Heureuse découverte sur Twitter

L’Insoutenable Gravité de l’être (ou ne pas être), 2015, couverture

«Tempus fugit, tabarnac.»

Twitter sert à toutes sortes de choses : ne pas regarder #TLMEP (quoi que soit TLMEP), partager ses commentaires sur le sport, découvrir des textes et des auteurs.

Parmi les découvertes de l’Oreille tendue, il y a d’abord eu les tweets de @machinaecrire, puis le petit recueil qu’il a tiré de ses tweets de 2010 à 2014, l’Insoutenable Gravité de l’être (ou ne pas être).

«Pseudonyme : Se faire un nom», peut-on y lire (p. 52). Ici, il y en a trois. Derrière @machinaecrire et son alter ego @nanopoesie se dessine Nicolas Guay, informaticien de son état. On ne s’étonnera donc pas de le voir multiplier les allusions à l’informatique dans ses textes : «“Je fais de l’informatique dans le nuage”, dit-il. Elle sourcilla et répondit : “Moi je suis travailleuse sociale. Dans la vraie vie”» (p. 73).

@machinaecrire et @nanopoesie sont particulièrement doués pour les définitions («Petit dictionnaire imaginaire», p. 49-53). Un exemple (de saison) ? «Intégrisme : Avertissement de foi intense» (p. 50). Un autre (numérique) ? «Dictature : Système d’exploitation» (p. 50). Ils aiment prouver l’absurde par l’absurde : «Plus rien ne sera comme avant mais plus ça change, plus c’est pareil» (p. 13) ou «Le franglais, c’est full overrated» (p. 98), au moins autant que débusquer le paradoxe : «l’air bête de l’employée du comptoir de courtoisie» (p. 68) ou «en mode veille, l’ordinateur dort» (p. 92).

Ils connaissent leurs classiques. La mièvrerie du Petit Prince, ce n’est (heureusement) pas pour eux (p. 31-32). En revanche, ils s’amusent de (avec) Sartre, Jarry, Hergé, Mary Shelley, Shakespeare, Gainsbourg, Homère, Rimbaud, Defoe (ou Tournier), Baudelaire.

Quelques-uns des textes rassemblés, plutôt que de seulement jouer sur les mots, jouent aussi sur les sonorités : «Elle rit créole. Il rit collant» (p. 28). Pour comprendre «Le poète paranoïaque s’imagine que les odes sont contre lui» (p. 56), il faut, de plus, connaître l’anglais (the odds are against him).

@nanopoesie — son pseudonyme le dit — fait dans la poésie condensée. Ses courts poèmes ne sont toutefois pas que des pirouettes stylistiques. On y lit aussi des propos critiques :

La poésie fait dire
Qu’elle n’aime pas les poèmes
Qui ont pour thème
La poésie (p. 85).

Bref, suivez @machinaecrire et @nanopoesie, lisez-les.

P.-S. — Et il y a le blogue.

 

Référence

Guay, Nicolas, l’Insoutenable Gravité de l’être (ou ne pas être), 2015 (deuxième édition), 100 p. Édition numérique.

Accouplements 12

Couverture du premier album de la série «Bine» (2015)

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux textes d’horizons éloignés.)

Voici comment, en 1974, G.-André Vachon décrivait l’imaginaire des «habiles gendelettres québécois» des années 1930 :

Les campagnes se vidaient, la religion nationale était battue en brèche : ils donnèrent dans le roman régionaliste. Habitants, prélarts, bines, poudreries, croix de chemin, bénédiction du Jour de l’an, rebines, l’image était bien figée, l’illusion parfaitement réussie d’une société à jamais catholique, et paysanne (p. 67).

Bines et rebines : l’Oreille tendue a déjà parlé de celles-là.

Bine est aussi le surnom du personnage principal d’une nouvelle bande dessinée :

Benoit-Olivier est le plus vieux, le plus grand et le plus niaiseux de son école. Il est aussi le jeune au surnom le plus original. Il mène la vie dure à Mme Béliveau, son enseignante de 6e année, spécialiste de la mauvaise humeur, des copies et des retenues (source).

La bine, au Québec, n’a pas dit son dernier mot.

P.-S. — Le sous-titre du premier album de cette série (le seul paru à ce jour) est L’affaire est pet shop. On doit évidemment y entendre une (fine) allusion à l’expression l’affaire est ketchup.

 

Références

Brouillette, Daniel, Steven Dupré et Alcante, Bine 1. L’affaire est pet shop, Montréal, Les Malins, coll. «Bine», 1, 2015, 48 p.

Vachon, G.-André, «Le colonisé parle», Études françaises, 10, 1, février 1974, p. 61-78. https://doi.org/10.7202/036567ar

Divergences transatlantiques 035

Publicité pour la station CIBL (le Devoir, 5 avril 2011, p. B8)

Ni le Petit Robert (édition numérique de 2014) ni le Petit Larousse (édition de 2003) ne connaissent le verbe poigner / pogner.

Le Trésor de la langue française informatisé, en revanche, le présente ainsi :

Pogner, poigner, verbe trans. a) Empoigner, prendre, saisir. […] Là, on se met à l’abri, tard, l’automne, quand les gros vents vous poignent pendant qu’on chasse ou ben donc qu’on pêche sur les battures (Guèvremont, Marie-Didace, 1945 ds Rogers 1977). Pogner les nerfs. «S’emporter, se fâcher» (Fichier TLFQ). Empl. pronom. réciproque. «En venir aux coups; se battre, s’engueuler» (Fichier TLFQ). b) Arg., empl. pronom. réfl. «Se masturber». […] 1res attest. a) 1582 poigner «toucher avec le poing, empoigner» (Ch. et privil. des .XXXII. mét. de la cité de Liège, p. 81 ds GDF.) — XVIIe s. dans le domaine wallon, v. GDF. et a survécu dans certains parlers région. au sens de «prendre à pleines mains, prendre violemment», v. FEW t. 9, p. 515, b) 1935 arg. se pogner «se masturber» […]; de pogne arg. «main», v. poigne.

Comme ce passage l’indique, le verbe pogner / poigner, s’il ne pogne pas en France, pogne beaucoup au Québec. Les vents peuvent y pogner. On peut y pogner les nerfs. On peut se pogner avec un joueur de l’équipe adverse; au hockey, c’est le rôle des goons.

On a déjà vu ici même qu’il est possible, dans la Belle Province, de se poigner le moine, quand ce n’est pas le beigne, ou de pogner les gros poissons.

D’autres sens existent.

Qui saisit le sens d’une blague (d’une djoke) la pogne. Pour s’en assurer, on lui demandera la pognes-tu ?

Qui est coincé ou pris est pogné : «Pognés entre un boss crosseur, un syndicat menteur et un gouvernement…» (le Poulpe, p. 18).

Qui a du succès pogne. Voilà qui explique l’existence de la publicité suivante, récemment repérée par @revi_redac.

Publicité pour les voitures Mini

L’Oreille tendue ne prétend pas avoir repéré tous les sens de pogner. On pourra facilement la pogner en flagrant délit d’oubli.

P.-S. — On l’aura noté : sauf par volonté de dérision, on prononce bien plus volontiers pogner que poigner.

 

[Complément du 31 janvier 2015]

Comme le fait remarquer la même @revi_redac, il y a aussi «ce grand classique de la chanson québécoise» :

 

[Complément du 1er février 2015]

Oups ! Le Petit Robert (édition numérique de 2014) ne connaît pas poigner, mais pogner, si — et il en donne plusieurs excellentes définitions et illustrations. L’Oreille s’en mord les lobes, d’avoir parlé trop vite.

 

[Complément du 26 janvier 2016]

Et en Belgique, demandez-vous ? Oui, aussi, mais en usage intransitif.

Poigner […]

Poigner (dans qqch.) loc. verb. intr.

1. Fam. Prendre (qqch.) à pleine main. […]

2. Fam. Puiser (dans un contenant) pour remplir sa main. […]

Remarque

Ce verbe a pu également se construire transitivement (poigner qqch. «saisir qqch.; empoigner qqch.»), mais ce type de construction est aujourd’hui sorti de l’usage.

Vitalité peu élevée et décroissante en Wallonie, où ces constructions restent toutefois plus usuelles dans les provinces de Namur, de Liège et de Luxembourg. Quasi inusité à Bruxelles. — Également employé au Québec et en Louisiane (surtout dans la variante pogner) (Dictionnaire des belgicismes, p. 284).

 

[Complément du 29 avril 2018]

Sur le site Correspondance du Centre collégial de développement de matériel didactique, Louise Desforges propose plusieurs autres sens de po(i)gner. C’est ici.

 

Références

Dolbec, Michel et Leif Tande, le Poulpe. Palet dégueulasse, Montpellier, 6 pieds sous terre Éditions, coll. «Céphalopode», 12, 2004, 89 p. Bande dessinée.

Francard, Michel, Geneviève Geron, Régine Wilmet et Aude Wirth, Dictionnaire des belgicismes, Louvain-la-Neuve et Paris, De Boeck et Duculot, coll. «Langue française – Ouvrages de référence», 2010. Ill. Préface de Bruno Coppens.

Ne pas confondre, svp

Pierre Bouchard, Je sais tout, 2014, couverture

On ne confondra pas Pierre Bouchard (l’ancien joueur de hockey), Pierre Bouchard (l’auteur de bande dessinée) et Pierre Bouchard (le personnage des bandes dessinées de Pierre Bouchard).

Le deuxième vient de publier Je sais tout, «sans aucun doute le meilleur livre qui soit pour savoir toutes les choses qu’il faut savoir sur les choses dont les gens parlent tout le temps» (1er rabat). Quelles sont ces «choses» ? Jocelyne Blouin, la banane, René Lévesque, Facebook, le dessin, les chèques géants, la techno, les feux d’artifice, Budweiser, l’eau de Pâques, la job de servant de messe junior, Charlize Theron et John Kennedy.

Il est aussi question de sport. «Je sais tout sur le ballon-balai» donne des conseils pour la pratique de ce jeu, en le comparant au hockey («Si tu connais pas les règlements du hockey, ben déménage au Brésil !», p. 18). L’ancien journaliste et premier ministre du Québec René Lévesque est présenté en correspondant de guerre et en lutteur («The Great Canadian»). Une case fait apparaître un «Stéphane Ovechkin». En quatrième de couverture, «Je sais tout sur Maurice Richard» évoque, sur le mode burlesque, un épisode célèbre de la carrière de ce joueur des Canadiens de Montréal, le match du 28 décembre 1944 contre les Red Wings de Detroit. (En revanche, «Je sais tout sur Mike Bossy» ne porte pas sur l’ancien des Islanders de New York, mais sur un humoriste inventé par Bouchard.)

Le ton ? Humour potache, bien qu’il y ait Giorgio Agamben en épigraphe et deux allusions aux Mythologies de Roland Barthes. Un peu de scatologie ? Évidemment. La langue ? Populaire. Le dessin ? Sans prétention : on voit les traits de la gomme à effacer, il y a des ratures.

Un deuxième tome de Je sais tout est annoncé pour avril. L’Oreille tendue ne croit pas qu’elle en fera une de ses lectures prioritaires.

 

Référence

Bouchard, Pierre, Je sais tout, Montréal, Éditions Pow Pow, 2014, 106 p.

Langues vivantes

Philippe Girard, la Grande Noirceur, 2014, couverture

Il est arrivé à l’Oreille tendue de s’intéresser à l’expression Grande Noirceur. Tombant par hasard sur une bande dessinée portant ce titre, celle que vient de faire paraître Philippe Girard, elle a donc fleuré la bonne affaire (lexicale).

Sur ce plan-là, elle a été un peu déçue (mais c’est de sa faute). La bande dessinée se déroule bien pendant la période que l’on appelle au Québec la Grande Noirceur, mais l’expression n’est utilisée que dans le titre. Un lecteur qui n’est pas familier avec elle risque de se demander pourquoi elle a été retenue.

En revanche, sur le plan du plaisir de lecture, aucune déception, bien au contraire.

À Québec, en septembre 1939, Anna Donati est presque renversée par une voiture. Au dernier moment, un homme la sauve; c’est lui, Albert, qui se retrouvera alité dans un couvent, inconscient. Soir après soir, Anna ira lui faire la lecture. Elle commencera par la Bible, mais elle passera rapidement à des textes moins orthodoxes : Paradise Lost (Milton), l’Éducation sentimentale (Flaubert), les Fleurs du mal (Baudelaire), Rome (Zola). Albert ne réagit pas, mais le corps d’Anna, lui, si. L’érotisme va grandissant, non seulement grâce au contenu des lectures, mais aussi par la fine reprise d’une scène muette (Anna se dévêtant avant de se mettre au lit).

Dans la Grande Noirceur s’entrecroisent plusieurs récits, celui d’Anna (et de ses rêves), celui d’Albert, celui d’un abbé bien peu orthodoxe (Marcel Logan) et d’une religieuse qui ne l’est pas moins (sœur Valérie). La chaire côtoie le bordel, comme la censure, la liberté. On passe d’un récit à l’autre sans transition et dans un ordre qui ne s’éclairera qu’à la dernière page. Au lecteur de reconstruire l’histoire.

S’y mêlent aussi les langues : le français, parfois populaire, des habitants de Québec; l’anglais des raisons sociales; l’italien d’Anna et de sa mère, en butte au racisme de deux «commères» (p. 15), ces «langues sales» (p. 83); le latin de l’Église, très fortement présent.

Le religieux est partout dans la société représentée : obligation de la confession, soumission à l’Index Librorum Prohibitorum, évocations récurrentes du diable et de l’enfer, contrôle des loisirs (un homme d’Église regarde sévèrement Anna en train d’écouter chanter La Bolduc). Malgré cela, Anna fera une découverte : «Mon père… je m’accuse d’avoir lu un méchant bon livre et d’y avoir pris plaisir !» (p. 85). Faut-il y voir le signe d’une société en train de changer ?

P.-S. de pion — «Ils ont tous débarqués ici ce matin» (p. 82) ? Non : «débarqué», évidemment.

 

Référence

Girard, Philippe, la Grande Noirceur, Mécanique générale, 2014, 87 p.