Images infectées

Jean-Philippe Toussaint, Football, 2015, couverture

Comme tout amateur qui se respecte, Jean-Philippe Toussaint a des idées bien arrêtées. Dans Football (2015), il a beau les transformer en questions — «que serait le football s’il n’y avait pas le Brésil ?» (p. 73) —, on voit clairement où il loge. Casquette «Belgium» sur le crâne, il a couvert la Coupe du monde de 2002 au Japon. Il dit ce qu’il pense du «coaching» : ce mot, «qui allie la disgrâce à la disproportion, est un bien grand mot pour pas grand-chose : la pertinence des remplacements et le choix du moment opportun de les effectuer» (p. 41). Gérant d’estrade un jour, gérant d’estrade toujours.

Toussaint ne se contente pas de livrer des jugements nécessairement péremptoires. Il rapporte la pratique du sport à la mélancolie, aux saisons, au temps : «Je fais mine d’écrire sur le football, mais j’écris, comme toujours, sur le temps qui passe» (p. 43).

Surtout, il mêle le foot aux images dans lesquelles nous baignons, celles des souvenirs (l’enfance), celles de l’art contemporain (Christo, Bill Viola, Francis Bacon, Jeff Koons), celles des médias (un peu la presse, souvent la télévision), celles des lieux visités (de la Belgique à la Corse). Il ne cite pas Georges Didi-Huberman (Survivance des lucioles), cet herméneute du visuel, pour rien.

Puis le numérique s’en mêle, au moment où l’ennui s’installait («je commence à en avoir un peu marre du football», p. 89).

Ici, cet été, s’est produit un véritable court-circuit, une collision sacrilège, la superposition malencontreuse d’images de nature fondamentalement différente. C’est comme si un virus sournois et foudroyant avait réussi à s’introduire dans mon lieu de travail, dans cette pièce protégée du monde extérieur où naissent les images fragiles et poétiques de mes livres, et, ayant affaibli mes défenses, neutralisé ma résistance et paralysé mon activité créatrice, avait réussi à prendre le contrôle de mon instrument de travail et à infecter mon ordinateur. C’est ici, sur l’ordinateur même où j’écris mes livres, que j’ai regardé pour la première fois un match de football en streaming (p. 111).

Plus rien ne sera jamais pareil, et pas seulement pour Jean-Philippe Toussaint.

P.-S.—«L’art de la parenthèse auto-ironique chez Jean-Philippe Toussaint» : titre d’un article savant à écrire.

P.-P.-S.—Il est vraiment très fort, Toussaint. Il a fait parler de sport, pas en mal, à François Bon.

 

 

Référence

Toussaint, Jean-Philippe, Football, Paris, Éditions de Minuit, 2015, 122 p.

Accouplements 38

Jean-Philippe Toussaint, Football, 2015, couverture

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux textes d’horizons éloignés.)

Ce sont les premiers mots du récent Football de Jean-Philippe Toussaint :

Voici un livre qui ne plaira à personne, ni aux intellectuels, qui ne s’intéressent pas au football, ni aux amateurs de football, qui le trouveront trop intellectuel (p. 7).

En 1931, Ivar Lo-Johansson écrivait ce qui suit, dans Mes doutes sur le sport :

Les pires navets littéraires que j’ai lus sur les sportifs des classes inférieures étaient malheureusement écrits par des universitaires (cité dans Philippe Bouquet, p. 170).

Espérons qu’ils aient tort, l’un et l’autre.

 

Références

Bouquet, Philippe, «Un détracteur du sport», Europe, 806-807, juin-juillet 1996, p. 157-176.

Toussaint, Jean-Philippe, Football, Paris, Éditions de Minuit, 2015, 122 p.

Le zeugme du dimanche matin et d’Alex Gagnon

«Défini par sa communauté d’appartenance comme un être marginal, reclus dans sa chaumière et ses croyances, Armand est un homme vivant loin de la civilisation et dont l’un des buts est de faire fortune en parvenant, à l’aide de procédés alchimiques, à produire de l’or en convertissant des métaux.»

Alex Gagnon, «La communauté du dehors. Imaginaire social et représentations du crime au Québec (XIXe-XXe siècle)», Montréal, Université de Montréal, Département des littératures de langue française, thèse de doctorat, septembre 2015, xiii/545/xxix p., p. 298. https://doi.org/1866/13613

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

Un linguiste selon le cœur de l’Oreille tendue

David Crystal, Txtng, couverture

Depuis des années, l’Oreille tendue promène une conférence intitulée «Quelques idées reçues sur la langue (au Québec)». Une bonne partie de son contenu se retrouve dans son plus récent livre, Le niveau baisse !

Le public de cette conférence finit toujours par lui demander si c’est vrai que la langue, et particulièrement la langue des jeunes, est menacée par la pratique des textos. Parmi les réponses de l’Oreille, il y a celle-ci : allez lire Txtng : The Gr8 Db8 de David Crystal (2008). L’auteur y explique qu’il n’y a pas lieu de s’inquiéter.

Le même Crystal vient de publier un livre sur l’histoire de la ponctuation en anglais, Making a Point : The Persnickety Story of English Punctuation. Le magazine The New Yorker l’interviewe pour l’occasion, dans sa livraison du 10 décembre.

Cet entretien, par Adrienne Raphel, est passionnant. Retenons-en trois citations :

As for contemporary rules, he advocates «pragmatic tolerance.» Know them, he argues, so that you can break them, when they should be broken. (Cela fait penser à la théorie de la cravate d’Anne-Marie Beaudoin-Bégin.)

«The big thing about language is that it always changes,» Crystal told me. «Since the Internet came along, it has never moved so fast

«Language is for everybody,» Crystal said. «Human beings, homo loquens, the speaking animal. I’ve never met anybody who isn’t profoundly interested in language

Voilà un linguiste selon le cœur de l’Oreille.

P.-S. — L’entretien renvoie à cette conférence de 2013 de John McWhorter, «Txtng is killing language. JK!!!», sur le «fingered speech».

 

Références

Crystal, David, Txtng : The Gr8 Db8, Oxford, Oxford University Press, 2008, 256 p. Ill.

Crystal, David, Making a Point : The Persnickety Story of English Punctuation, St. Martin’s Press, 2015, 400 p.

Melançon, Benoît, Le niveau baisse ! (et autres idées reçues sur la langue), Montréal, Del Busso éditeur, 2015, 118 p. Ill.

Raphel, Adrienne, «A History of Punctuation for the Internet Age», The New Yorker, 10 décembre 2015.

Benoît Melançon, Le niveau baisse !, 2015, couverture

Citation pleine de bon sens du mardi soir

Christian Baudelot et Roger Establet, Le niveau monte, 1989, couverture

«Il faut supposer un réel acharnement contre la jeunesse pour soutenir avec cet aplomb intemporel que l’amélioration patente de toutes les sciences et de toutes les techniques ait été produite par des hommes et des femmes toujours plus débiles que leurs aînés ! Entre les éclats de silex, le génie de l’homme se montrait à son apogée; dans l’informatique, la relativité générale, la musicologie baroque ou l’aéronautique ne s’expriment que des sous-hommes avilis par la baisse multiséculaire du niveau. […] L’idée a, en effet, de quoi surprendre dans une société où le progrès constitue l’une des dimensions de la vie quotidienne : les voitures, toujours plus rapides et confortables, le TGV, les avions supersoniques, l’espérance de vie, l’équipement ménager, la circulation de l’information et des images, la puissance destructrice des armements… Dans cet univers en expansion permanente, seule l’intelligence des hommes serait inexorablement entraînée sur une pente descendante. À se demander si ce sont bien les élèves de plus en plus nuls au fil des générations qui ont engendré toutes ces merveilles techniques en continuel progrès.»

Christian Baudelot et Roger Establet, Le niveau monte. Réfutation d’une vieille idée concernant la prétendue décadence de nos écoles, Paris, Seuil, coll. «L’épreuve des faits», 1989, 197 p., p. 13-14.