(«Le niveau baisse !» est une rubrique dans laquelle l’Oreille tendue collectionne les citations sur le déclin [supposé] de la langue. Les suggestions sont bienvenues.)
«Par ailleurs, le directeur [en 1947 du journal étudiant le Quartier latin, Camille Laurin] se montre particulièrement exigeant en ce qui concerne l’écriture de la publication. […] Il ajoute que si l’orthographe, la syntaxe et la correction française n’ont plus leur place dans la plus grande université française d’Amérique, il vaudrait décidément mieux regagner l’Europe, où, malgré beaucoup de tares, ces humbles choses sont encore respectées. Il s’étonne également que, après huit années de cours classique et deux ou trois ans d’université, on puisse encore ignorer jusqu’aux rudiments de l’art d’écrire.»
L e 28 décembre 1944, les Canadiens de Montréal — c’est du hockey — jouent un match au Forum contre les Red Wings de Detroit. Les Canadiens l’emportent 9 à 1. Le célèbre ailier droit Maurice «Rocket» Richard marque cinq but et obtient trois passes. Or, plus tôt ce jour-là, il avait participé à un déménagement et il se sentait fatigué; il aurait même hésité à jouer. Cet événement fait partie de ceux qui ont fait de Maurice Richard un mythe québécois. La culture, sous toutes ses formes, s’est assurée que ce ne serait pas oublié.
Dès 1945, une «Poésie à la “Jean Narrache” due à la plume de Camil DesRoches et dédiée à Maurice “Record” Richard» est «débitée à la Parade Sportive le 14 janvier 1945 au poste CKAC». Dans ce poème sur feuille volante, on lit les strophes suivantes :
Y’a quinze jours, au Forum, on jouait contre Détroit,
La foule espérait bien voir nos gars l’emporter,
Richard, plus que jamais, accomplit un exploit,
Prenant part à huit points, au cours de la soirée.
En effet, ce soir-là, Maurice joua en «scieronde»,
Il sut compter deux points en moins de huit secondes,
Et ce ne fut pas tout… Il compta trois autr’s points,
Et eut trois assistances… Çé-tu assez ?… J’pense ben !
Pour lui ce fut ben simple. Il se mit à jouer,
Et puis à patiner comme il le sait si bien,
Et le gardien des Wings, un gars du nom d’Lumley,
Vit tell’ment d’caoutchouc… Qu’il ne voyait plus rien.
C’est la même anecdote qu’ont retenue les concepteurs de la série de courts métrages «La minute du patrimoine» Historica quand ils ont décidé d’y accueillir Maurice Richard en 1997. (Roy Dupuis y incarne le joueur.)
Au moment de la mort de Richard, en mai 2000, le premier ministre de l’époque, Lucien Bouchard, lui rend hommage à l’Assemblée nationale :
Quatre décennies plus tard, la légende de Maurice Richard est toujours aussi vivante. Peu d’entre nous l’on pourtant vu jouer, imaginant cependant ses descentes à l’emporte-pièce pendant la description des matchs à la radio. La plupart ne le connaissent que de réputation ou par des films d’archives. Tous ont entendu l’histoire de cette journée de décembre 1944 où, après avoir déménagé le piano de sa famille dans les escaliers de l’est de Montréal durant la matinée, il marqua le soir cinq buts — incroyable, mais cinq buts — et participa à trois autres dans la même journée (Journal des débats, 36e législature, 1re session, 30 mai 2000).
Le chef de l’opposition officielle, Jean Charest, n’est pas en reste :
Contrairement à plusieurs, je n’ai pas eu l’occasion, moi, de voir jouer Maurice Richard. Pourtant, j’ai tellement de souvenirs de lui que j’ai l’impression d’avoir été là ce soir-là, au Forum, quand les cinq buts ont été comptés. Et c’est un sentiment qui est partagé par plusieurs autres citoyens du Québec, tellement on a vécu, tellement on s’est abreuvés aux récits que nous racontaient nos parents au sujet de Maurice Richard (Journal des débats, 36e législature, 1re session, 30 mai 2000).
Dans son film Maurice Richard (2005), Charles Binamé lui consacre quatre minutes (de la 61e à la 65e). L’année suivante, Gaël Corboz publie un roman pour la jeunesse intitulé En territoire adverse, où il est question du match du 28 décembre, mais l’auteur le situe (malheureusement) en… 1943 (p. 73-77).
Vous voulez apprendre l’anglais à l’école primaire ? Du matériel pédagogique porte (évidemment) là-dessus.
En quatrième de couverture de la bande dessinée Je sais tout de Pierre Bouchard (2014), «Je sais tout sur Maurice Richard» évoque, sur le mode burlesque, cet épisode de la carrière du Rocket. (Voir l’image au début de ce texte.)
Comment oublier pareil «exploit» ? Il n’y a pas moyen. C’est ainsi que les mythes vivent.
P.-S. — La liste d’évocations ci-dessus n’est évidemment pas exhaustive. Il y a des dizaines et des dizaines d’autres occurrences.
P.-P.-S. — L’Oreille tendue a consacré tout un livre à ces questions, les Yeux de Maurice Richard (2006).
[Complément du 4 mars 2021]
Dans Raconte-moi Maurice Richard (2019), Jean-Patrice Martel offre une version différente de cet événement :
Le mercredi 27 décembre 1944 [et non le 28], Maurice déménage. Il quitte son logement, au troisième étage d’un immeuble de l’avenue des Érables, pour s’installer au deuxième étage d’une maison de la rue Papineau. Avec quelques membres de sa famille, il transporte les meubles, les boîtes et les appareils électroménagers. Il se couche très tard et, le lendemain, il passe une partie de la journée à déplacer les meubles pour aménager le nouveau logement (p. 67).
La fatigue est la même, pas la chronologie. Les discours mythiques sur Maurice Richard, eux, n’ont retenu qu’une date, celle du 28 décembre.
Références
Bouchard, Pierre, Je sais tout, Montréal, Éditions Pow Pow, 2014, 106 p.
Corboz, Gaël, En territoire adverse, Saint-Lambert, Soulières éditeur, coll. «Graffiti», 37, 2006, 164 p.
Martel, Jean-Patrice, Raconte-moi Maurice Richard, Montréal, Éditions Petit homme, coll. «Raconte-moi», 36, 2019, 150 p. Ill.
Maurice Richard / The Rocket, film de fiction de 124 minutes, 2005. Réalisation : Charles Binamé. Production : Cinémaginaire.
Melançon, Benoît, les Yeux de Maurice Richard. Une histoire culturelle, Montréal, Fides, 2006, 279 p. 18 illustrations en couleurs; 24 illustrations en noir et blanc. Nouvelle édition, revue et augmentée : Montréal, Fides, 2008, 312 p. 18 illustrations en couleurs; 24 illustrations en noir et blanc. Préface d’Antoine Del Busso. Traduction : The Rocket. A Cultural History of Maurice Richard, Vancouver, Toronto et Berkeley, Greystone Books, D&M Publishers Inc., 2009, 304 p. 26 illustrations en couleurs; 27 illustrations en noir et blanc. Traduction de Fred A. Reed. Préface de Roy MacGregor. Postface de Jean Béliveau. Édition de poche : Montréal, Fides, coll. «Biblio-Fides», 2012, 312 p. 42 illustrations en noir et blanc. Préface de Guylaine Girard.
L’Oreille tendue a déjà eu l’occasion, ici et là, de parler des conférences TED (Technology, Education, Design), les fameux TED Talks. À une époque, elle en a regardé plusieurs. Elle avait apprécié les propos d’Erin McKean sur la lexicographie…
…de même que les sculptures mobiles créées par Arthur Ganson.
Cela dit, les TED Talks ont leurs détracteurs, qui leur reprochent de transformer la science en divertissement.
L’animateur de télévision Jon Oliver, pour sa part, a choisi la parodie.
L’Oreille est particulièrement sensible au passage où le (faux) homme de science explique que le simple fait de porter un sarrau («lab coat») vous vaut un considérable capital scientifique. C’est, selon l’Oreille, pourquoi les humanités et les sciences sociales sont si mal traitées dans les communications publiques des universités : pas de sarrau, pas d’image à promouvoir.
[Complément du jour]
Deux choses.
Sur Twitter, @Doctorakgo (merci) attire l’attention de l’Oreille sur une «stéréotypologie» des Ted Talks, produite par la CBC. Elle est proche, par l’esprit, de la vidéo de Jon Oliver.
L’Oreille découvre que l’Office québécois de la langue française n’approuve pas l’emploi du mot sarrau dans le contexte évoqué ci-dessus. C’est comme ça.
(«Le niveau baisse !» est une rubrique dans laquelle l’Oreille tendue collectionne les citations sur le déclin [supposé] de la langue. Les suggestions sont bienvenues.)
«La dictée est de moins en moins courante dans les écoles. Si elle est encore pratiquée dans l’enseignement primaire, elle l’est très peu dans le secondaire. Certains enseignants interprètent même le programme en disant qu’elle est interdite. Le niveau des élèves ayant incontestablement baissé, ne faudrait-il pas encourager à nouveau la dictée ? […] Ces dernières années ont vu une nette dégradation de la maîtrise du français écrit, notamment en raison des nouveaux modes de communication. Il faut rappeler aux enseignants que les savoirs de base sont essentiels et qu’ils doivent être renforcés.»
Source : Question de Mme Mathilde Vandorpe à Mme Marie-Martine Schyns, ministre de l’Éducation, intitulée «Dictée du Balfroid et maîtrise de l’orthographe», Commission de l’éducation du parlement de la communauté française de Belgique, 3 mai 2016.
Antoine Robitaille, l’éditorialiste du quotidien le Devoir, emploie festivocratie et festivocrate, mais aussi médicalocratie. Le mot désigne la forte présence, au Québec, de médecins dans les hautes sphères du pouvoir (le Devoir, 12 juillet 2014).
On ne la confondra pas avec la sociocratie : ce «mode de gouvernance inventé par l’ingénieur Gerard Endenburg aux Pays-Bas […] existe depuis les années 70. Tout comme l’holacratie, la sociocratie fonctionne selon des cercles de concertation et rejette la pyramide hiérarchique pour les prises de décision» (la Presse, 20 juin 2015, cahier Affaires, p. 9).
Joan Fontcuberta parle d’iconocratie pour notre époque, où l’image «prévaut par-dessus [le sujet photographié]» (le Devoir, 5-6 septembre 2015, p. E1).
Comment dire un «système où les discours et les décisions sont dictés par l’émotion» ? Jean-Jacques Jespers, professeur de journalisme à l’Université libre de Bruxelles, a forgé émocratie (Alteréchos, 15 avril 2016).
Il y a même des gens pour annoncer les néologismes du futur : «Un fait divers isolé = une généralité = une polémique = une loi. On l’appellera dans les manuels l’anecdocratie…» (@Chouyo, 29 avril 2015).