Tombeau d’Ella (1) : dire l’amour

Ella Fitzgerald, Gold, 2007

[Ce texte s’inscrit dans la série Tombeau d’Ella. On en trouvera la table des matières ici.]

 «Now that we’re finally caressing»
(«If I Were a Bell», 1958)

L’amour peut être éthéré, digne d’une midinette : «Someday he’ll come along, the man I love / And he’ll be big and strong, the man I love / And when he comes my way / I’ll do my best to make him stay» («The Man I Love», 1959).

Il peut être évocateur. Oui, dans ce «Small hotel», il y a une «Bridle Bridal suite» — «one room bright and neat / complete for us to share» —, mais on n’en saura pas plus («There’s A Small Hotel», 1956). Ailleurs, on rêve : «I’d like to gain complete control of you» («All of You», 1956).

Il peut être bien plus cru.

Chez celle qui annonce «Love for Sale» (1956) : «Who would like to sample my supply ? / Who’s prepared to pay the price / For a trip to paradise ?» Voilà qui a le mérite d’être clair. (Il y a plusieurs versions de cette chanson, notamment une brève, sur Mack the Knife. The Complete Ella in Berlin, en 1960; une longue en 1956; deux intermédiaires, avec Joe Pass à la guitare, en 1986.)

Dans «Bewitched» (1956), malgré l’alcool, ou à cause de lui, il y a celle qui se souvient : «Men are not a new sensation / I’ve done pretty well I think», tout en se projetant dans le futur, pour l’homme qu’elle attend, auquel elle veut s’accrocher, au sens propre : «and long for the day when I’ll cling to him». Elle dit les choses comme elles sont : «I’ve sinned a lot / I mean a lot / But I’m like sweet seventeen a lot»; «and worship the trousers that cling to him». Ce qu’elle lui trouve à ce bon à rien ? «Horizontally speaking he’s at his very best.» Cela lui convient manifestement : «Thank God I can be oversexed again.» Et pourtant elle ne cédera pas : «Those ants that invaded my pants, fini / Bewitched, bothered, and bewildered no more». (Situation initiale semblable dans «That Old Black Magic» [1960] : «I hear your name and I’m aflame / Aflame with such a burning desire / That only your kiss can put out the fire / For you’re the lover I have waited for».)

Comment mesurer aujourd’hui le scandale de pareilles affirmations, écrites par des hommes blancs (Richard Rodgers et Lorenz Hart, Cole Porter), dans la bouche d’une femme, noire, dans les années 1950-1960, aux États-Unis ?

[Les dates entre parenthèses devraient être celles des enregistrements. Elles ne sont pas toujours fiables.]

Tombeau d’Ella

Ella Fitzgerald, Gold, 2007L’ami François Bon l’a fait avec Autobiographie des objets, avec 50 histoires vraies concernant les Rolling Stones et, c’est en cours, avec Proust est une fiction : écrire en série, sur le Web. L’Oreille tendue, à son tour et à son propre rythme, inaugure un chantier — sur Ella Fitzgerald.

Elle se pose, entre autres questions, celle-ci : pourquoi, depuis plus de trente ans, a-t-elle écouté sa musique plus que toute autre ? Voyons si ce chantier lui permettra de comprendre quelque chose à cette présence ininterrompue.

Table des matières (en cours)

1. Dire l’amour, 1er février 2013

2. Improvisations, 4 février 2013

3. Correspondances, 11 févier 2013

4. Garde-robe, 18 février 2013

5. Chœurs, 21 février 2013

6. Diction, 25 février 2013

7. Paris, 5 mars 2013

8. Genres, 11 mars 2013

9. Rire, 18 mars 2013

10. Rimes, 25 mars 2013

11. Montréal, Québec, 25 avril 2017

12. Jouer, 12 février 2018

Il n’y a plus de sot métier

«Je me suis magasiné un emploi épanouissant […].»
Charles Bolduc, les Truites à mains nues, 2012

Le monde du travail se transforme sous nos yeux. Aujourd’hui, on le sait, n’importe qui peut devenir associé ou ambassadeur de marque. De même, quand l’employabilité est en crise, il y a de l’avenir pour les conseillers en insolvabilité. Inversement, le bougon, lui, dépenserait beaucoup d’énergie, mais pour ne pas travailler.

Ce n’est bien sûr pas tout.

Engager des employés, c’est bien. Être «conseillère principale en attraction de talent» (la Presse, 30 janvier 2013, cahier Affaires, p. 7), c’est mieux. On imagine sans peine que cette personne doit travailler de près avec «des agents de talent spécialisés en branding humain».

Plus modestement, vous aimeriez devenir «responsable de la recherche et de l’élaboration du matériel relatif à l’engagement du public, notamment des campagnes de sensibilisation et de la campagne annuelle de collecte de fonds du Carême pour l’ensemble du Canada (anglophone et francophone)» ? Vous êtes potentiellement une «Personne agente au matériel pédagogique».

À une époque, les consultants — ces intervenants bien payés, le plus souvent par des décideurs avec une vision — et les experts pullulaient. Les coachs les ont remplacés.

Il en est de toutes sortes : pour les acheteurs de voitures Cadillac (la Presse, 14 mai 2012, cahier Auto, p. 5), pour ceux qui écrivent (@Coachingecrit), pour ceux qui ont besoin «de redressement» (la Presse, 11 juillet 2009, cahier Affaires, p. 10), pour les clientes des esthéticiennes (merci à @fbon), pour les «dirigeants» (@sokallis) comme pour les artistes (Culture pour tous).

Il existe même, cela ne s’invente pas, une Fédération internationale des coachs du Québec (la Presse, 23 mai 2012, cahier Affaires, p. 7).

Le cas le plus paradoxal est celui de l’autocoaching : vous êtes votre propre coach. (C’est, peut-être, plus économique.) Il faut toutefois se méfier : s’il est un «autocoaching efficace», c’est qu’il doit en exister un qui ne l’est pas. (Vous aurez été prévenus.)

De même, le «slow coaching» suppose un «fast coaching», d’où l’idée, déplaisante, d’un «coaching à deux vitesses».

L’ampleur du phénomène du coaching n’a pas échappé à Éric Chevillard, qui publiait en 2011 L’autofictif prend un coach.

Attention. Il ne faut pas confondre sauter sa coach et sauter sa coche.

P.-S. autopromotionnel — Jadis, l’Oreille tendue a publié un long texte sur la représentation de l’expert dans la prose romanesque française de la fin des années 1990. Cela s’intitulait, tout simplement, «Notice sur la précarité romanesque ou ANPE, ASSEDIC, CDD, CV, DDASS, HLM, IPSO, RATP, RMI, SDF, SMIC et autres TUC».

 

Références

Chevillard, Éric, L’autofictif prend un coach, L’Arbre vengeur, 2011.

Melançon, Benoît, «Notice sur la précarité romanesque ou ANPE, ASSEDIC, CDD, CV, DDASS, HLM, IPSO, RATP, RMI, SDF, SMIC et autres TUC», dans Pascal Brissette, Paul Choinière, Guillaume Pinson et Maxime Prévost (édit.), Écritures hors-foyer. Actes du Ve Colloque des jeunes chercheurs en sociocritique et en analyse du discours et du colloque «Écritures hors-foyer : comment penser la littérature actuelle ?». 25 et 26 octobre 2001, Université de Montréal, Montréal, Université McGill, Chaire James McGill de langue et littérature françaises, coll. «Discours social / Social Discourse», nouvelle série / New Series, 7, 2002, p. 135-158. https://doi.org/1866/13815

On

En guise d’introduction, cette scène récente de la vie pétrolière de l’Oreille tendue (OT).

OT : Bonjour. J’étais à la pompe numéro 1. Ce sera sur ma carte de crédit.

La caissière : On insère la carte. On a une carte Air Miles ?

OT : Non.

La caissière : On peut reprendre sa carte.

Bref, ni tu ni vous. Le cas n’est pas unique. Pendant quelques années, l’Oreille et ses fils ont fréquenté une pizzeria où la serveuse leur demandait toujours «On est prêt(s ?) à commander ?».

L’Oreille avait co-abordé cette étrange utilisation du pronom indéfini deux fois dans son Dictionnaire québécois instantané de 2004.

D’abord aux p. 72-73, sous la rubrique «Trois règles grammaticales indispensables» (pour comprendre le français du Québec).

C’est à cet égard [les pronoms personnels] que les choses sont les plus poétiques dans la langue parlée au Québec : l’éternelle crise identitaire se manifeste jusque-là. Chers lecteurs, vois.

Je. Quand la Révolution tranquille battait son plein, il était de bon ton de souligner que les nations colonisées étaient pleines de gens qui n’arrivaient pas à s’affirmer : ils ne savaient pas dire je. C’est réglé. On est en fait tombé dans l’excès inverse : «Attention, je recule souvent» (inscription à l’arrière d’un camion de vidange); «Je suis temporairement en panne» (panneau sur un guichet automatique).

Tu. 1. Les conjugaisons stressent souvent les apprenants. C’est pourquoi il est devenu courant de n’apprendre que les verbes à la deuxième personne du singulier; on fait l’économie du pluriel. Tu es prêt, le groupe ? 2. La répétition de ce pronom sert à marquer l’insistance. «Tu m’aimes-tu ?» (chanson de Richard Desjardins).

Il. Voir y.

Elle. Opportunément remplaçable par a. Céline, a chante fort.

Nous. Le plus généralement remplacé par on, notamment dans la vie de couple. Autre économie de conjugaison.

Vous. Pronom élitiste. Voir tu et on.

Ils. Voir y.

Y. Pronom universel qui exclut la personne qui parle. Le monde, y sont malades. Y est beau, ce gars-là.

On. Pronom universel qui inclut la personne qui parle. Au Québec, on est malades. On est beau comme couple. «Une chance qu’on s’a» (chanson de Jean-Pierre Ferland). Exception : à la forme interrogative, on désigne la deuxième personne, du singulier comme du pluriel. On veut un gratteux avec ça ?

Puis à la p. 151.

1. Pronom personnel de la deuxième personne du singulier et du pluriel. On prendrait un petit dessert avec ça ?

2. Pronom personnel de la première personne du pluriel. «On est six millions, faut se parler» (slogan publicitaire des années soixante-dix).

Dans le même ordre d’idées, une lectrice assidue de l’Oreille lui glisse à l’oreille la remarque suivante :

Cela dit, «on inclut la personne qui parle» n’a rien de propre au Québec, comme tu le sais. C’est la règle «on exclut la personne qui parle» qui est une aberration pure ! Je me demande pourquoi on enseignait ça dans tous les cours de français. Et d’où elle vient.

Bénéficiaires, même si on ne sait quoi répondre à cette question, on espère néanmoins avoir pu t’être utile.

 

[Complément du 6 février 2013]

En linguistique, on a beaucoup écrit sur le «on». Voir ce texte, par exemple, d’une fidèle lectrice de l’Oreille tendue : Bourassa, Lucie, «Ritournelle», Contre-jour : cahiers littéraires, 7, 2005, p. 59-60 (PDF).

 

[Complément du 28 octobre 2015]

Aujourd’hui, au marché :

Elle : On met votre biscuit dans votre sac ?

OT : Oui, on l’y met.

 

[Complément du 20 septembre 2016]

Dans l’exemple suivant, le «on» inclut manifestement «la personne qui parle» : «En passant par le rayon dédié à la pharmacie, elle m’a examiné et déclaré qu’il fallait que je décide si oui ou non on aurait besoin de préservatifs» (Récit d’un avocat, p. 66).

 

[Complément du 3 mars 2018]

Même une société d’État s’en mêle, Hydro-Québec, dont une publicité de 2017 commençait par «On exclut la personne qui parle. Vous avez déjà entendu ça.» Oui, en effet, et malheureusement.

 

[Complément du 24 mai 2022]

Dans son infolettre du jour, «Sur le bout des langues», Michel Feltin-Pelas met en lumière la richesse du pronom «on». C’est ici.

 

[Complément du 11 juillet 2023]

Si l’on se fie à cet extrait d’un courriel du 23 juin 2023, le Fonds de solidarité FTQ croit manifestement aux vertus inclusives du on :

Extrait d’un courriel du Fonds de solidarité FTQ, 23 juin 2023

 

[Complément du 12 juillet 2023]

Bel usage du on policier dans une scène du film la Cité de l’indicible peur, de Jean-Pierre Mocky (1964). Jean Poiret incarne le brigadier Loupiac dans cet échange avec l’inspecteur Simon Triquet (Bourvil).

 

 

 

Références

Bourassa, Lucie, «Ritournelle», Contre-jour : cahiers littéraires, 7, 2005, p. 59-60. https://id.erudit.org/iderudit/2328ac

Brea, Antoine, Récit d’un avocat, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 100, 2016, 115 p.

Melançon, Benoît, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, Montréal, Fides, 2004 (deuxième édition, revue, corrigée et full upgradée), 234 p. Illustrations de Philippe Beha. Édition de poche : Montréal, Fides, coll. «Biblio-Fides», 2019, 234 p.

Benoît Melançon, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, 2004, couverture