Victimes de la grève et de la loi 78

Des associations étudiantes québécoises sont en grève depuis plusieurs mois. Elles en ont contre la hausse des droits de scolarité universitaires décidée par le gouvernement du premier ministre Jean Charest.

À cette grogne s’en ajoute une autre, contre la Loi permettant aux étudiants de recevoir l’enseignement dispensé par les établissements de niveau postsecondaire qu’ils fréquentent (communément appelée loi 78).

Cela dure depuis longtemps : les dérapages et exagérations étaient prévisibles de part et d’autre. Parmi les victimes du conflit, il y a les mots. L’Oreille tendue en a repéré quelques-unes dans les textes des pancartes des manifestants; ce ne sont pas les seules.

Mettre côte à côte, dans un tweet, les noms de Charest et de Pinochet ? Non.

Appeler les leaders étudiants des «communistes» ? Non.

Comparer les policiers du Service de police de la ville de Montréal aux tontons macoutes ? Non.

Traiter la Société de transport de Montréal de «collabo» parce qu’elle transporte les personnes arrêtées ? Non.

Rapprocher le carré rouge — le symbole de la grève étudiante — de l’étoile jaune ? Non.

Il y a des victimes — de chair et d’os — qui doivent se retourner dans leur tombe.

 

[Complément du 21 juin 2012]

Sur la même question, on lira avec profit Patrick Lagacé («Une théorie à cinq sous», la Presse, 14 juin 2012) et Antoine Robitaille («Les ravages de la polarisation», le Devoir, 16-17 juin 2012, p. A1 et A12).

Les deux portraits atomiques du jour

Daniel Grenier, Malgré tout on rit à Saint-Henri, 2012, couverture

I.

«Il était si puissant, dans tout son crâne extrêmement bien défini, que certains atomes importants semblaient s’écarter de son chemin quand il passait.»

Daniel Grenier, Malgré tout on rit à Saint-Henri. Nouvelles, Montréal, Le Quartanier, coll. «Polygraphe», 07, 2012, 253 p., p. 133.

II.

«C’est un peu lourd mais ça marche bien. C’est une chose magnétique, si tu veux. Magnétique, a répété Charles dans un atome de sourire, expirant un autre atome d’air par le nez, secouant la tête en haussant une épaule et détournant les yeux — ces cinq motions en une seconde, et Anthime s’est encore senti humilié.»

Jean Echenoz, 14. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 2012, 123 p., p. 13-14.

 

[Complément du 5 décembre 2014]

P.-S.—L’Oreille tendue a présenté ce texte le 5 décembre 2014.

Bar ouvert du buffet à volonté

Soit la manchette suivante : «La médecine n’est pas un “buffet ouvert”» (le Devoir, 5 juin 2012, p. A1).

L’Oreille tendue ne veut pas être inutilement vétilleuse, mais elle se demande si l’invitée du Devoir qui parle de «buffet ouvert», Delphine Roigt, la responsable du service d’éthique clinique du Centre hospitalier de l’Université de Montréal, n’a pas fondu involontairement deux expressions, buffet à volonté et bar ouvert.

Ce ne serait pas la première fois : on connaît une utilisation, en 2010, de «festival du buffet ouvert des injures».

Difficile de faire mieux.

Où trouver le «jugement critique» ?

Stéphane Kelly est sociologue. Interviewé par le Devoir sur la crise sociale que traverse actuellement le Québec, il décrit, entre autres phénomènes, trois «déclassements sociaux» dont seraient victimes les grévistes : économique, disciplinaire, familial (2-3 juin 2012, p. A1 et A12).

L’Oreille tendue aimerait s’attacher au deuxième de ces déclassements :

Le deuxième étiolement est disciplinaire. Les étudiants des «humanités» (sciences humaines ou sociales, philo, arts, littérature, etc.), portent le carré rouge tandis que les disciplines plus collées au marché du travail, plus utilitaires (les sciences pures, les techniques…), n’ont pas fait grève, ou si peu.

«La vigueur du mouvement de contestation s’explique aussi par la menace sur ces disciplines. D’ailleurs, les leaders étudiants sont tous ici de cette filière, avec d’excellents dossiers scolaires en plus. Disons que beaucoup d’étudiants sont formés au jugement critique alors que les entreprises réclament autre chose.»

Si l’Oreille comprend bien, il y aurait, d’une part, les «humanités» et leur «jugement critique» et, d’autre part, les autres disciplines, «plus collées au marché du travail, plus utilitaires», où le jugement critique serait moins développé.

Pareille polarisation supposée relève de ce manichéisme dont l’existence était déplorée ici la semaine dernière et elle témoigne d’une méconnaissance fondamentale de ce qu’est le travail de la pensée, notamment à l’Université.

Le jugement critique n’est pas aussi bien partagé qu’on pourrait l’espérer.

P.-S. — Ce n’est qu’un exemple : depuis le début de la grève de certaines associations étudiantes québécoises, on a entendu semblable discours binaire sortir de la bouche de nombre de grévistes et de leurs alliés.