Portrait marivaudien

Marivaux, la Seconde Surprise de l’amour, éd. de 1728, page de titre

«Eh bien, Monsieur, sur ce pied-là, que n’allez-vous vous ensevelir dans quelque solitude où l’on ne vous voie point ? Si vous saviez combien aujourd’hui votre physionomie est bonne à porter dans un désert, vous aurez le plaisir de n’y trouver rien de si triste qu’elle. Tenez, Monsieur, l’ennui, la langueur, la désolation, le désespoir, avec un air sauvage brochant sur le tout, voilà le noir tableau que représente actuellement votre visage; et je soutiens que la vue en peut rendre malade, et qu’il y a conscience à la promener par le monde. Ce n’est pas là tout : quand vous parlez aux gens, c’est du ton d’un homme qui va rendre les derniers soupirs; ce sont des paroles qui traînent, qui vous engourdissent, qui ont un poison froid qui glace l’âme, et dont je sens que la mienne est gelée; je n’en peux plus, et cela doit vous faire compassion. Je ne vous blâme pas; vous avez perdu votre maîtresse, vous vous êtes voué aux langueurs, vous avez fait vœu d’en mourir; c’est fort bien fait, cela édifiera le monde : on parlera de vous dans l’histoire, vous serez excellent à être cité, mais vous ne valez rien à être vu; ayez donc la bonté de nous édifier de plus loin» (acte I, scène XII, p. 690-691).

Marivaux, la Seconde Surprise de l’amour, dans dans Théâtre complet. Tome premier, Paris, Classiques Garnier, 1989, p. 653-726 et p. 1091-1094. Texte établi, avec introduction, chronologie, commentaire, index et glossaire par Frédéric Deloffre. Nouvelle édition, revue et mise à jour avec la collaboration de Françoise Rubellin. Édition originale : 1727.

Portrait de professeur en tombe

Russell Banks, Lost Memory of Skin, 2011, couverture

«It sounds like the Professor will do most of the talking anyhow. He’s a professor, after all. It’s possible the guy can help the Kid find a job at the university on the grounds crew or something and a more or less permanent place to live. You never know. The Kid has never met a real professor before but they’re supposed to be smart and people respect them and they don’t work for the cops or the state. Besides they’re like priests and shrinks, right ? Everything you tell them is strictly confidential.»

Russell Banks, Lost Memory of Skin. A Novel, Toronto, Alfred A. Knopf Canada, 2011, 416 p., p. 80.

Portrait de la lectrice en baigneuse (presque) adultère

Frédérique Côté, Filibuste, 2021, couverture

«J’ai pas pensé à Bébé non plus, qui tenait encore la poignée de porte, l’air perdue. J’ai pensé à Luc. Je suis pas conne, les policiers étaient là pour quelqu’un de ma famille, une de mes filles était morte ou mon mari avait eu un accident de moto. Mais c’est Luc qui m’est venu en tête. À cause des deux policiers qui allaient assurément m’annoncer un grand drame, à cause de Bébé, debout près de la porte à tenir la poignée comme si sa vie en dépendait, je pourrais plus consacrer mon temps à m’imaginer partir avec Luc. J’ai voulu prendre un bain en l’absence de mon mari pour lire un livre que Luc m’avait prêté en me comparant au personnage principal. Avez-vous déjà entendu quelque chose de plus sensuel ? J’étais excitée par l’idée de Luc tournant les mêmes pages avec ses mains, peut-être dans son bain à lui, sa femme dans la pièce d’à côté ou partie se tuer en moto elle aussi, pourquoi pas. J’ai été punie pour ce bain-là.»

Frédérique Côté, Filibuste. Roman, Montréal, Le Cheval d’août, 2021, 110 p., p. 25-26.

Autoportrait de lectrice-cueilleuse

Chantal Thomas De sable et de neige, 2021, couverture

«J’appartiens à l’âge de la cueillette. Une sorte de blocage archaïque m’a arrêtée à ce stade. Et quand j’ai commencé non de pouvoir lire mais de prendre le goût de lire, j’ai pensé que j’irais à travers des milliers de pages animée de l’esprit de cueillette, j’empilerais au fur et à mesure de leur découverte des mots, des phrases, des tournures dans un baluchon extensible, qui aurait la vertu de s’alléger tout en s’accroissant.»

Chantal Thomas, De sable et de neige, avec des photos d’Allen S. Weiss, Paris, Mercure de France, coll. «Traits et portraits», 2021, 199 p., p. 177.

Autoportrait au pardessus

Antoine Brea, l’Instruction, 2021, couverture

«Dans les panneaux transparents et les verrières étincelantes, je surprenais partout la silhouette du même homme discret en costume neutre, au pardessus sans teinte porté sur le bras pour ne pas transpirer, du même homme jeune plutôt bien de sa personne mais à l’allure rébarbative, avec des mouvements lents, précis d’homme fatigué, d’homme fatigué mais attentif. Un homme dont l’œil était las, dont tout le corps était engourdi, et pourtant le fait d’avoir passé une sale nuit cette fois n’y était pour rien, ni la douceur tout estivale de cet après-midi de fin novembre, c’était plutôt comme si moi, Favre Patrice, qui étais cet homme que je croisais et que j’avisais en étranger, comme si je me laissais aller, que je mollissais après avoir suivi trop nerveusement un but presque touché du doigt.»

Antoine Brea, l’Instruction. Roman, Montréal, Le Quartanier, série «QR», 154, 2021, 310 p., p. 271-272.