En 1997, Gilles Marcotte publiait un roman extravagant, Une mission difficile, qu’on pourrait sans mal rapprocher de certains textes de Jean Echenoz.
L’Oreille tendue le relisait l’autre jour et elle y tombe sur cette description d’une des deux langues officielles du Canada, telle que pratiquée par un grand fonctionnaire devant des porteurs dayaks dans la forêt de Bornéo (c’est un peu difficile à expliquer) :
Étaient-ils sensibles à la musique très particulière de ce français d’Ottawa que parlait le directeur, mâtiné de beaucoup d’anglais, d’ukrainien, de polonais et d’un peu d’acadien, dialecte étrange auquel les linguistes commençaient à s’intéresser sérieusement ? […] Il avait prononcé les derniers mots avec l’accent de Paris. Cela aussi fait partie du français d’Ottawa (p. 80-81).
Le dictionnaire en ligne Usito donne trois définitions de l’«adverbe complexe» par exemple.
La première est banale en français de référence : «Formule qui sert à introduire un élément démonstratif ou explicatif de ce dont il est question, une illustration, une citation, etc. […] Des auteurs québécois, par exemple Michel Tremblay ou Marie-Claire Blais…»
La deuxième, pareil : «Pour marquer la surprise, l’incrédulité, dans un contexte exclamatif. / Ça par exemple !»
La troisième, c’est un peu plus compliqué : «Fam. [Familier] Cependant, par contre. / “J’ai honte, mais j’ai raison d’avoir honte, par exemple !” (Y. Deschamps, 1998).»
Le Petit Robert (édition numérique de 2014) dit à peu la même chose au sujet de cette «locution adverbiale» familière : «Par exemple, marquant l’opposition. => mais (cf. En revanche, par contre). Il ne pouvait pas supporter le chou; par exemple, il aimait bien la choucroute.»
Ce troisième sens existe en français de référence, c’est incontestable.
«Je ne pourrais pas dire pourquoi, par exemple» (l’Équipée malaise, p. 50).
«J’ignore pourquoi, par exemple !» (Pas de bavards à la Muette, p. 160).
Au Québec, ce troisième sens est toutefois utilisé de façon quotidienne, ce qui ne paraît pas être le cas en France. On l’entend continuellement. Faudrait-il parler de québécisme de fréquence ?
N.B. L’expression par exemple est d’usage courant au Québec. La prononciation parzemp l’est aussi (mais pas autant). Le Dictionnaire de la langue québécoise de Léandre Bergeron a une entrée à «parzempe» (p. 357), mais ni à «exemple» (bien qu’il y ait «exempe», p. 216) ni à «par exemple».
[Complément du 25 août 2019]
Exemple théâtral, chez la Catherine Chabot de Lignes de fuite (2019) : «On va le faire carafer un peu, parzempe» (p. 42).
[Complément du 14 avril 2024]
Plus rare : «parixemp’» (le Devoir, le D magazine, 13-14 avril 2024, p. 27).
Références
Bergeron, Léandre, Dictionnaire de la langue québécoise, Montréal, VLB éditeur, 1980, 574 p.
Chabot, Catherine, Lignes de fuite, Montréal, Atelier 10, coll. «Pièces», 20, 2019, 130 p. Ill. Suivi d’Aurélie Lanctôt, «Une génération dans le miroir».
Malet, Léo, Pas de bavards à la Muette, dans les Enquêtes de Nestor Burma et les Nouveaux Mystères de Paris, Paris, Robert Laffont, coll. «Bouquins», 1985, p. 107-235. Édition établie par Francis Lacassin. Édition originale : 1956.
«L’individu d’âge mûr est l’homme au front orné d’une tache de vin en forme de Nouvelle-Guinée que nous avons aperçu déjà rue de Pali-Kao puis ici-même, plus récemment. Il paraît préoccupé, rude, son humeur maugréante approfondit une ride verticale sur sa tache de naissance, matérialisant la frontière qui sépare sur les cartes de cette île, en pointillés comme c’est l’usage, les provinces indonésiennes orientales d’avec la Papouasie Nouvelle-Guinée à proprement parler» (p. 76).
(Accouplements : une rubrique où l’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux textes d’horizons éloignés.)
La scène se déroule dans Je m’en vais de Jean Echenoz (1999) :
Et pendant qu’on dînait, Angoutretok apprit à Ferrer quelques-uns des cent cinquante mots qui concernent la neige en idiome iglulik, de la neige croûteuse à la neige crissante en passant par la neige fraîche et molle, la neige durcie et ondulée, la neige fine et poudreuse, la neige humide et compacte et la neige soulevée par le vent (p. 67).
C’est Geoffrey K. Pullum qui aurait eu des choses à dire à Angoutretok. Ce linguiste considère que la multiplicité supposée des mots pour désigner la neige chez ceux qu’il appelle «les Esquimaux» est un canular («hoax»). Il entend déboulonner cette idée reçue dans un article paru en 1989, «The Great Eskimo Vocabulary Hoax». En voici le deuxième paragraphe :
Few among us [les professeurs de linguistique], I’m sure, can say with certainty that we never told an awestruck sea of upturned sophomore faces about the multitude of snow descriptors used by these lexically profligate hyperborean nomads, about whom so little information is repeated so often to so many. Linguists have been just as active as schoolteachers or general knowledge columnists in spreading the entrancing story. What a pity the story is unredeemed piffle (p. 275).
Suivent quelques pages où, avec un panache stylistique qu’il faut louer («lexically profligate hyperborean nomads», «unredeemed piffle»), Pullum s’en prend aux créateurs de ce «mythe» (le mot est partout), au premier rang desquels Benjamin Lee Whorf, «Connecticut fire prevention inspector and weekend language-fancier» (p. 276). Il s’amuse notamment à relever le nombre supposé de mots nommant la neige selon les sources citées (p. 278). Neuf ? Quarante-huit ? Cinquante ? Cent ? Deux cents ? (Il n’avance pas le chiffre de cent cinquante.)
Un dîner entre Angoutretok et Pullum aurait été amusant à suivre.
P.-S. — Pullum prend appui sur un article de Laura Martin, paru en 1986, sur le même sujet et dans la même perspective.
[Complément du 3 février 2016]
Parmi les connaissances de l’Oreille tendue, il y a un anthropologue. Son nombre ? Treize.
L’Encyclopédie canadienne, également appelée Historica Canada, consacre un fort intéressant article à la question. On y évoque, entre autres possibilités, deux dizaines de mots, cinquante-deux et quatre-vingt-treize. (Merci à @Homegnolia pour le lien.)
Le mystère, telle la glace, s’épaissit.
[Complément du 25 août 2016]
Pour certains, ce serait la neige. Pour d’autres, le sexe ou la parole. C’est du moins le point de vue de Trevanian dans The Main : «“You know, sir ? Joual seems to have more words for aspects of sex than either English or French-French.” / LaPointe shrugs. “Naturally. People talk about what’s important to them. Someone once told me that Eskimos have lots of words for snow. French-French has lots of words for ‘talk’» (éd. de 1977, p. 171).
[Complément du 26 novembre 2016]
Pas question de neige chez le Georges Perec de «Penser/Classer» (1982), rubrique «Les Esquimaux», mais de glace.
Les Esquimaux, m’a-t-on affirmé, n’ont pas de nom générique pour désigner la glace; ils ont plusieurs mots (j’ai oublié le nombre exact, mais je crois que c’est beaucoup, quelque chose comme une douzaine) qui désignent spécifiquement les divers aspects que prend l’eau entre son état tout à fait liquide et les diverses manifestations de sa plus ou moins intense congélation (éd. de 1985, p. 157).
«Quelque chose comme une douzaine», donc, «m’a-t-on affirmé».
[Complément du 13 décembre 2017]
«Des centaines de mots pour dire la neige», titre la Presse+ du jour. Combien exactement ? Entre autres chiffres avancés : cinquante-deux, vingt-cinq, deux cents.
[Complément du 9 janvier 2018]
Inversement…
Did you know that the Eskimos have NO words in their language that mean anything other than "snow"? True fact. https://t.co/nodehY4MY4
Le toujours excellent @machinaecrire fait découvrir à l’Oreille cette vidéo, particulièrement bien menée, d’Anna Lietti, dans sa série Sur le bout des langues (janvier 2018).
[Complément du 6 juin 2018]
L’ami Michel Francard, dans ses Tours et détours. Les plus belles expressions du français de Belgique (2016), est prudent : «On s’extasie des multiples dénominations de la neige chez les Inuits. Mais chaque langue, chaque variété de langue sait trouver les mots pour dire son quotidien. N’allons donc pas chercher trop loin les preuves de l’influence du milieu sur la créativité lexicale : les pays où il fait cru, c’est le Nord, mon petit !» (p. 64) «Multiples» permet d’éviter, élégamment, les nombres trop précis, et qui peuvent fâcher.
[Complément du 25 mars 2019]
Lu ceci, aujourd’hui, dans le Devoir, sous la plume de Jean-François Nadeau :
Un vieil homme du village, Tamusi Tukalak, un des seuls à avoir fréquenté quelque peu l’université, travaille avec acharnement, depuis des années, à la rédaction d’un glossaire consacré à une centaine de mots qui décrivent des états et des usages de la neige.
«Une centaine», donc.
[Complément du 20 janvier 2022]
Inversons la perspective : parlons gazon et pelouse («lawn»).
[Complément du 5 mai 2022]
Beaucoup de Québécois aiment jurer (sacrer), d’où ceci, de Nicolas Guay, dans Extension du domaine de tous les possibles (2021) : «Ce peuple est connu pour posséder plus de 100 mots pour dire “tabarnac”.»
[Complément du 20 décembre 2022]
Variation romanesque chez Vincent Fortier, dans les Racines secondaires (2022) : «En yupik [en Alaska], il existe cinquante termes pour désigner la neige» (p. 106). Cinquante, donc.
[Complément du 29 décembre 2022]
Selon un article de la BBC du 23 septembre 2015, qui cite une étude de l’Université de Glasgow, les Écossais auraient 421 mots pour désigner la neige, plus que les «cinquante» généralement attribués aux Inuits. Inclinons-nous.
[Complément du 6 janvier 2023]
Sur Facebook, Marie-Hélène Voyer (merci à elle) apporte sa pierre à l’édifice avec cette citation de Juliana Léveillé-Trudel :
Quanik, la neige qui tombe.
Aputi, la neige au sol.
Aniu, la neige propre qu’on fait fondre pour avoir de l’eau.
Pukak, la neige cristallisée qui s’effrite.
Masak, la neige mouillée qui tombe.
Matsaaq, la neige mouillée au sol.
C’est tout. Presque. Avant, je croyais que l’inuktitut contenait des centaines de mots pour dire neige. Ça faisait rire Mary.
C’est une légende pour les Qallunaat.
[Complément du 3 août 2023]
Comme Pierre Morency — voir les commentaires ci-dessous —, l’anthropologue Bernard Arcand penche pour quatorze : «Peut-être avions-nous autrefois, comme les Inuit, quatorze mots pour décrire et distinguer toutes les sortes de neiges, mais nous sommes en train de les oublier un par un; et ce n’est pas parler de neige que d’engager une querelle linguistique obscure entre le “banc” et la “congère”» (p. 58).
Perec, Georges, «Penser/Classer», le Genre humain, 2, 1982, p. 111-127; repris dans Penser/Classer, Paris, Hachette, coll. «Textes du XXe siècle», 1985, 140 p., p. 151-177.