Onomastique brassicole

En 2001, l’Oreille tendue cosignait, avec Pierre Popovic, le Village québécois d’aujourd’hui. Glossaire. Trois ans plus tard paraissait sa deuxième édition, revue, corrigée et full upgradée, le Dictionnaire québécois instantané. Dans un cas comme dans l’autre, il avait fallu inventer une bière : ce fut La Môsus, puis La Torrieuse. C’était faire preuve d’une bien piètre imagination.

C’est du moins la réflexion qu’on peut se faire devant l’excellente chronique de Jean-François Nadeau parue dans le Devoir de ce lundi. On y découvre l’existence de noms de bière aussi subtils que La Diable au corps, L’Obscur Désir, L’Affranchie, La Libertine, La Désérables, La Noire Sœur, La Chipie, La Matante, La Joufflue, La Ciboire, La Valkyrie. Conclusion du chroniqueur ? «Le marketing de la bière, y compris dans sa variante micro-domestique pseudo-cool, continue de mettre en scène comme avant un vieil imaginaire parfaitement réactionnaire destiné aux hommes de demain.»

La Môsus et La Torrieuse avaient, au final, bien meilleur goût.

 

Références

Melançon, Benoît et Pierre Popovic, le Village québécois d’aujourd’hui. Glossaire, Montréal, Fides, 2001, 147 p.

Melançon, Benoît, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, Montréal, Fides, 2004 (deuxième édition, revue, corrigée et full upgradée), 234 p. Illustrations de Philippe Beha. Édition de poche : Montréal, Fides, coll. «Biblio-Fides», 2019, 234 p.

Nadeau, Jean-François, «En bière», le Devoir, 25 janvier 2016, p. A3.

Benoît Melançon, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, 2004, couverture

Exercices de reconnaissance

Jean Echenoz, Envoyée spéciale, 2016, couverture

Ça vient de paraître, ça s’appelle Envoyée spéciale et c’est incontestablement du Jean Echenoz.

Les variations sur l’incise, sentencie l’Oreille tendue, sont toujours aussi roboratives. Les noms des personnages restent toujours aussi improbables, ce qui fait que le lecteur se met à douter de tous les noms propres du roman (personne réelle ? ou pas ?). Comme il se doit, on croise Bruce Lee et Tancrède Synave, Georges Marchais et Didier Super. Ce vrai-faux roman de genre (d’espionnage) évoque des œuvres précédentes d’Echenoz comme le Méridien de Greenwich (1979), Cherokee (1983), l’Équipée malaise (1986) ou Lac (1989). Qui raconte ? Ce n’est pas de la première clarté : «nous ne comprenons pas non plus, malgré notre omniscience», accorde le narrateur (p. 270). La ronde des personnages donne le tournis : Nadine Alcover laisse son emploi auprès d’Hubert Coste pour devenir la compagne du frère de celui-ci, Lou Tausk (c’est un pseudonyme), avant de le quitter à son tour pour épouser le général Georges Bourgeaud du Lieul de Thû, ce dernier faisant chanter Lou, ci-devant compositeur du mégatube planétaire «Excessif», devenu le compagnon de Charlotte Guglielmi, l’assistante qui a remplacé Nadine Alcover auprès d’Hubert, avant qu’il ne soit jeté en prison. L’intrigue (façon de parler) dure un an, comme dans Un an (1997).

Sur le plan lexical, on est en territoire connu. Les adjectifs étonnent mais convainquent : une autoroute «sans échangeurs ni bretelles ni la moindre aire de repos» est dite «de structure autiste» (p. 249). Il en va de même des pronoms : Echenoz préfère souvent quoi à lequel (sur quoi). Un nourrisson pleure dans le métro ? Il faut, dit l’auteur, ce maître du verbe, «l’obturer au moyen d’une tétine» (p. 43).

Il y a l’habituelle récolte de zeugmes — «[…] Tausk va et vient sans but dans son peignoir et son appartement» (p. 68); le reste, ce sera pour dimanche prochain, désolé — et de portraits :

Massif et bedonnant, grosse tête poupine ovale homothétique à un gros buste ovale — œuf de cane sur œuf d’autruche sans aucun cou pour faire le joint —, [Kim Jong-un] avançait d’un pas buté, emprunté, compensant sa petite taille comme son cher leader de père par d’épaisses talonnettes sur lesquelles il marchait en balançant les bras loin du corps. […] Il souriait la plupart du temps, la seule alternative à ce sourire étant un regard monobloc mais composite où s’entrelaçaient méfiance, envie, colère, menace, bouderie, comme si son expression faciale ignorait tout état intermédiaire (p. 250 et p. 251-252).

C’est du Echenoz, et ce n’est pas tout à fait le Echenoz auquel on s’est habitués. Certes, ça tuait dans les Grandes Blondes (1995) et dans Je m’en vais (1999), ça s’écharpait et ça mourait dans 14 (2012), mais, dans Envoyée spéciale, il y a changement d’échelle. Autour de Constance (qui n’en est pas l’incarnation, du moins en amour), on se suicide (dans le métro), on se fait rétrécir (amputation, démembrement, décapitation — pas du même personnage), on se fait tirer dessus (au revolver, au fusil d’assaut), on se fait torturer («plâtrer», en l’occurrence), on se fait manger (c’est, probablement, le sort du beagle Biscuit, nom prédestiné, alias Faust) ou broyer (un papillon). D’autres scènes frappent par leur violence, sexuelle (en prison), sociale (avec un mendiant, encore dans le métro) ou géopolitique (pourquoi tolérer la Corée du Nord ?). La fin du roman n’est pas du meilleur augure pour son héroïne (façon de parler).

Et pourtant, c’est du Echenoz : cela rend heureux, vertu du style grand.

P.-S. — «Sentencie» ? Comme dans «L’aveugle se doit d’être un peu muet, sentencia Russel» (le Méridien de Greenwich, p. 32).

 

[Complément du 6 janvier 2018]

Où, en janvier 2018, classe-t-on la traduction anglaise du plus récent Echenoz, Envoyée spéciale, chez McNally Jackson Books, à New York ?

Envoyée spéciale au rayon Espionnage de McNally Jackson Books, New York, janvier 2018

 

Références

Echenoz, Jean, le Méridien de Greenwich. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 1979, 255 p.

Echenoz, Jean, Envoyée spéciale. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 2016, 312 p.

Chronique pédagogique du jour, en quelque sorte

Interrogation, sur Twitter, d’@aurelberra : «Qui a des idées pour rendre un cours magistral en amphi efficace aujourd’hui ?»

Du temps où elle enseignait l’histoire de la littérature en amphithéâtre, l’Oreille tendue avait emprunté, avec profit, la technique de l’interrogation-éclair à un professeur américain, Donald Kennedy.

Voici comment il définit ce qu’il appelle le one-minute paper.

An important element in these efforts is the development of new teaching techniques. Among the devices that have surfaced in teaching-improvement seminars is the one-minute paper originally described by Patricia Cross. It is worth describing because it embodies so much of what is wrong with traditional large-lecture teaching and how easily it can be made better. Cross’s idea is simply that at the end of a lecture the professor reserve the final minute, during which the students are asked to write a brief, spontaneous essay that supplies feedback about the lecture. It might, for example, be a response to the question : What is the single most important point from today’s lecture ? Or the students could be asked to identify the most crucial information provided about some particular concept, or even to specify the lecture material that was least clear. The professor explains that the exercise is not an evaluation, but that its purpose is to improve the quality of the class by opening a dialog about how things are going. Follow-up is critically important : the results are summarized and discussed with the class at its next meeting.

I have talked with faculty members in all kinds of disciplines who are prepared to swear by this technique. It makes students more active participants in their own learning, they say, and it regularly points out unexpected areas of difficulty in the presentation of lecture material (Academic Duty, p. 77).

Traduction libre

Parmi ces efforts, le développement de nouvelles techniques pédagogiques est important. Originellement décrite par Patricia Cross, l’interrogation-éclair fait partie de ces techniques évoquées dans les séminaires consacrés à l’enseignement. Il convient de la décrire, car elle révèle ce qui va mal dans l’enseignement traditionnel destiné aux grands groupes tout en offrant une façon facile de corriger la situation. L’idée de Cross est simple : à la fin de son cours, le professeur réserve une minute pendant laquelle les étudiants doivent écrire spontanément un court texte en réaction à ce qu’ils viennent d’entendre. Il peut s’agir, par exemple, d’une réponse à la question «Quelle est la chose essentielle de la leçon d’aujourd’hui ?» On peut aussi demander aux étudiants d’indiquer quelle était la dimension la plus importante de tel ou tel concept, voire de dire ce qui était le plus difficile à saisir dans la leçon. Le professeur doit expliquer qu’il ne s’agit pas d’un examen, mais d’une façon d’ouvrir la discussion et d’améliorer par là la marche du cours. Il est essentiel de revenir sur les réponses données : elles seront résumées et discutées lors de la séance suivante.

J’ai discuté avec des professeurs de toutes les disciplines qui ne jurent plus que par cette technique. Selon eux, elle rend les étudiants plus actifs dans leur propre formation et elle permet régulièrement de mettre en lumière des difficultés imprévues dans la transmission de la matière.

Cela intriguait les étudiants; ce n’était pas le moindre bénéfice de l’exercice.

 

[Complément du jour]

Quelques conseils / consignes.

  1. Dire aux étudiants de ne pas mettre leur nom sur leur feuille de réponse. (Ce n’est évidemment pas noté.).
  2. Annoncer que le professeur reviendra sur le contenu des réponses à la prochaine séance.
  3. Poser une question courte, sans sous-question(s).
  4. Laisser uniquement soixante secondes aux étudiants pour répondre. Vraiment. (Au bout de soixante secondes, on commence à ramasser les feuilles de réponse.)

 

Référence

Kennedy, Donald, Academic Duty, Cambridge et Harvard, Harvard University Press, 1999, viii/310 p. Édition originale : 1997.

Enquête : l’est-ce ?

Donc ce tweet de François Bon. Il y épingle trois tics linguistiques de notre époque. Deux ont déjà été abordés ici : au final et genre. On les trouverait en France comme au Québec. Mais le troisième (grave) ?

Son emploi adverbial est avéré dans l’Hexagone depuis au moins vingt ans. Sylvie Brunet le recensait dès 1996 dans son excellent livre les Mots de la fin du siècle (p. 40). Exemple chez Claire Legendre dans Viande en 1999 : «Je ne rase plus mes poils qui ont poussé grave avec la testostérone» (p. 172).

Mais au Québec ? L’enquête est ouverte : l’emploi adverbial de grave l’est-il en nos terres ? (L’Oreille tendue a elle-même utilisé le mot ici, mais ça compte à peine.)

P.-S. — L’adjectif grave, au Québec, peut désigner une personne. Voici ce qu’en co-écrivait l’Oreille en 2004 dans le Dictionnaire québécois instantané : «Caractéristique surtout masculine. Un gars grave est parfois un gars différent, voire spécial; c’est toujours un gars pas comme les autres par excès. Voir malade. / Était beaucoup utilisé dans les années soixante-dix; devrait donc revenir à la mode» (p. 112).

 

Références

Brunet, Sylvie, les Mots de la fin du siècle, Paris, Belin, coll. «Le français retrouvé», 29, 1996, 254 p.

Legendre, Claire, Viande, Paris, Grasset, 1999, 187 p.

Melançon, Benoît, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, Montréal, Fides, 2004 (deuxième édition, revue, corrigée et full upgradée), 234 p. Illustrations de Philippe Beha. Édition de poche : Montréal, Fides, coll. «Biblio-Fides», 2019, 234 p.

Benoît Melançon, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, 2004, couverture

Trente et unième article d’un dictionnaire personnel de rhétorique

Jean Echenoz, Envoyée spéciale, 2016, couverture

Énumération

Définition

«Dénombrement des divers éléments dont se composent un concept générique ou une idée d’ensemble, éventuellement à des fins de récapitulation : “Que la terre, le ciel, que toute la nature…” (Racine, Phèdre, IV, 2, 1677)» (Dictionnaire des termes littéraires, p. 174).

Exemples

«Ce boulevard [de Belleville], il n’y a pas si longtemps — et même encore parfois de nos jours —, s’y trouvait une sorte de marché sauvage épars comme un terrain vague et où, à même le trottoir, des pauvres vendaient à des pauvres toute pauvre sorte d’objets de troisième main, sorbetière ou centrifugeuse sous blister crevé, jeu de tasses ébréchées, lots de yaourts discrets sur leur péremption, grille-pain sans prise électrique, mixeur insoucieux de garantie, liasses d’anciens magazines télé sans illusions sur leur avenir, vieux jouets, gants dépareillés, vieilles fringues et tout ce que l’on pourrait encore énumérer.

Mais, d’abord, alertées par les riverains qui ont vu là une nuisance et fini par se plaindre, les forces de l’ordre ont fait un peu de ménage en dispersant ces négociants amateurs qu’elles ont refoulés vers les portes est et nord de Paris. Et puis ce qu’il y a, ensuite, c’est qu’on se fatigue vite d’énumérer» (Envoyée spéciale, p. 25).

«Ouvert, [un soupirail] apporte un peu de l’air et du son de la rue de Pali-Kao dont le nom commémore une victoire des troupes anglo-françaises pendant la deuxième guerre de l’opium — et sur les trottoirs de laquelle, il n’y a pas si longtemps non plus, on négociait encore à la sauvette divers produits dérivés de cet opium, plus ou moins coupés de lactose quand ce n’était pas de caféine, de paracétamol, de plâtre, de strychnine ou de détergent, et de produits pires encore qu’on pourrait à nouveau énumérer. Mais, d’abord, alertées par les riverains qui ont vu là une nuisance et fini par se plaindre, etc. Et puis ce qu’il y a, ensuite, etc.» (Envoyée spéciale, p. 26-27)

 

Références

Echenoz, Jean, Envoyée spéciale. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 2016, 312 p.

Van Gorp, Hendrik, Dirk Delabastita, Lieven D’hulst, Rita Ghesquiere, Rainier Grutman et Georges Legros, Dictionnaire des termes littéraires, Paris, Honoré Champion, coll. «Dictionnaires & références», 6, 2001, 533 p.