l’exciter, on pourrait se l’énerver, dixit le Trésor des expressions populaires de Pierre DesRuisseaux (éd. de 2015, p. 254).

P.-P.-S.—D’autres poils ? Ici.

 

Références

Blais, François, Vie d’Anne-Sophie Bonenfant. Roman, Québec, L’instant même, 2009, 241 p.

DesRuisseaux, Pierre, Trésor des expressions populaires. Petit dictionnaire de la langue imagée dans la littérature et les écrits québécois, Montréal, Fides, coll. «Biblio • Fides», 2015 (nouvelle édition revue et augmentée), 380 p.

Accouplements 103

Eckhart Tolle, The Power of Now, couverture

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

Promis juré : jusqu’à hier soir, l’Oreille tendue ne connaissait pas le nom d’Eckhart Tolle.

Hier soir, donc, elle lisait la nouvelle «Emploi-Québec» de Stéfanie Clermont (2017). Elle y trouve les phrases suivantes : «Dan était allé s’asseoir à l’autre bout de la pièce et avait sorti son livre, dont j’ai reconnu la couverture. C’était The Power of Now d’Eckhart Tolle. Pauvre Dan» (p. 136).

Ce matin, recevant ses Notules hebdomadaires, elle tombe sur ceci : «Épinal – Châtel-Nomexy (et retour). Eckhart Tolle, Le Pouvoir du moment présent : Guide d’éveil spirituel, J’ai lu, 2010.» (Les Notules ? Initiation par ici.)

L’Oreille vient d’apprendre quelque chose (après tout le monde, manifestement). Elle ne croit pas qu’elle lira pour autant cet auteur.

P.-S.—L’Oreille tendue a présenté le Jeu de la musique le 27 décembre 2017.

 

Référence

Clermont, Stéphanie, le Jeu de la musique. Nouvelles, Montréal, Le Quartanier, coll. «Polygraphe», 15, 2017, 340 p.

Incultes ou pas ?

Georges Leroux. Entretiens, 2017, couverture

Le philosophe Georges Leroux a donné de longs entretiens à Christian Nadeau. Dans le huitième chapitre, «L’enseignement et les défis de la démocratie», il évoque le souvenir d’un étudiant qu’il appelle Paul : «Tous les enseignants ont de temps à autre un Paul dans leur classe : c’est l’étudiant attentif, plutôt réservé, mais qui à l’occasion pose la question qu’on attendait, la question qui nous force à aller plus loin et qui crée instantanément un lien entre lui et vous» (p. 206). Puis, un jour, Paul a cessé de venir en classe.

Pourquoi ? «Comme tant d’autres, Paul avait intégré comme un discours vrai s’adressant à lui le portrait que la société aime dresser de sa génération comme une génération sans culture, incapable de l’effort nécessaire. L’éducation qu’il avait reçue le condamnait, pensait-il, à un échec certain. Nous connaissons ce discours, cette description de l’étudiant inculte, produit par une école secondaire incompétente, nous sommes tous responsables de n’avoir pas travaillé à le réfuter. Car, je le soutiens fermement, ce discours est faux. La critique de l’école démocratique, qui est le fait de penseurs conservateurs nostalgiques de l’éducation d’élite, fait l’impasse sur les succès de nos écoles. Les cohortes successives qui arrivent dans nos universités le prouvent tous les jours» (p. 207).

L’Oreille tendue, à qui il arrive de tenir un discours qui va dans le même sens, se sent un peu moins seule.

 

Référence

Nadeau, Christian, Georges Leroux. Entretiens, Montréal, Boréal, coll. «Trajectoires», 2017, 373 p. Ill.