Une question de point de vue

Marie-Hélène Larochelle, Daniil et Vanya, 2017, couvertureL’intrigue ? Emma et Gregory se sont rencontrés à Québec, puis ils ont déménagé à Toronto. Ce sont des «bobo-chics» (p. 101) qui font dans l’architecture et le design haut de gamme. La première grossesse d’Emma se termine par l’accouchement d’un enfant mort-né. Elle et Gregory adoptent alors deux enfants russes, qu’on leur présente comme des jumeaux. Le roman s’ouvre sur cette adoption. Rien ne se passera comme prévu, ni pour les parents, ni pour Daniil et Vanya, ni pour le chat Jules, ni pour les habitants du voisinage (enfants, vieille dame, amis).

Pour qui, comme l’Oreille tendue, a connu l’adoption internationale de l’intérieur, les premières pages de Daniil et Vanya, le roman de Marie-Hélène Larochelle (2017), sonnent particulièrement justes.

La romancière aurait pu aborder les relations des parents avec leurs enfants et des enfants entre eux, et l’évolution de ces relations, de toutes sortes de manières. Ses choix de narrateurs ne vont pas du tout de soi.

Le roman est divisé en deux parties. Dans la première, les enfants sont petits; Emma raconte. Dans la seconde, ils ont presque seize ans; Emma raconte toujours, mais les garçons prennent aussi la parole.

Emma, à qui il arrivera des malheurs — certains réels, d’autres de bien peu de poids —, est un personnage représenté de telle façon qu’il soit difficile au lecteur de s’identifier à elle. Elle se fâche facilement, elle regarde les autres de haut, elle est snob, elle est obsédée par les marques (iPhone et iPad, chaise Muskoka, magazine Dwell et Garden Design, sandales Salt Water, poussette Phil & Teds, thé Kusmi, manteaux Marc Jacobs ou Burberry, bureaux Peter Løvig Nielson, sac Vuitton). Elle lit des articles «sur les nouvelles techniques de parentalité» (p. 84), elle souhaite «développer le leadership» de ses fils (p. 116) et «le plein potentiel de leur curiosité» (p. 142), elle planifie leur fête «comme un événement corporatif» (p. 130), mais elle refuse de consulter des professionnels de la santé mentale (p. 124-125). Elle a beau être très troublée à l’occasion, cela ne l’empêche pas de détailler scrupuleusement comment elle se (dé)maquille (p. 104-105, p. 265). Ce mélange de drames (elle se mutile depuis l’adolescence) et de discours empruntés indistinctement à l’air du temps en fait une narratrice peu fiable, d’autant qu’elle et son mari, qui n’est pas épargné non plus, vont d’auto-aveuglements en incompréhensions.

Si l’autoportrait d’Emma tient à distance la compassion, que dire de la narration telle que la pratiquent les adolescents ? Le risque ici est formel : ils parlent d’une seule voix, au nous et au on. Cela donne lieu à des situations où l’identité elle-même, la leur comme celle de leurs interlocuteurs, est mise en question.

La vue de son corps nu nous donne une érection et on commence à se masturber pour la faire passer. Les mains derrière la nuque, Mathilde nous regarde nous agiter dans la lumière de la lanterne. Le bruit de notre respiration est amplifié par l’écho.
— Tu veux que je le fasse ? demande-t-elle.
On ne dit rien, on la regarde s’approcher (p. 210-211).

Quand il faudra distinguer la voix de chacun dans ce nous, ce sera le signe de profondes divergences à venir.

Daniil et Vanya est un roman sur l’adoption et sur ses effets sur tous ceux que cela concerne, certes, mais ni le je ni le nous qu’on y lit ne correspondent à ce que l’on attendrait d’une œuvre qui voudrait en appeler aux seuls sentiments de ses lecteurs. Cette savante construction oblige ceux-ci à prendre de la distance, à interroger leurs propres réactions, de même que celles des personnages, à ne s’apitoyer qu’avec prudence. Ce n’est pas rien.

 

Référence

Larochelle, Marie-Hélène, Daniil et Vanya. Roman, Montréal, Québec Amérique, coll. «Littératures d’Amérique», 2017, 283 p.

Les zeugmes du dimanche matin et de Jean-Simon DesRochers

Jean-Simon DesRochers, les Inquiétudes, 2017, couverture

«Le cinquième jour du neuvième mois dans le camp de réfugiés, Anh, son père et son oncle partaient en direction du Canada, pays dont ils ne connaissaient rien, sinon qu’ils pourraient y vivre en paix et en français» (p. 184).

«Il la baise, sans condom ni cérémonial» (p. 269).

Jean-Simon DesRochers, les Inquiétudes. L’année noire – 1. Roman, Montréal, Les Herbes rouges, 2017, 591 p.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

L’oreille tendue de… Gabrielle Roy

Gabrielle Roy, Bonheur d’occasion, édition de 1976, couverture

«Azarius fut surpris du ton de sa propre voix. Il avait parlé haut s’en sans douter. Et pendant quelque temps, il écouta la plainte du vent, l’oreille tendue, et se demandant s’il ne venait pas de s’assoupir.»

Gabrielle Roy, Bonheur d’occasion. Roman, Montréal, Librairie Beauchemin, 1976, 345 p., p. 141. Nouvelle édition. Édition originale : 1945.

Vous voulez que je vous dépose ?

Caraccioli, le Livre à la mode, éd. de 2005, couverture

Il est diverses façons de laisser quelqu’un à destination. On peut déposer cette personne. En registre plus familier, l’Oreille tendue connaît domper (to dump, en anglais). Le marquis de Caraccioli, dans le Livre à la mode, en 1759, a un verbe qui étonne, italique à l’appui : «Madame, voulez-vous, sans façon, accepter une place dans mon vis-à-vis, je vous vomirai là où bon vous semblera […]» (éd. de 2005, p. 70).

P.-S.—En effet, il a déjà été question de vomir ici.

 

Référence

Caraccioli, Louis-Antoine, marquis de, le Livre à la mode suivi du Livre des quatre couleurs, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne—Jean Monnet, coll. «Lire le dix-huitième siècle», 2005, 105 p. Textes présentés et annotés par Anne Richardot.

Accouplements 91

Révéroni Saint-Cyr, Pauliska ou la Perversité moderne, éd. de 1991, couverture

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

Le XVIIIe siècle a été électrique, pour les idées comme pour les personnes.

Caraccioli, Louis-Antoine, marquis de, le Livre à la mode suivi du Livre des quatre couleurs, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne—Jean Monnet, coll. «Lire le dix-huitième siècle», 2005, 105 p. Textes présentés et annotés par Anne Richardot.

«Parlerons-nous maintenant des conversations, ci-devant languissantes, monotones et, qui pis est, savantes ? Elles étouffaient tout homme d’esprit, tandis qu’aujourd’hui, toutes spirituelles, toutes sémillantes, toutes badines, elles électrisent les personnes les plus sottes et en tirent des étincelles» (le Livre à la mode, 1759, p. 61).

Révéroni Saint-Cyr, Pauliska ou la Perversité moderne. Mémoires récents d’une Polonaise. Roman, Paris, Desjonquères, coll. «XVIIIe siècle», 1991, 221 p. Édition établie et présentée par Michel Delon. Édition originale : 1798.

«Après quelques instants de préparatifs, je vis amener les deux enfants désignés, nus, âgés à peu près de six ans et d’une figure touchante. Ces pauvres petits êtres tremblaient de tout leur corps à l’aspect de Saviati, dont la figure noire et ridée, encadrée dans une perruque blanche, avait quelque chose des ministres du Tartare. Une immense machine électrique était au milieu du cabinet. “C’est bien cela que j’avais demandé, baron, dit-il à M. d’Olnitz; vous avez parfaitement saisi la forme de l’appareil, et il est bien exécuté. Vous allez en voir les effets.” À ces mots, il prend ces petits enfants, il les lie avec quatre courroies de cuir aux poteaux qui supportaient la grande roue de verre, et en face des coussinets de frottement. Il les dispose dos contre dos, de manière que le bas des reins se touche parfaitement et forme un frottoir naturel, séparé par la seule épaisseur de la roue de verre. Il tourne ensuite la grande roue avec vivacité; bientôt le mouvement rapide du verre échauffe ces chairs délicates, les étincelles jaillissent; on reconnaît à l’agitation de ces enfants la cuisson que ce contact brûlant leur cause» (p. 189-190).