Détruire, dit-elle

Marie-Hélène Voyer, l’Habitude des ruines, 2021, couverture

«Malgré tout, il faut bien écrire et persister.»

Quand elle était petite, l’Oreille tendue s’est beaucoup posé une question : c’est quoi, ça, un essai littéraire ? Elle a collaboré à une anthologie sur ce genre et elle lui a consacré pas mal d’articles (quelques références ci-dessous). «Comment est-ce que ça raconte ?» a toujours été une interrogation qui l’intéressait au moins autant que «Qu’est-ce que ça raconte ?»

Aujourd’hui, l’Oreille essaie de se poser moins de questions de ce genre, du moins sur le plan théorique, mais elle continue à lire des essais et à tenter de comprendre leur travail formel. L’Habitude des ruines. Le sacre de l’oubli et de la laideur au Québec, qu’a publié Marie-Hélène Voyer à la fin de 2021, lui a donné à boire et à manger.

Que chercher dans un essai ?

D’abord et avant tout une manière personnelle d’aborder un objet — ici, la façon qu’ont les Québécois de maltraiter leur patrimoine bâti et paysager. Marie-Hélène Voyer se met en scène dans son texte comme fille, comme mère, comme citoyenne, comme lectrice. Elle ne recule pas devant l’autodérision (p. 147). Cela étant, ce n’est pas sa biographie qu’elle veut mettre de l’avant, mais un regard qui lui soit propre.

Que capte ce regard ?

Des émissions de télévision (documentaires sur la rénovation, téléromans). Des catalogues de produits commerciaux (p. 52, p. 65 n. 6). Des brochures promotionnelles de constructeurs (p. 66-68, p. 70). Des sites de vente en ligne (p. 106). Des articles de journaux (notamment ceux de Jean-François Nadeau dans le Devoir). Des films (de Pierre Falardeau, de Pierre Perrault). Des photographies (quelques-unes, de Michel Dompierre ou Isabelle Hayeur, par exemple, illustrent l’ouvrage). Des textes littéraires (d’Arthur Buies, de Jacques Ferron, de Fernand Dumont, d’Anne Hébert, de Pierre Nepveu, de Marie-André Gill, parmi plusieurs autres). Marie-Hélène Voyer prend son bien où il se trouve afin d’appuyer son hypothèse de lecture.

Quelle est cette hypothèse ?

Au Québec, au lieu de respecter les «lieux fragiles» (p. 8), les «lieux de rien» (p. 28, p. 201), les «lieux de mixité porteurs de liant social» (p. 79), les «lieux de peu remplis d’histoires de rien» (p. 202), les «lieux de peines et de labeurs» (p. 207) — tous ces lieux porteurs d’une mémoire —, on cède beaucoup trop volontiers à «la certitude ronronnante des pics démolisseurs» (p. 10), à l’«ardeur démolisseuse inconséquente» (p. 132, p. 205), au «bégaiement sans fin des démolitions» (p. 134). On verse dans la «surenchère de la nostalgie» (p. 111), mais une nostalgie en toc, on méprise l’«histoire commune» (p. 112), on ne recule pas devant la «confiscation de l’espace commun et de l’histoire qu’on partage» (p. 203). Voyer traverse les paysages québécois et elle va de déception en déception.

Que voit-elle ?

Des promoteurs céder au façadisme ou construire des néomanoirs (tout le texte qu’elle leur consacre serait à citer) et des condos interchangeables (y compris dans leur prétention) aux noms faussement exotiques. Des «décideurs» mal dessiner des maisons de retraite, multiplier les horreurs d’aménagement, ne pas saisir l’importance du patrimoine religieux (mis en parallèle avec l’incendie de Notre-Dame de Paris en 2019). Elle parle beaucoup de Québec (elle ne paraît pas être une très grande fan de l’ex-maire Régis Labeaume, pour le dire poliment), de Rimouski (où elle enseigne), de villages de l’est du Québec, mais assez peu de Montréal (sauf à considérer Brossard comme faisant partie de Montréal, ce que refuse l’Oreille). Il y aurait pourtant eu beaucoup à dire : ne pensons qu’au chancre que sera le Réseau express métropolitain. La perspective de l’autrice n’est pas historique au sens strict, mais elle revient sur des épisodes peu glorieux du passé, notamment en matière d’art urbain.

Comment l’ouvrage est-il construit ?

En courts chapitres, à l’unité thématique forte, sauf pour un texte plus long, sur les rivières (p. 171 et suivantes), un peu moins bien intégré à l’ensemble que les autres. En 200 pages, le constat est convaincant : glaçant et nécessaire.

Vous cherchez un essai littéraire en ce début d’année ? Ne cherchez pas plus loin.

P.-S.—Trois citations, encore, pour le plaisir.

«La beauté, la cohérence, la continuité, le respect de l’esprit des lieux, toutes ces considérations semblent accessoires face aux lois du marché et devant le va-comme-je-te-pousse qui orchestre trop souvent nos manières d’organiser la trame de nos villes» (p. 47).

«Rien n’est plus rassurant que l’exotisme fait maison et que l’aventure sur fond de familiarité. Au Québec, habiter l’ici, c’est d’abord habiter l’ailleurs» (p. 75).

«Vie et mort de la beauté au Québec; petites et grandes villes y partagent une même logique de la dépense générée par le trop-plein d’espace et par le trop-vide d’histoire et de mémoire. Interchangeables, les lieux s’y consomment et s’y consument vite» (p. 135).

P.-P.-S.—Oui, l’Oreille est citée au sujet des néomanoirs (merci). Non, ce n’est pas pour cela qu’elle apprécie ce livre (qu’on se le tienne pour dit).

 

Références

Mailhot, Laurent, avec la collaboration de Benoît Melançon, Essais québécois 1837-1983. Anthologie littéraire, Montréal, Hurtubise HMH, coll. «Cahiers du Québec. Textes et documents littéraires», 79, 1984, 658 p.

Mailhot, Laurent et Benoît Melançon «Canadian Essay (French)», dans Tracy Chevalier (édit.), Encyclopedia of the Essay, Londres et Chicago, Fitzroy Dearborn Publishers, 1997, p. 147-150. http://danassays.wordpress.com/encyclopedia-of-the-essay/canadian-essay-french/

Melançon, Benoît, «La fiction de l’Amérique dans l’essai contemporain : Pierre Vadeboncoeur et Jean Larose», Études françaises, 26, 2, automne 1990, p. 31-39. https://doi.org/1866/28655

Melançon, Benoît, «Le statut de la langue populaire dans l’œuvre d’André Belleau ou La reine et la guidoune», Études françaises, 27, 1, printemps 1991, p. 121-132. https://doi.org/1866/28657

Voyer, Marie-Hélène, l’Habitude des ruines. Le sacre de l’oubli et de la laideur au Québec, Montréal, Lux éditeur, 2021, 211 p. Ill.

Poésie(s) du jour

Antoine Brea, l’Enfer de Dante mis en vulgaire parlure, 2021, couverture

Il a décidé le Brea (Antoine),
De rendre du Dante en langue vulgaire,
Histoire de pas se poigner le moine

Entre siens deux travaux scripturaires.
Il a, croyez-le-me, mahous bossé,
Car l’adaptation, ça, oui, il sait faire.

Les langues françaises, il a dru rossées;
Du médiéval à notre bel âge,
Jamais n’hésite à les engrosser.

Qu’est-ce qui, de ce bonheur, surnage ?
Jactances en rap, en grivois argot,
Propos fort cryptés de quelque mage,

Des mots anglos, de dead et stop à go,
Du Froissart, Flaubert, Regnard et San-A
Des cavalcades à rendre dingo.

Puristes râleront; pas moi, fana.
Pour sûr, me suis toujours amusé.
Hou : il vous explosera, l’ananas.

Signé : L’Esgourde avide, liseur ravi

 

Référence

Brea, Antoine, l’Enfer de Dante mis en vulgaire parlure. Poème, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 160, 2021, 390 p.

L’université dans le poste

Sandra Oh, Nana Mensah et Holland Taylor dans The Chair, Netflix, 2021

Dans la série The Chair (Directrice), Sandra Oh joue le rôle d’une professeure d’université, Ji-Yoon Kim, spécialiste d’études littéraires, appelée à diriger son département (celui d’anglais), dans une université états-unienne («lower-tier Ivy»), tout en s’occupant de sa fille adoptive (d’origine mexicaine), Ju-Ju. Sur tous ces plans, l’Oreille tendue a connu des expériences similaires. Comme l’ensemble de ses collègues, elle pense donc avoir quelque chose à dire de cette série produite par Netflix (2021, six épisodes de 30 minutes).

Sortir des lieux communs ?

The Chair aime les clichés. Les administrateurs universitaires de Pembroke University sont des crapules indignes de leur responsabilité intellectuelle. Les étudiants n’ont pas le sens commun; chez eux, la réflexion critique cède le pas à des prises de position identitaires sans la moindre nuance. La vie universitaire tourne continuellement autour des questions de race : Ji-Yoon Kim est la première femme et la première Asiatique à diriger son département; Yazmin McKay (Nana Mensah) pourrait être la première Afro-Américaine à être nommée professeure titulaire de littérature anglaise. Les professeurs en fin de carrière sont tous plus (Elliot Rentz, John McHale) ou moins (Joan Hambling) cons.

Il y a pourtant des moments où les scénaristes, Amanda Peet et Annie Julia Wyman, essaient de sortir de ces clichés. Elliot Rentz (Bob Balaban) est un vieux spécialiste de Melville qui refuse de se renouveler, mais une scène intime avec sa compagne le montre sous un autre jour : sa femme l’oblige à porter une couche, en jouant d’allusions littéraires et en rappelant ce qu’elle a dû sacrifier pour sa carrière à lui, tout cela sans la moindre acrimonie. La médiéviste Joan Hambling (Holland Taylor), après 32 ans à Pembroke, décide de demander qu’on reconnaisse les injustices dont elle a été victime. Si, dans le cas de Hambling, cela mène à un développement narratif bienvenu (pour elle), ce n’est pas vrai pour Rentz; le moment où il pourrait prendre une certaine épaisseur n’est suivi de rien; il reste le vilain unidimensionnel de l’histoire, incapable, comme il se doit, de se servir d’un photocopieur.

Rôles féminins, rôles masculins

En l’occurrence, les rôles féminins sont les mieux réussis dans la série. La petite Ju-Ju terrorise les gens autour d’elle, à la fois par ses gestes, par son vocabulaire et par ses questions : «But why are you a doctor ? You never help anybody», demande-t-elle à sa mère, qu’elle traite à un moment de «puta»; «We’re about to see another penis», prévient-elle Bill Dobson alors qu’ils feuillettent un livre. Yazmin McKay, au cours d’une assemblée départementale, rappelle que, quand on est une professeure en début de carrière, on a intérêt à lire attentivement les règlements de cette assemblée. Joan Hambling, qui est spécialiste de Chaucer, aime parler crûment (et boire beaucoup). Ji-Yoon Kim a eu à choisir : soit elle suivait son compagnon dans une autre université dans des conditions qui ne lui convenaient pas, soit elle restait où elle était, seule. Cet aspect de la série est particulièrement réussi : on voit bien que les conditions des carrières universitaires ne sont pas les mêmes pour les femmes et pour les hommes.

Ceux-ci ne sont pas gâtés. Bill Dobson (joué par Jay Duplass) est le professeur cool, vaguement adulescent, mal rasé et mal habillé, adoré de ses étudiants, jusqu’au jour où il fait un geste déplacé en classe, puis se met les pieds dans le plat à répétition. Paul Larson (David Morse) est le doyen qui n’entre plus jamais dans une salle de classe et qui est obsédé par le risque du moindre débordement qui pourrait inquiéter les riches donateurs qui l’emploient. John McHale (Ron Crawford) est un personnage complètement ridicule : toujours endormi, volontiers pétant («Was it me or you ?»), il n’a strictement aucune épaisseur dramatique; il serait difficile de faire plus caricatural. David Duchovny fait un caméo dont on espère qu’il soit ironique.

Rire de soi ?

Bien sûr, on rit devant The Chair : les séquences d’ouverture de chaque épisode, notamment, sont efficaces; Holland Taylor est spectaculaire. Oui, on partage les difficultés et hésitations de Ji-Yoon Kim, que rend fort bien Sandra Oh. Certes, les enjeux abordés sont d’importance : la liberté d’expression, le rôle de l’argent dans les établissements universitaires, les relations raciales, le traitement réservé aux femmes et aux minorités. Évidemment que certains professeurs d’université devraient prendre leur retraite au lieu de s’incruster. Tout cela est juste, mais guère neuf.

Il manque à The Chair la volonté de sortir des sentiers battus et rebattus.

P.-S.—Plusieurs professeurs d’université autour de l’Oreille tendue semblent prendre plaisir à la caricature que leur propose The Chair. Ils auraient peut-être intérêt à se demander ce que révèle cette caricature de leur milieu et d’eux-mêmes. Sommes-nous vraiment si nuls ? Et si contents de l’être ?

Histoire d’une voix

Steven Jezo-Vannier, Ella Fitzgerald. Il était une voix en Amérique, 2021, couverture

Comme tous les biographes d’Ella Fitzgerald, Steven Jezo-Vannier, qui vient de publier Ella Fitzgerald. Il était une voix en Amérique, est confronté à une vraie difficulté. Comment raconter la vie d’une artiste dont on ignore tant de choses de la vie personnelle, notamment au sujet de son enfance et de son adolescence ? On proposera alors de suivre à la trace la carrière de cette artiste.

Ella Fitzgerald naît en 1917 à Newport News (Virginie) et meurt en 1996 à Beverly Hills (Californie). À la fin de l’adolescence, elle se fait remarquer en gagnant des concours amateurs de chants à Harlem, avant d’être recrutée par Chick Webb pour son orchestre. Ses conseillers (agents, producteurs) sont s’abord Moe Gale et Joe Glaser, puis Milt Gabler. Quand Norman Granz entre en jeu, la carrière de Fitzgerald paraît prendre un élan nouveau. Ardent défenseur du jazz et militant antiraciste, Granz lance notamment la série des Great American Songbooks (Cole Porter, Rodgers & Hart, Duke Ellington, Irving Berlin, George et Ira Gershwin, Harold Arlen, Jerome Kern, Johnny Mercer); entre 1956 et 1964, cette série d’enregistrements fera autant pour asseoir la carrière de Fitzgerald que pour démontrer la légitimité du jazz comme musique sérieuse de l’Amérique. Entre les années 1930 et la fin des années 1980, la chanteuse passera son temps en tournée aux quatre coins du globe; cela ne lui permet guère d’avoir une vie privée (amoureuse, familiale) riche. On l’entend à la radio, on la voit à la télévision. Ses dernières années sont marquées par des maladies à répétition.

Sur le plan musical, l’auteur présente clairement ce qui caractérise celle qui fut d’abord «The First Lady of Swing», puis «The First Lady of Jazz», et enfin «The First Lady of Song» : étendue du registre vocal; sens du rythme; clarté de la diction; goût de l’improvisation; maîtrise du scat, sa «signature artistique» (p. 82); énergie en apparence à toute épreuve; étendue de son répertoire (on le lui a souvent reproché), des ballades classiques du jazz aux chansons des Beatles, en passant par le blues et le country. Les amis et collaborateurs y sont : Louis Armstrong, Duke Ellington, Oscar Peterson, Count Basie, Joe Pass, Frank Sinatra, Ray Brown, Dizzy Gillespie, etc. Les faiblesses ne sont pas masquées : chez Capitol, Fitzgerald s’est «égarée» (p. 311). La comparaison avec Billie Holiday est une figure obligée de ce genre de livre.

Jezo-Vannier suit méthodiquement et dans le détail la carrière de la chanteuse. Son ouvrage est d’abord et avant tout une synthèse des travaux existants, dûment cités en notes. Il est quand même quelques aspects de cette carrière sur lesquels il apporte un éclairage neuf. C’est le cas quand l’auteur explique comment l’orientation stylistique d’Ella Fitzgerald doit beaucoup plus qu’on ne le dit à Milt Gabler; toutes les réussites de la chanteuse ne sont pas le fait du seul Granz, malgré ce que lui-même a pu prétendre (p. 166, p. 181, p. 210). Un autre passage (p. 262-263), sur le quoting, cette «tradition du jazz qui consiste à citer et intégrer différents airs dans une même chanson» (p. 263), est également novateur.

Sur le plan de la psychologie fitzgeraldienne, Jezo-Vannier insiste sur l’insécurité de la chanteuse : «Consciemment ou non, Ella utilise la chanson pour apaiser ses doutes et être aimée» (p. 40); «Le manque d’estime déforme la vision qu’Ella a d’elle-même» (p. 89); «Sa vision d’elle-même et de ses capacités est déformée par le doute» (p. 177); «Hypersensible, elle peut facilement chavirer, se renfermer et subir les affres de la dépression» (p. 290). Cela ne fait pas de doute.

Sauf pour les dernières années de la vie de Fitzgerald, traitées un peu succinctement, cette biographie musicale donne à lire avec honnêteté et précision une carrière hors du commun.

 

Référence

Jezo-Vannier, Steven, Ella Fitzgerald. Il était une voix en Amérique, Marseille, Le mot et le reste, 2021, 367 p. Ill.