Silence venu du passé

C’était il y a plus de six lustres. L’Oreille tendue était jeune et en Belgique. Lisant un fait divers dans un quotidien liégeois, elle tomba sur le mot taiseux : un mari taiseux avait tué sa (ci-devant) dulcinée. Cela lui fit impression (à l’Oreille petite) : elle ne connaissait pas ce mot.

D’où son étonnement ce matin devant un tweet de @PaulJournet :

«Comme on dit au Québec» ?

Le dictionnaire numérique Usito ne connaît pas ce mot, pas plus que la Base de données lexicographiques panfrancophone (rubrique «Québec») ni le Multidictionnaire de la langue française de Marie-Éva de Villers (édition numérique de 2012).

En revanche, le Petit Robert (édition numérique de 2014) le connaît : «RÉGIONAL (Nord, Belgique) Personne qui, par nature, ne parle guère. Guillaume le Taiseux. => taciturne. Adj. “Flamands taiseux et sages” (Brel).»

Twitter — sous le clavier de @m_heili, @d_noureddine et @MichelFrancard — confirme : le mot est utilisé en Belgique, en Suisse, en France (Franche-Comté, Normandie).

L’Oreille a encore (parfois) bonne mémoire. Ouf.

 

[Complément du 4 juillet 2016]

Certains, dans le sud de la France, emploient aussi le mot, en un sens collectif :

 

[Complément du 6 juillet 2016]

La nouvelle éponyme (p. 59-123) du recueil le Dzi de Pierre Popovic s’ouvre et se clôt sur les mêmes mots : «Le vrai buteur est patient et taiseux.» Pierre Popovic est belge.

 

Référence

Popovic, Pierre, le Dzi. Nouvelles, Montréal, Fides, 2009, 163 p.

Helvético-québécisme du jour

Ceci, via l’ami @bauer_olivier :

Festival Pully-Lavaux, affiche, 2016De quoi s’agit-il ? Explication tirée du site de l’événement :

Fondé en 1996, le festival Pully-Lavaux à l’heure du Québec est la plus grande scène européenne de musique francophone d’Amérique du nord.

Cette 11e édition sera l’occasion de fêter un anniversaire plein de belles surprises. Avec l’appui de la commune de Pully, le festival agrandit ses infrastructures afin d’accueillir dans les meilleures conditions possibles le nombre de ses visiteurs qui est, à chaque nouvelle édition, en constante augmentation. Nombre d’artistes québécois confirmés, ainsi que d’autres qui seront la relève de demain, ont déjà assuré le festival de leur venue à l’occasion de ce 20e anniversaire.

Ça toffe !, donc : Ça dure ! ou Ça continue !, en passant par l’anglais tough.

L’Oreille tendue, spontanément, aurait écrit On toffe ! Il est vrai qu’elle n’est pas suisse.

Autopromotion 242

L’Oreille tendue aime se l’ouvrir.

Le 27 mai, elle participera à la table ronde «Ma source est plus fiable que la tienne : référencement du contenu rigoureux» dans le cadre du Congrès annuel de l’Association des communicateurs scientifiques du Québec. Le thème de ce congrès est «Combattre l’analphabétisme scientifique». Renseignements ici.

Le 16 juin, elle présentera une causerie, «Langue, rédaction et médias sociaux», devant les membres de la Société québécoise de la rédaction professionnelle. Renseignements .

Divergences transatlantiques 042

Le Petit Robert (édition numérique de 2014) est catégorique s’agissant de l’adverbe si : «S’emploie obligatoirement pour oui en réponse à une phrase négative. On ne vous a pas prévenu ? – Si.»

Le dictionnaire numérique québécois Usito n’est pas moins affirmatif : «Sert à contredire un énoncé comportant une négation ou exprimant un doute. Tu ne voulais même pas y aller. – Si, je voulais y aller.»

Cet usage est pourtant très rare au Québec, ainsi que le révèle la publicité des éditions Alto parue dans la revue Lettres québécoises (numéro 162, été 2016).

Publicité, Lettres québécoises, no 162, été 2016Cette grande rareté ne vous avait jamais frappé ? L’Oreille tendue, si.

 

[Complément du 12 février 2017]

Autre exemple publicitaire, pour le lait cette fois : «Vous n’avez pas une poignée dans le dos. Nos contenants, oui.»

L’art de la vision périphérique

[Attention : ce texte suppose une lecture sur ordinateur. Sinon, il y a un PDF.]

 

À partir de la p. 10, le Guide des bars et pubs de Saguenay de Mathieu Arsenault (2016) est systématiquement découpé.

En page de gauche, un essai sur la façon de saisir le réel aujourd’hui. Arsenault y fait la genèse de son livre, il met en lumière ses enjeux, il réfléchit aux rapports entre les genres littéraires. Si on a cru à une époque que le «réel ordinaire» (passim) pouvait être saisi par le cinéma documentaire (le «cinéma direct») et sa «caméra-stylo» (p. 18), ce n’est plus le cas. D’une part, nous vivons à une époque où tout le monde se sait constamment en représentation. D’autre part, des lois ont considérablement restreint la possibilité pour l’artiste de saisir au vol des images sans autorisation.

En revanche, quelqu’un penché sur son téléphone peut maintenant noter ce qui passe autour de lui sans être inquiété. «J’ai passé un mois installé de cette manière à des comptoirs de bar, tête baissée, tête relevée, ayant l’air de texter une connaissance mais notant dans un document tout ce sur quoi mon attention tombait. J’attrapais des bouts de conversation, des postures, des traits de caractère, des éléments de décor, tout un matériau que l’écriture dépersonnalisait, décontextualisait : mes notes rendaient anonyme ce qui avait appartenu aux individus que je croquais» (p. 26-28). Le mot numérique n’est pas utilisé une seule fois dans l’ouvrage, mais c’est bien cette technique qui rend possible un projet comme le Guide des bars et pubs de Saguenay.

La saisie du «réel ordinaire» que pratique Arsenault s’appuie sur un refus du biographique, des «tropes d’existence» : «Mais mettre en récit les vies de gens dont on ne connaît presque rien en leur inventant des biographies trahit le rapport au réel, qui devient le prétexte à plaquer une forme d’existence sur des étrangers. Ces formes d’existence sont comme des tropes moraux dont sont cousus tous les récits» (p. 34). C’est un autre rapport à la «vie publique» (p. 38) que cherche — et trouve — Arsenault, mais dont il reconnaît les limites : «Il n’y a pas de matériau brut» (p. 46).

P.-S. — Saguenay ? Chicoutimi ? C’est expliqué ici.

Référence

Arsenault, Mathieu, le Guide des bars et pubs de Saguenay. Essai • Poèmes, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 97, 2016, 51 p.

 

 

 

 

 

 

En page de droite, des poèmes, sans ponctuation ni majuscule. Chacun est coiffé d’un titre, en l’occurrence le nom d’un bar, d’un pub ou d’un club. Ces endroits où boire, parler, danser, voir et être vu se trouvent à Saguenay, où Arsenault a passé un mois en résidence d’artiste à l’invitation du Centre Bang en septembre 2014. À la fin de l’ouvrage, il y a des «Notes prises dans les bars de Rimouski pendant le Salon du livre, en novembre 2014 et 2015». (Exemple ici.)

L’alcool tient une grande place dans les poèmes, comme la musique, que ce soit pour danser — «dans l’électropop des filles de l’aluminerie» (p. 17) — ou pour se donner en spectacle — «un couple chante céline dion en duo / sur le karaoké de l’inquiétude» (p. 27). La culture mondialisée (souvent anglophone) y côtoie la culture régionale et la langue vernaculaire : «c’est là que le buck a sorti / c’est là que le buck était / le buck était juste là» (p. 15). Y apparaissent aussi, mais plus rarement, des créateurs (Yves Boisvert, Daniel Leblanc-Poirier, Hervé Bouchard, Vickie Gendreau, Patrice Desbiens, Michel Faubert), dont on peut imaginer qu’ils forment communauté avec Arsenault. (Dans l’essai, on trouve aussi les noms d’Érika Soucy et d’Alexandre Dostie, et de nouveau celui de Patrice Desbiens.)

Ces poèmes sont donc écrits à partir de notes prises «in situ» (p. 10), dans son «téléphone-carnet» (p. 16). Ce «dispositif d’écriture» (p. 32) suppose une «grammaire du regard» particulière (p. 12). Il crée un «territoire du récit sans personnage ni intrigue» (p. 32). La «vision périphérique» (p. 34, p. 36, p. 48) de celui qui écrit est sans cesse sollicitée. Cela entraîne une double transformation : «Chaque texte est le résultat d’une rencontre entre deux altérités, un environnement et l’observateur qui devient étranger en observant» (p. 42).

Quelque chose d’important s’est passé là, et continue de se passer.

P.-P.-S. — Non, ce n’est pas un guide touristique.