De l’essence des langues

On entend parfois dire que certaines langues sont plus belles / plus riches / plus logiques / plus universelles / plus universelles parce que belles / plus universelles parce que riches / plus universelles parce que logiques / etc. que d’autres. (Rayez les mentions inutiles, s’il y en a.) On l’a dit du latin, puis de l’italien, puis du français. On le dit aujourd’hui de l’anglais.

Pour se défaire de cette vision essentialiste des langues, il suffit de lire de la poésie. Ces quelques vers, par exemple.

Dearest creature in creation,
Study English pronunciation.
I will teach you in my verse
Sounds like corpse, corps, horse, and worse.
I will keep you, Suzy, busy,
Make your head with heat grow dizzy.
Tear in eye, your dress will tear.
So shall I ! Oh hear my prayer.

On y voit clairement que, du moins sur le plan de l’orthographe et de la prononciation, «English is Tough Stuff» (L’anglais est difficile). («English is Tough Stuff» est un des titres de ce poème, dans une version dont on raconte qu’elle serait populaire dans les corridors de l’OTAN.)

De quoi s’agit-il ? Des premiers vers d’un poème composé par un professeur néerlandais, Gerard Nolst Trenité (1870-1946), d’abord paru en 1920 sous le titre «The Chaos», puis repris et augmenté, sous divers titres, par diverses personnes, au fil des ans. Sa plus récente version, en 1993-1994, compte 274 vers. (Merci à Wikipédia.)

C’est bien la démonstration de ce qu’avançait l’essayiste québécois André Belleau en 1983 : «Une langue, c’est un dialecte qui s’est doté un jour d’une armée, d’une flotte et d’un commerce extérieur…» (éd. de 1986, p. 118). Ce ne sont pas ses qualités supposées qui la rendent dominante, pour un temps.

 

[Complément du 28 janvier 2015]

Un autre poème, qui va dans le même sens que «The Chaos», mais sur le plan de la formation des pluriels : «Why English is Hard to Learn».

We’ll begin with box; the plural is boxes,
But the plural of ox is oxen, not oxes.
One fowl is a goose, and two are called geese,
Yet the plural of moose is never called meese.

You may find a lone mouse or a house full of mice;
But the plural of house is houses, not hice.
The plural of man is always men,
But the plural of pan is never pen.

If I speak of a foot, and you show me two feet,
And I give you a book, would a pair be a beek ?
If one is a tooth and a whole set are teeth,
Why shouldn’t two booths be called beeth ?

If the singular’s this and the plural is these,
Should the plural of kiss be ever called keese ?

We speak of a brother and also of brethren,
But though we say mother, we never say methren.
Then the masculine pronouns are he, his, and him;
But imagine the feminine… she, shis, and shim !

Merci à @lingholic.

 

[Complément du 19 février 2016]

Entendre «The Chaos» ? Ici.

 

[Complément du 22 février 2016]

Pour une explication claire et vivante — sur laquelle, il est vrai, on pourrait pinailler —, allons voir ceci :

 

[Complément du 9 avril 2019]

Sur le même thème que Belleau, variation romanesque : «Je n’ai jamais oublié cette phrase qu’il m’avait dite : une langue, c’est un patois qui a gagné la guerre» (Oyana, p. 45).

 

Référence

Belleau, André, «Langue et nationalisme», Liberté, 146 (25, 2), avril 1983, p. 2-9; repris, sous le titre «Pour un unilinguisme antinationaliste», dans Y a-t-il un intellectuel dans la salle ? Essais, Montréal, Primeur, coll. «L’échiquier», 1984, p. 88-92; repris, sous le titre «Pour un unilinguisme antinationaliste», dans Surprendre les voix. Essais, Montréal, Boréal, coll. «Papiers collés», 1986, p. 115-123; repris, sous le titre «Langue et nationalisme», dans Francis Gingras (édit.), Miroir du français. Éléments pour une histoire culturelle de la langue française, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, coll. «Espace littéraire», 2014 (troisième édition), p. 425-429; repris, sous le titre «Pour un unilinguisme antinationaliste», dans Surprendre les voix. Essais, Montréal, Boréal, coll. «Boréal compact», 286, 2016, p. 113-121. https://id.erudit.org/iderudit/30467ac

Plamondon, Éric, Oyana, Meudon, Quidam éditeur, 2019, 145 p.

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8 réponses sur “De l’essence des langues”

  1. * »?? ?????? ??? ?? ???????? ??? ??? ????? ??? ?????? »

    * »a shprakh [une langue] iz a dialekt mit [avec] an armey un flot », cité par Max Weinreich in
    .?????? ?????, ?. 1, 1945, ?.13

  2. Comment parvenez-vous à défendre cette position simultanément à celle de l’unicité du français (le «québécois» étant un sous-produit édulcoré) ?

    Si l’on décrit la langue comme un véhicule culturel, en invoquant la poésie ou le théâtre, on pourrait tout aussi prouver que les standards académiques de la France intellectuelle ne sont guère congruents avec le franc-parlé joual que j’entretiens avec ma parentèle.

    Pour parler clairement, les mots «français» que j’emploie à l’oral n’ont qu’un lien ténu avec la définition parisienne des dictionnaires, et je n’entends dans mes discussions que leur acception usuelle et répertoriée dans ma mémoire sociale.

    L’idée que j’entretiens est celle-ci: bien que la majorité des individus de cette humanité n’ait pas la même interprétation des mots, lorsque qu’une formation syntaxique ou un mot partage une sonorité, les individus dialoguant s’efforce subitement de mieux se comprendre, comme alertés par une caractéristique leur indiquant une appartenance au même clan. C’est cette impulsion qui crée l’essentiel de la compréhension interpersonnel.

    De mon point de vue cynique, la langue, la religion, l’orthographe, la philosophie… Tous ces concepts sont des avatars d’une culture défendus par une armée de préjugés! Et au bout du compte, Monsieur Melançon, nous mélangeons notre ADN, festoyons puis mourons. Si seulement nous pouvions être moins livresque et plus émotif!

      1. Pardonnez-moi, je me suis laissé porter par l’ivresse d’écrire. Ne doutez pas de vos aspirations par cause de mes impudences, je serais envahi par la culpabilité!

        Qu’une chose soit vraie ou non n’a aucune importance pourvu que l’on s’amuse, me semble.

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