Langue de campagne (30) : la langue des chefs en débat

Les mots du débat des chefs 2014 selon C’est pas trop tôt

Hier soir, à la télévision de Radio-Canada, débat entre les chefs des principaux partis politiques québécois — Philippe Couillard (Parti libéral du Québec), Françoise David (Québec solidaire), François Legault (Coalition avenir Québec), Pauline Marois (Parti québécois) — dans le cadre des élections provinciales qui se tiendront le 7 avril.

Que dire de leur langue ?

Le système des pronoms personnels était limité : je, me, moi. Le nous était peu à l’honneur. La politique est affaire de meneur : les équipes, quand elles étaient mentionnées, passaient au second plan, derrière le chef.

Des journalistes ont signalé que la façon de s’exprimer de Philippe Couillard avait changé depuis le début de la campagne électorale, la langue populaire tenant chez lui une place de plus en plus grande (voir le Devoir du 10 mars 2014, p. B7, par exemple). Il a même utilisé le verbe fourrer sur les ondes d’une radio commerciale plus tôt cette semaine.

La même stratégie était audible hier soir. Les autres parlaient d’emplois, lui de «djobbes», voire d’«ouvrage». Il a évoqué le «chum» d’une Gaspésienne. Il a été le premier à parler de «cennes» (sous), avant que les autres lui emboîtent le pas. Pour lui, les parents ne vont pas chercher leurs enfants à la garderie : ils y «ramassent les p’tits». Les questions qu’il posait relevaient aussi du même niveau de langue : «Où c’est qu’vous allez les prendre ?» Autres exemples en vrac : «C’pas une business habituelle»; «Y ont toutte dit ça.» (Il aurait même utilisé, dixit @ZabethRousseau, un de ces sacres mous si populaires au Québec, «mosus».)

L’homme des vraies affaires pensait-il utiliser la vraie langue du vrai monde ? Avait-il sciemment occulté le cadre solennel dans lequel il se trouvait ?

Comme dans sa prestation au débat de 2012, Françoise David avait elle aussi fréquemment recours à des expressions familières ou propres au Québec : «j’ai d’la misère» (j’ai du mal); «on va démêler une coup’ de choses» (un certain nombre de choses); «les shoppes d’éolien» (les usines d’éoliennes); «si ça adonne» (si c’est possible); «j’vais vous dire une chose, par exemple» (en revanche); «les boss, ça sera pas eux» (les patrons); «pogner, comme on dit, les gros poissons» (attraper); «Êtes-vous juste tanné de la question ?» (En avez-vous marre de la question ?); «On va mettre quelque chose ben ben clair.»

Cela étant, le niveau de langue de Françoise David, contrairement à celui de Philippe Couillard, n’était pas affaire de considérations stratégiques pour se rapprocher de l’électorat. Sa façon de s’exprimer publiquement ne diffère guère d’une situation à l’autre. Il n’y a pas, chez elle, de volonté délibérée de changer sa manière de parler pour plaire au plus grand nombre.

En 2012, le «Je n’en disconviens pas» de la co-porte-parole de Québec solidaire avait fait discuter sur les médias dits «sociaux». Deux ans plus tard, le «Ne vous chagrinez pas trop» qu’elle a adressé à Pauline Marois ne paraît pas avoir été retenu par les commentateurs. (En revanche, son «je vous soumets que», calqué de l’anglais, a écorché les oreilles de l’Oreille.)

On notera enfin que Françoise David, contrairement à ses «estimés collègues» et malgré des convictions fortement affichées, évitait de s’emporter. Dès qu’elle prenait la parole, on revenait à des échanges plus calmes. Cela a été souligné sur Twitter. @gervaislm, du Devoir, a parlé d’«effet camomille». «Fascinant de voir combien il est impossible pour quiconque de pogner les nerfs quand Françoise David parle», notait @patty0green.

Ce qui frappait chez François Legault n’était pas le choix, délibéré ou pas, d’une langue réputée proche des électeurs, mais des idiosyncrasies sur le plan de la prononciation. Il s’adressait à «Madame Dâââvid», il disait être «fâââché», il roulait ses r avec constance, il s’inquiétait de «t’ça», il confondait «deux minutes» avec «deux meunutes», il transformait le hijab en «HeeDjabbe». Si les oreilles de l’Oreille ne l’ont pas trompée, il aurait même parlé d’«une baise de taxes». Par ailleurs, il est celui qui, aux mots, préférait les chiffres.

Voulant se présenter en apôtre de la rigueur administrative contre la vilaine bureaucratie et en ex-homme d’affaires créateur d’emplois, il ne cessait d’asséner statistiques sur statistiques. On pouvait s’y perdre sans mal. Le pragmatisme revendiqué par le fondateur de la CAQ montrait alors ses limites sur le plan argumentatif. Les subtilités de la langue politique, ce n’est pas pour lui.

Pauline Marois est la seule à avoir exploité les ressources de la répétition. Y aura-t-il ou pas un référendum sur le statut constitutionnel du Québec au sein du Canada si elle est réélue ? «Y en aura pas de référendum… tant que les Québécois ne seront pas prêts», a-t-elle martelé. Vous allez mettre des femmes au chômage avec la Charte de la laïcité du Parti québécois, affirmait Philippe Couillard; «J’ai vu une seule femme perdre son emploi à cause de la Charte, c’est Fatima Houda-Pépin», a-t-elle dit plusieurs fois, au sujet de cette députée libérale expulsée de son parti par son chef.

La première ministre du Québec cherchait la phrase coup de poing. Son discours d’ouverture, qu’elle a lu, comportait une étrange phrase. Voulant laisser de côté les clivages entre la gauche et la droite, Pauline Marois se disait «au centre de vos préoccupations». L’Oreille ne veut pas généraliser, mais la chef du PQ ne se trouve pas du tout «au centre de [ses] préoccupations».

Contrairement à Philippe Couillard et à Françoise David, la première ministre se méfiait d’une langue trop populaire. Elle a corrigé par exemple son propre «deux cents piasses» en «deux cents dollars». Il lui est néanmoins arrivé de dénoncer «une décision qui avait pas d’allure», prise évidemment par un de ses adversaires. (Derrière Philippe Couillard, c’est le prédécesseur de celui-ci, Jean Charest, que Pauline Marois attaquait fréquemment, ramenant le nouveau à l’ancien.)

Un débat, ce n’est pas seulement quatre voix. Ce peut aussi être un discours commun, à construire par le téléspectateur. Celui d’hier pourrait prendre la forme d’un poème.

Pour mettre fin au gaspillage
Nous allons faire le ménage
Et nous éviterons le saccage
Car nous avons du courage

Un débat, c’est aussi des mots tus, peu ou pas utilisés : science (merci à @JVPLS), culture (sauf pour deux citations de chansons de Gilles Vigneault, d’abord par Françoise David, puis par Philippe Couillard), éducation (sauf pour des histoires de commissions scolaires et de postes de fonctionnaires qui font, ou pas, quelque chose), citoyen (ramené à contribuable, comme l’indiquait @gabrielbeland), Montréal (merci à @R_Bergeron).

On dit beaucoup de choses dans un débat. On en évite au moins autant.

P.-S. — Anne-Marie Dussault a ouvert la discussion avec une faute : «En qui faites-vous le plus confiance ?» C’est un signe de constance : elle avait fait la même chose en ouverture du débat des chefs durant les élections fédérales de 2011.

P.-P.-S. — L’illustration de ce texte provient du compte Twitter d’@NieDesrochers de l’émission de radio C’est pas trop tôt ! (Radio-Canada). On y voit les mots les plus utilisés dans le débat d’hier soir, en blanc pour les chefs, en noir pour les auditeurs de l’émission.

CC BY-NC 4.0 Cette œuvre est sous Licence Creative Commons Internationale Attribution-Pas d'Utilisation Commerciale 4.0.

5 réponses sur “Langue de campagne (30) : la langue des chefs en débat”

Laissez un commentaire svp