Le cri de la chair au féminin (et en Norvège, peut-être)

Jo Nesbø, le Sauveur, 2012, couverture

L’Oreille tendue, c’est là son moindre défaut, aime mettre de côté tweets et citations : ça peut toujours servir.

Le 10 janvier 2011, pour prendre un exemple (pas tout à fait) au hasard, elle recopia ceci, de @SidoineB_ : «Dans les S.A.S. (Gérard de Villiers), en certaines circonstances, toutes les femmes “feulent” (années 70, le vocabulaire a peut-être changé).»

Feuler. Le Petit Robert (édition numérique de 2010) ne relève pas de sens semblable, qui se contente de «Crier (tigre)» et «Grogner (chat)», et renvoie à rauquer. (Feulement n’est pas plus connoté : «Cri du tigre (=> rauquement); bruit de gorge que fait entendre le chat en colère.»)

Les narrateurs du romancier norvégien Jo Nesbø (du moins en traduction) n’ont pas ces pudeurs.

«“Tu vas pouvoir t’en aller, feula-t-elle. Mais d’abord, tu vas me sauter. C’est compris ?”» (le Bonhomme de neige, p. 15).

«“Oh, allez !” feula-t-elle avec colère en enserrant son membre» (le Sauveur, p. 119).

Feuler, donc.

P.-S. — Sauf erreur, dans l’amour, il n’y a que la femme qui feule.

 

Références

Nesbø, Jo, le Bonhomme de neige. Une enquête de l’inspecteur Harry Hole, Paris, Gallimard, coll. «Folio policier», 575, 2008, 583 p. Traduction d’Alex Fouillet. Édition originale : 2007.

Nesbø, Jo, le Sauveur. Une enquête de l’inspecteur Harry Hole, Paris, Gallimard, coll. «Folio policier», 552, 2012, 669 p. Traduction d’Alex Fouillet. Édition originale : 2005.

Proverbe du jour

Il y a presque trois ans, l’Oreille tendue énumérait ses «Six détestations du lundi matin». Elle a en effet des mots et expressions en horreur, mais elle essaie de ne pas perdre de vue qu’il n’y a pas lieu d’en faire des boutons : elle y a survécu, du moins jusqu’à ce jour.

Tout un chacun est dans la même situation. On dit que Voltaire n’aimait pas «cul-de-sac». Un professeur de l’Oreille en avait contre «contrer», qui évoquait trop le foot pour lui. Certains luttent (sans succès) contre les clichés, d’autres contre la langue de bois (bis).

Des collaborateurs de l’émission radiophonique Des Papous dans la tête — en l’occurrence Jean-Bernard Pouy, Patrice Delbourg, Jacques Vallet, Eva Almassy et Lucas Fournier — ont de la sorte égrené «les petites phrases et lieux communs qui [leur] sont insupportables». C’était dans l’émission du 4 septembre 2011, rediffusée le 5 août 2012. Échantillon tiré de cet «Inventaire pour mémoire» : «la perte des repères», «gérer», «en fait», «tout à fait» (pour «oui»), «pas de souci», «il n’y a pas de lézard», «c’est l’horreur», «véritable ovni littéraire», «restaurer la confiance des ménages», «la cerise sur le gâteau», «tu mérites mieux».

Dans un registre en apparence moins ludique — le titre de l’article était «Words Came In, Marked for Death…» —, l’édition du 23 avril du New Yorker se livrait à un exercice semblable, pour l’anglais. On avait demandé aux lecteurs du magazine quels mots ils souhaiteraient envoyer à la guillotine. Résultat (partiel) ? «Literally», «actually», «epic» (comme dans «epic fail», probablement), «swag», «like» (qui a donné genre en français), «moist». La récolte a été tellement imposante que les rédacteurs de l’article, faisant la synthèse des mots honnis, ont cru qu’ils ne resteraient plus de mots dans la langue anglaise : «It seemed as though if we lined up all the words people hated, there might be no words left.»

Les deux listes avaient un seul mot en commun : «impacter» / «impacted».

Le proverbe dit toujours vrai : «Tous les dégoûts sont dans la nature.»

P.-S. — Alerte lexicale. Des lecteurs du New Yorker en ont donc contre «epic». Faudra-t-il aussi se méfier du terme en français ? Un indice, tiré de Twitter : «Une jeune femme qui me dit qu’elle avait aimé mon discours et que c’était “épique”. #ehben #jevieillis.» Cet adjectif est peut-être «le nouveau cool». Tendons l’œil et ouvrons l’oreille.

 

[Complément du 8 septembre 2012]

Merci à @OursAvecNous pour ce complément visuel.

Un solde épique ?

Autopromotion 038

En 2004, l’Oreille tendue cosignait avec Pierre Popovic un Dictionnaire québécois instantané.

Des prix y étaient décernés aux mots les plus populaires de l’heure :

extrême (perroquet d’or)

modèle québécois (perroquet d’argent)

défusion (perroquet de bronze)

moumoune (perroquet du meilleur retour)

• réingénierie (perroquet du meilleur espoir)

Tout à l’heure, entre 9 h et 10 h, au micro de Franco Nuovo (Dessine-moi un dimanche), à la radio de Radio-Canada, l’Oreille réfléchira aux médiatics et annoncera ses Perroquets 2012.

 

[Complément du jour]

Les Perroquets 2012 ?

extrême (perroquet d’or)

urbain (perroquet d’argent)

citoyen (perroquet de bronze)

poche (perroquet du meilleur retour)

à saveur (perroquet du meilleur espoir)

On peut (ré)entendre l’entretien ici.

 

Référence

Melançon, Benoît, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, Montréal, Fides, 2004 (deuxième édition revue, corrigée et full upgradée), 234 p. Illustrations de Philippe Beha. Édition de poche : Montréal, Fides, coll. «Biblio-Fides», 2019, 234 p.

Benoît Melançon, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, 2004, couverture

Réjean Ducharme, de force

Réjean Ducharme, l’Hiver de force, éd. de 1984, couverture

Aux yeux de l’Oreille, Réjean Ducharme est, avec Mordecai Richler, un des deux plus grands romanciers du Québec.

Parmi ses œuvres, en 1973, l’Hiver de force. La preuve du succès de ce roman, du moins dans la langue ?

«L’hiver de force constitutionnel a assez duré» (Pauline Marois, le Devoir, 17 avril 2012, p. A9).

«Un hiver de force. L’état des médias un an après les soulèvements populaires dans les pays arabes» (le Devoir, 3 mai 2012, p. A1).

«L’histoire d’un père seul et ultra-protecteur avec sa fille dans un hiver de force qu’on envie presque en cette journée de chaleur accablante…» (le Devoir, 21 juin 2012, p. B7).

Quand hiver ne se suffit plus, quand de force lui est adjoint automatiquement, c’est le signe de la force d’une expression (devenue) figée, qu’elle ait un sens ou pas.

 

[Complément du 13 juillet 2012]

En 1966, Ducharme publie l’Avalée des avalés. En première page de la Presse aujourd’hui : «TMX, l’avaleur des avalés.»

 

[Complément du 13 janvier 2014]

Sur Twitter, aujourd’hui : «Il serait peut-être temps d’en finir avec l’hiver de force. #chroniquefd http://bit.ly/1eP1vqs» (@FabienDeglise).

 

[Complément du 17 janvier 2014]

Dans la Presse du 11 janvier 2014, en titre : «Hiver de force» (cahier Arts, p. 2).

 

[Complément du 26 septembre 2014]

«Devant la rigueur du climat, l’austérité du paysage, il est impossible de se fuir soi-même, vain d’espérer se distraire, s’oublier, se défiler. Dans cet hiver de force, il faudra bien que le protagoniste affronte ses démons, sonde ses limites, apprivoise ses qualités et ses défauts» (Christian Saint-Pierre, «Théâtre. Hiver de force», le Devoir, 25 septembre 2014, p. B7).

 

[Complément du 8 décembre 2014]

En titre, dans la Presse+ du jour, pour un article sur l’offre d’hydro-électricité dans le nord-est de l’Amérique du Nord durant l’hiver 2015 : «L’hiver de force.»

 

[Complément du 15 février 2015]

Grosse journée Ducharme hier dans les journaux montréalais. «L’hiver de force, mais pas forcément l’hiver», titrait le Devoir (p. C9). «Les 120 premiers jours suivant la greffe sont comme un hiver de force […]», pouvait-on lire dans la Presse (p. A8).

 

[Complément du 12 avril 2015]

C’est d’abord un sous-titre dans un texte signé Ianik Marcil : «L’hiver de force» (2015, p. 8). Puis, à la page suivante, c’est une affirmation : «C’est l’hiver qu’on nous impose de force» (p. 9).

 

[Complément du 26 avril 2015]

Un duo catalan dansera à Montréal sous peu : «Hiver de force», titre le Devoir (25-26 avril 2015, p. E6).

 

[Complément du 19 mai 2015]

Citer Ducharme, tout en prenant savamment ses distances ? Bien sûr : «Mais une rue de janvier à peine recouverte d’une mince couche blanche, qui peut y croire, surtout après la saison de force qu’on vient de subir ?» (le Devoir, 19 mai 2015, p. B8).

 

[Complément du 29 mai 2015]

Dans le Devoir du jour, rubrique Vins (p. B6), s’agissant d’un blanc : «À faire rigoler l’été en attendant l’hiver de force.»

 

[Complément du 5 juin 2015]

«Fin d’un hiver de force

Le suspense ne finit plus de rebondir dans cette singulière série, qui nous a entraînés dans des recoins joyeusement inattendus. On se demande bien ce que nous réserve le dernier épisode de cet hiver de force dans le petit monde étrange de ces deux scénaristes pas si ratés que ça. Ils nous manquent déjà…

Série Noire, Radio-Canada, 21h» (le Devoir, 31 mars 2014, p. B7).

 

[Complément du 26 décembre 2015]

S’il faut en croire la rumeur publique (planétaire), un nouvel épisode de la saga Star Wars aurait été lancé récemment. Le titre ci-dessous, tiré du Magazine Cineplex, pourrait étonner un esprit non averti. (Merci à @machinaecrire pour l’image.)

Magazine Cineplex, 2015

 

 

[Complément du 23 août 2017]

Réjean Ducharme vient de mourir. Dans la Presse+ du jour : «La mort de force.» Puis, sur Twitter :

 

[Complément du 27 août 2017]

Dans le Devoir

du 23 août : «C’est aussi un grand styliste, un géant, un monument de la littérature québécoise, qui est entré de force dans le froid d’un hiver éternel, un être singulier jusqu’au bout, qui a laissé sa marque sur tout un peuple, ont salué en chœur plusieurs personnalités touchées mardi par la mort du romancier Réjean Ducharme.»

…du 26 août : «Réjean Ducharme, entré dans l’éternité d’un hiver de force, aura été tout ça dans les 76 années d’une vie qui a pris fin au début de cette semaine.»

 

[Complément du 2 février 2018]

Prise du jour, gracieuseté de @revi_redac : «Kalina Bertin avait 5 ans la première fois qu’elle a mis les pieds au Québec. C’était en février, au plus creux de l’hiver de force» (la Presse+).

 

[Complément du 13 février 2018]

On l’a vu le 12 juillet 2012 : il n’y a pas que l’Hiver de force dans la vie. Dans la section «Affaires» de la Presse+ du jour, ce titre : «La valeur de l’avalée

 

[Complément du 25 février 2018]

Dans la Presse+ du jour :

«Hiver de force», la Presse+, 25 février 2018

 

[Complément du 13 mai 2018]

Le Devoir de cette fin de semaine rend compte de l’ouvrage Porn Valley. Une saison dans l’industrie la plus décriée de Californie, de Laureen Ortiz. «Dans la vallée des avalés», titre le quotidien (D magazine, 12-13 mai 2018, p. 26).

 

[Complément du 3 juin 2018]

Dans la Presse+ du jour : «Après la mort de sa compagne, Ducharme s’est fait plus rare. Ce fut son hiver de force.»

 

[Complément du 5 juin 2018]

L’Oreille tendue fait du ménage. Elle tombe sur un article du Devoir du 14 avril 2008. Son titre ? «Un 401e hiver de force pour le Québec» (p. A6).

 

[Complément du 17 juin 2018]

Lu dans la Presse+ du jour : «Le libraire Maxime Nadeau donne rendez-vous aux amateurs de littérature à CIBL 101,5 FM dès le 22 juin à 8 h. Il animera l’émission radiophonique Libraire de force (Ducharme, quand tu nous tiens !) qui traitera de roman, essai, poésie, BD, jeunesse, théâtre.»

 

[Complément du 10 mars 2019]

Ceci, de la rubrique pinard du Devoir de cette fin de semaine : «Voilà qu’il n’est nul besoin d’une hirondelle pour annoncer le printemps qui peine à venir quand ce blanc sec se faufile entre vous et cet hiver de force (merci Réjean) qui est le nôtre.»

 

Références

Ducharme, Réjean, l’Avalée des avalés. Roman, Paris, Gallimard, 1966, 281 p. Rééd. : Paris, Gallimard, coll. «Folio», 1393, 1982, 379 p.

Ducharme, Réjean, l’Hiver de force. Récit, Paris, Gallimard, 1973, 282 p. Rééd. : Paris, Gallimard, coll. «Folio», 1622, 1984, 273 p.

Marcil, Ianik, «Introduction. La privatisation tranquille», dans Ianik Marcil (édit.), 11 brefs essais contre l’austérité. Pour stopper le saccage planifié de l’État, Montréal, Somme toute, 2015, p. 7-21.

Résolument «résolument» ?

Soit le tweet suivant, de @RemiMathis : «De même qu’un esquif est toujours “frêle”, ce qui est contemporain l’est toujours “résolument” #Galeries #Communicants.»

Laissons voguer le frêle esquif — non sans citer la définition que donne le Petit Robert (édition numérique de 2010) de ce substantif : «Littér. Petite embarcation légère. Un frêle esquif» — et attachons-nous à résolument.

Résolument contemporain est en effet fort populaire. Résolument moderne ne l’est pas moins, ainsi que l’attestent ces jours-ci les pages sportives du quotidien la Presse : «Le style de Bergevin est résolument […] moderne» (14 juin 2012, p. 1); «Sylvain Lefebvre sera un entraîneur-chef résolument moderne» (15 juin 2012, p. 3).

On sera sensible aussi au résolument urbain, qui n’est peut-être, en définitive, qu’un synonyme de résolument contemporain et de résolument moderne : «un restaurant résolument urbain, aux allures branchées et décontractées» (le Devoir, 3 juillet 2009, p. B7).

On ne saurait être résolument contre cet adverbe, même si l’on rappellera qu’il ne devrait s’appliquer qu’à des personnes, dans la mesure où sa définition est la suivante : «D’une manière résolue, décidée; sans hésitation»; «Avec une résolution qui dénote du courage, de l’intrépidité» (le Petit Robert, bis).

 

[Complément du 7 octobre 2018]

Image du jour, tirée de Twitter.

 

[Complément du 15 octobre 2018]

En France aussi.