Accouplements 11

Portrait de Gratien Gélinas par Henri Paul (1938)

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux textes d’horizons éloignés.)

En 1991, Bernard Pozier fait paraître le recueil de poèmes Les poètes chanteront ce but. Le titre est une citation du journaliste radiophonique Michel Normandin. Il aurait dit cette phrase au moment où Maurice Richard — c’est du hockey — marquait un but contre Harry Lumley, des Red Wings de Detroit, le gros (90 kilos) défenseur Earl Seibert accroché après lui. Selon toute vraisemblance, c’était le 3 février 1945, en troisième période, dans une victoire des Canadiens par la marque de 5 à 2, au Forum de Montréal.

Le lendemain soir, Gratien Gélinas inaugure sa revue intitulée Fridolinons 45. Dans un de ses sketchs, «Le bal des facteurs», un personnage invite une jeune femme, Bertha, à un match des Canadiens. On entend la réponse de celle-ci au téléphone.

«Allô !… Elle-même… Tiens ! comment ça va, Tit-Georges ? Pas mal… Pis toi ?… Dépêche-toi, je suis pressée… Ah ! non, c’est ben de valeur puis t’es ben aimable, mais pas de hockey au Forum pour moi à soir ! Maurice Richard, my eye !… C’est moi qui “score” tantôt : je vas au Bal des Facteurs, si tu veux le savoir. Pis, aie ! je me suis mis sur mon trente-six : tu devrais me voir à soir, je te dis que tu m’aimerais !… Ça serait pas difficile ?… Farceur, va ! En tout cas, sans rancune, Tit-Georges…» (éd. de 1980, p. 82)

Et si l’invitation datait de la veille ? Bertha aurait raté un des buts les plus légendaires de celui que l’on surnomme «Le Rocket».

Tout cela se passait en deux jours, il y a pile-poil 70 ans.

P.-S. — Oui, bien sûr, il y a une connotation sexuelle à la déclaration de Berthe (l’Oreille tendue en glisse un mot ici).

 

[Complément du 29 août 2016]

D’autres francophones que les Québécois diraient trente et un plutôt que trente-six.

 

[Complément du 25 novembre 2016]

Lipogramme en e oblige, dans la Disparition (1969), de Georges Perec, il est plutôt question d’être «sur son vingt-huit plus trois».

 

Illustration : Henri Paul, photo de Gratien Gélinas, 1938, déposée sur Wikimedia Commons

 

Références

Gélinas, Gratien, les Fridolinades 1945 et 1946, Montréal, Quinze, 1980, 265 p. Ill. Présentation par Laurent Mailhot. Réédition : les Fridolinades, Montréal, Typo, 2014. Anthologie préparée par Anne-Marie Sicotte.

Perec, Georges, la Disparition. Roman, Paris, Denoël, 1984, 311 p. Édition originale : 1969.

Pozier, Bernard, Les poètes chanteront ce but, Trois-Rivières, Écrits des Forges, coll. «Radar», 60, 1991, 84 p. Ill. Réédition : Trois-Rivières, Écrits des Forges, 2004, 102 p.

Divergences transatlantiques 035

Publicité pour la station CIBL (le Devoir, 5 avril 2011, p. B8)

Ni le Petit Robert (édition numérique de 2014) ni le Petit Larousse (édition de 2003) ne connaissent le verbe poigner / pogner.

Le Trésor de la langue française informatisé, en revanche, le présente ainsi :

Pogner, poigner, verbe trans. a) Empoigner, prendre, saisir. […] Là, on se met à l’abri, tard, l’automne, quand les gros vents vous poignent pendant qu’on chasse ou ben donc qu’on pêche sur les battures (Guèvremont, Marie-Didace, 1945 ds Rogers 1977). Pogner les nerfs. «S’emporter, se fâcher» (Fichier TLFQ). Empl. pronom. réciproque. «En venir aux coups; se battre, s’engueuler» (Fichier TLFQ). b) Arg., empl. pronom. réfl. «Se masturber». […] 1res attest. a) 1582 poigner «toucher avec le poing, empoigner» (Ch. et privil. des .XXXII. mét. de la cité de Liège, p. 81 ds GDF.) — XVIIe s. dans le domaine wallon, v. GDF. et a survécu dans certains parlers région. au sens de «prendre à pleines mains, prendre violemment», v. FEW t. 9, p. 515, b) 1935 arg. se pogner «se masturber» […]; de pogne arg. «main», v. poigne.

Comme ce passage l’indique, le verbe pogner / poigner, s’il ne pogne pas en France, pogne beaucoup au Québec. Les vents peuvent y pogner. On peut y pogner les nerfs. On peut se pogner avec un joueur de l’équipe adverse; au hockey, c’est le rôle des goons.

On a déjà vu ici même qu’il est possible, dans la Belle Province, de se poigner le moine, quand ce n’est pas le beigne, ou de pogner les gros poissons.

D’autres sens existent.

Qui saisit le sens d’une blague (d’une djoke) la pogne. Pour s’en assurer, on lui demandera la pognes-tu ?

Qui est coincé ou pris est pogné : «Pognés entre un boss crosseur, un syndicat menteur et un gouvernement…» (le Poulpe, p. 18).

Qui a du succès pogne. Voilà qui explique l’existence de la publicité suivante, récemment repérée par @revi_redac.

Publicité pour les voitures Mini

L’Oreille tendue ne prétend pas avoir repéré tous les sens de pogner. On pourra facilement la pogner en flagrant délit d’oubli.

P.-S. — On l’aura noté : sauf par volonté de dérision, on prononce bien plus volontiers pogner que poigner.

 

[Complément du 31 janvier 2015]

Comme le fait remarquer la même @revi_redac, il y a aussi «ce grand classique de la chanson québécoise» :

 

[Complément du 1er février 2015]

Oups ! Le Petit Robert (édition numérique de 2014) ne connaît pas poigner, mais pogner, si — et il en donne plusieurs excellentes définitions et illustrations. L’Oreille s’en mord les lobes, d’avoir parlé trop vite.

 

[Complément du 26 janvier 2016]

Et en Belgique, demandez-vous ? Oui, aussi, mais en usage intransitif.

Poigner […]

Poigner (dans qqch.) loc. verb. intr.

1. Fam. Prendre (qqch.) à pleine main. […]

2. Fam. Puiser (dans un contenant) pour remplir sa main. […]

Remarque

Ce verbe a pu également se construire transitivement (poigner qqch. «saisir qqch.; empoigner qqch.»), mais ce type de construction est aujourd’hui sorti de l’usage.

Vitalité peu élevée et décroissante en Wallonie, où ces constructions restent toutefois plus usuelles dans les provinces de Namur, de Liège et de Luxembourg. Quasi inusité à Bruxelles. — Également employé au Québec et en Louisiane (surtout dans la variante pogner) (Dictionnaire des belgicismes, p. 284).

 

[Complément du 29 avril 2018]

Sur le site Correspondance du Centre collégial de développement de matériel didactique, Louise Desforges propose plusieurs autres sens de po(i)gner. C’est ici.

 

Références

Dolbec, Michel et Leif Tande, le Poulpe. Palet dégueulasse, Montpellier, 6 pieds sous terre Éditions, coll. «Céphalopode», 12, 2004, 89 p. Bande dessinée.

Francard, Michel, Geneviève Geron, Régine Wilmet et Aude Wirth, Dictionnaire des belgicismes, Louvain-la-Neuve et Paris, De Boeck et Duculot, coll. «Langue française – Ouvrages de référence», 2010. Ill. Préface de Bruno Coppens.

Non, Maurice Richard n’est pas qu’un projet de nom de pont

«Libérez le Rocket !», dans Old-Timey Hockey Tales, Volume One

Le gouvernement fédéral du Canada a finalement patiné de reculons : le pont Champlain ne sera pas dé / rebaptisé; il ne s’appellera pas le pont Maurice-Richard.

L’ex-célèbre ailier droit des Canadiens de Montréal n’est pas pour autant sorti de l’actualité.

Son prénom se retrouve en couverture (canadienne) du magazine américain Sports Illustrated.

 

Couverture de l’édition canadienne de Sports Illustrated, décembre 2014

(Jean ? Jean Béliveau. Guy ? Guy Lafleur.)

L’Oreille tendue découvre aussi deux bandes dessinées de Robert Ullman, avec ou sans Jeffrey Brown. La première, «Libérez le Rocket !» (2011), raconte l’émeute du 17 mars 1955, cette pièce centrale du mythe de Maurice Richard. La seconde, «The Rocket vs. ”Killer” Dill» (2014), met en scène les bagarres entre «Le Rocket» et un goon des Rangers de New York, Bob «Killer» Dill, le 17 décembre 1944.

Non, Maurice Richard n’est pas mort.

P.-S. — Oui, certes : le Petit Robert (édition numérique de 2014) ne connaît que l’expression à reculons, et pas de reculons. C’est une autre divergence transatlantique.

P.-P.-S. — Pour en savoir plus sur le travail de Robert Ullman, on clique ici.

P.-P.-P.-S. — Ce n’est pas la première fois que Richard apparaît sur la couverture du Sports Illustrated. C’était déjà le cas le 21 mars 1960, avec une illustration signée Russell Hoban.

 

Couverture de Sports Illustrated, mars 1960

 

Références

Ullman, Robert et Jeffrey Brown, «Libérez le Rocket !», dans Old-Timey Hockey Tales, Volume One, Greenville, Richmond et Minneapolis, Wide Awake Press, 2011, s.p.

Ullman, Robert, «The Rocket vs. ”Killer” Dill», dans «Old-Timey» Hockey Tales, Volume Two, Wide Awake Press, 2014, s.p.

Il y a gang et gang

Le gouvernement du Québec — souhait louable — aimerait que les jeunes de la province ne deviennent pas membres d’un gang (de rue). Il a créé un site de prévention pour cela, Choisis ton gang (merci à @PimpetteDunoyer pour le lien).

Cette injonction est bien étrange.

Au Québec, gang n’est substantif masculin que pour désigner une organisation criminelle (un gang de rue, le gang de l’Ouest).

Le reste du temps, comme synonyme de bande, il est féminin et se prononce gagne (la gagne de ma rue, ma gagne de l’Ouest).

Autrement dit, quand le gouvernement du Québec enjoint à un jeune de choisir son gang, il ne lui laisse pas le choix : ce sera une bande de criminels.

P.-S. — Une âme plus charitable que l’Oreille tendue pourra voir dans ce slogan un jeu de mots. Si c’est le cas, il n’est guère réussi.

P.-P.-S. — Exemple cinématographique, qui ne simplifie pas les choses : la Gang des hors-la-loi (2014).

Divergences transatlantiques 034

Lu sur des couvertures de livres québécois : Pour faire une histoire courte. Théâtre (1996), Pour faire une longue histoire courte. Entretiens avec Roger Lemelin (2000), Pour faire une histoire courte… Comédie (2008).

Entendu à la radio de France Culture en 2013 le 29 mars 2014 : «Je vous la fais brève.»

Le bref des uns est le court des autres, en passant par le short des Anglos (to make a long story short).