Les mots de la rentrée

Fin août-début septembre : la rentrée scolaire au Québec. Comme d’habitude : achats, préparation, nouvel emploi du temps. Et vocabulaire idoine : la langue de l’école.

Vous confiez vos enfants à une équipe-école. Ils joueront dans le parc-école et ils étudieront dans l’escalier. On leur fera faire des dictées métacognitives. Ils seront encadrés par des ressources, qu’ils auront parfois (rarement) à vouvoyer. On s’intéressera à leur cheminement et à son balisage; c’est peut-être cela l’instrumentation des processus. On sera sensible au sort des dérangeures et des enfants sporadiques, à qui on distribuera, comme à tout le monde, privilèges et conséquences. C’est normal : l’école est citoyenne et elle est en mode éducation.

Deux nouveautés, cette année.

Le collège du fils aîné de l’Oreille tendue organise des activités orientantes. Saura-t-il s’y retrouver ? (Elle, non.)

À Longueuil, près de Montréal, une équipe-école est «très enchantée» de créer «encore plus d’impact au niveau de la couleur musique» avec un nouveau programme. C’est la directrice qui le disait à la radio de Radio-Canada le 12 septembre (c’est ici, autour de la 21e minute). Pourquoi ne la croirions-nous pas ?

(Merci à @PimpetteDunoyer de la mélodieuse découverte de la «couleur musique».)

Langue de campagne (1)

En 2004, l’Oreille tendue cosignait un Dictionnaire québécois instantané. Le cheminement y était déjà à l’honneur :

Refus de la responsabilité. Le cheminement est une voie sans issue dans laquelle on laisse aller quelqu’un à qui l’on devrait dire qu’il fait une connerie. Il faut laisser l’apprenant et le s’éducant aller au bout de leur cheminement (p. 39).

Manifestement, François Legault, le chef de la Coalition avenir Québec, n’a pas lu le DQI (pour les intimes).

Quand on demande à cet ex-souverainiste d’expliquer comment il est devenu autre chose (à défaut d’étiquette plus claire), il répond en effet «J’ai cheminé».

Une question reste ouverte : est-il allé au bout de son cheminement ?

P.-S. — On entend beaucoup respecter le cheminement de quelqu’un, pas seulement en milieu scolaire, où le terme est commun : «Legault demande à Landry de respecter son cheminement» (la Presse, 16 août 2012, p. A5). Traduction en clair : je fais peut-être une bêtise, je le sais et je te demande de me laisser faire.

 

Référence

Melançon, Benoît, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, Montréal, Fides, 2004 (deuxième édition, revue, corrigée et full upgradée), 234 p. Illustrations de Philippe Beha. Édition de poche : Montréal, Fides, coll. «Biblio-Fides», 2019, 234 p.

Benoît Melançon, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, 2004, couverture

Au «citoyen», citoyens !

(Hier, au micro de Franco Nuovo, l’Oreille tendue décernait ses Perroquets 2012. Parmi eux, en troisième place, citoyen.)

La manie n’est pas nouvelle.

Dès le 22 novembre 2005, Antoine Robitaille s’interrogeait sur l’utilisation de citoyen comme adjectif. Il publiait alors un article intitulé «“Citoyen” à toutes les sauces. Le terme est devenu un adjectif très “tendance”» (le Devoir, p. A1) dans lequel il notait que les péquistes (les membres du Parti québécois), à l’Assemblée nationale du Québec, étaient «les plus friands de l’adjectif», même s’il arrivait au premier ministre Jean Charest de l’utiliser. Citoyen est en effet fortement marqué à gauche (si tant est que le PQ soit un parti de gauche). Six ans plus tard, sur son blogue, Maux et mots de la politique, Robitaille reviendra sur le «délire citoyen».

La popularité de l’adjectif ne s’est en effet pas démentie. On parle de «mobilisation citoyenne», de «réponse citoyenne», de «démarche de réflexion citoyenne», de «participation citoyenne», d’«actions citoyennes», de «boycott citoyen», de «télé citoyenne», de «combat citoyen», d’«implication citoyenne», de «groupe citoyen» (le Devoir, 27 mars 2012, p. 1), de «débat citoyen» (le Devoir, 28-29 avril 2012, p. G5) et de «responsabilité citoyenne» (le Devoir, 17-18 mars 2012, p. B6). Un parti politique vient d’être reconnu, l’Union citoyenne du Québec; on ne sait s’il se réunira dans des «cafés citoyens». Avant lui, il y eut l’Option citoyenne, l’ancêtre de Québec solidaire. Selon Normand Baillargeon, il existerait des «mathématiques citoyennes» (Liliane est au lycée, Paris, Flammarion, 2011); c’est normal, puisque «L’école doit être citoyenne» (le Devoir, 28-29 avril 2012, p. G6). On pourrait d’ailleurs y aller en «voiture citoyenne» (le Devoir, 8 juin 2005, p. D2).

Comment expliquer que citoyen soit si présent dans la vie publique au Québec, qu’il ait éclipsé populaire ou civique ? Les grèves étudiantes du printemps et la campagne électorale à venir ne sont sûrement pas étrangères à ce succès : la fibre citoyenne vibre fort ces jours-ci.

Le phénomène n’est pas que québécois. En France, il est question d’«érudition citoyenne», de «foot citoyen», d’«hackerspaces citoyens», de «marche citoyenne» (Agence France-Presse, le Devoir, 19 mars 2012, p. A1). En 2010, Jean-Luc Mélenchon publiait Qu’ils s’en aillent tous ! Vite, la révolution citoyenne (Paris, J’ai lu). L’année précédente, Jean-Loup Chiflet classait citoyen parmi ses 99 mots et expressions à foutre à la poubelle (Paris, Seuil, coll. «Points. Le goût des mots», Hors série, inédit, P 2268, 122 p., p. 40).

Citoyen seul (avec le nom qu’il caractérise) est devenu banal. En combinaison, c’est mieux : «Comment la musique urbaine engagée contribue-t-elle à la participation citoyenne ?» s’interroge @slym0mac.

Pour terminer, l’Oreille tendue a un petit regret : quelqu’un a eu l’idée d’un «blogue citoyen» avant elle. Elle ne pourra donc pas pratiquer avec toute la visibilité souhaitée le «journalisme citoyen». Cela l’attriste.

P.-S. — Il y aurait aussi fort à faire sur le substantif citoyen, féminisé ou pas. Ce sera pour un autre jour.

 

[Complément du 14 mars 2013]

La bedaine citoyenne

Même le ventre (féminin) peut l’être. (Merci à @PimpetteDunoyer.)

 

[Complément du 6 février 2015]

Des passants du métro de Montréal ne portent pas secours à un blessé. «Apathie citoyenne», tranche le coroner chargé d’enquêter sur cette affaire, Jacques Ramsay (la Presse+, 6 février 2015, section Actualités, écran 4).

 

[Complément du 9 juin 2015]

Faisant le ménage dans de vieux dossiers, l’Oreille tombe sur ceci : «Un nouveau théorème est en train de se mettre en place : moins le mot contient de sens vérifiable, plus grande est sa faveur; par exemple, l’adjectif “citoyen”, ou “citoyenne”.» C’est tiré d’un article de Bertrand Poirot-Delpech, «Erreur décisionnelle», paru dans le quotidien le Monde du 4 mai… 1994 (p. 2).

Fortune de la tchén’ssâ

«Ah vous dirais-je scie à chaîne
M’as te présenter Courchesne.»
Mise en demeure, «Ah vous dirais-je maman», 2012

 

C’était le 19 mai : l’Oreille tendue proposait de regrouper quelques écrivains québécois sous l’étiquette d’École de la tchén’ssâ. La formule a été reprise.

Par Mélikah Abdelmoumen, sur le site Mediapart, le 3 juin, dans un texte intitulé «Cousins de personne (la France, le Québec et les “francophonies”)». Dans sa lettre — «Chère France — surtout la littéraire» —, elle ne fait pas dans la complaisance, c’est le moins qu’on puisse dire. Elle reproche notamment à son interlocutrice de méconnaître la diversité de la littérature québécoise.

Il y a le résolument expérimental où se croisent l’ombre de Joyce, le rire de Céline, la folie de Novarina, le joual, la poésie, les novlangues, et j’en passe; il y a le bucolique trash ultra-contemporain, «l’école de la tchén’ssâ», il y a un roman que tu considérerais plus «classique», dans une langue finement ciselée qui, non, tu vois, ne t’est pas exclusivement réservée; il y a ce polar ou ce noir déjantés, grinçants, écrits dans un style laconique ou aquinien (Hubert Aquin, un de nos immenses écrivains, que tu devrais avoir honte de ne pas connaître; cache-toi, vilaine !)… et tant d’autres mouvances encore.

Par Samuel Archibald, au micro de Marie-Louise Arsenault, dans le cadre de Plus on est de fous, plus on lit !, à la radio de Radio-Canada, le 12 juin. Un des autres invités de l’émission, Raymond Bock ou William S. Messier, préférait d’ailleurs «École de la tchén’ssâ» à «néoterroir», expression utilisée par… Samuel Archibald dans la revue Liberté.

Par Luba Markovskaia, sur le site la Recrue du mois, qui, en juin 2012, se demande, avec le plus grand sérieux, si Sur la 132, le roman de Gabriel Anctil, relève, ou pas, de l’École de la tchén’ssâ.

Par @Saint_Henri qui, le 29 juin, en offre, sur Twitter, une adaptation-traduction : «#FF Mon pote @WilliamSMessier quasi fondateur du néo terroir et de la tchenn’sa school of alphabetics.» Réponse de l’auteur de Townships : «Much obliged. Mais y a à peu près juste le “quasi” qui est factuel là-dedans. Je préfère “alt-terroir”.»

Par le romancier Jean-François Caron (@jfrancoiscaron), enfin, qui, en deux tweets, le 13 juillet, découvre, non sans étonnement, que l’Oreille a évoqué son nom dans sa présentation de l’école : «Ma démarche correspondrait à l’école de la tchén’ssâ, “composée de jeunes écrivains contemporains caractérisés par une présence forte de la forêt, la représentation de la masculinité, le refus de l’idéalisation et une langue marquée par l’oralité.” Eh bin» (premier tweet, deuxième tweet). Il parle également de cette appartenance supposée sur Facebook.

L’Oreille rosit jusqu’aux oreilles de ce succès d’estime.

 

[Complément du 25 janvier 2013]

Participant à l’émission Plus on est de fous, plus on lit ! sur les ondes de la radio de Radio-Canada, le professeur de littérature Jonathan Livernois croit que chainsaw sera un des mots de 2013.

Un des «treize événements littéraires de l’année 2013» du site Littéraires après tout, celui du mois de mars, n’est pas exempt de violence : «Afin de défendre l’honneur de son Cheuf [Samuel Archibald], l’École de la tchén’ssâ n’a d’autre choix que de faire irruption un jeudi soir au Radio Lounge du Quartier 10-30.»

Sur Facebook, on apprend qu’il serait question de cette école dans un cours de littérature donné à l’Université de Sherbrooke.

Les amis de Poème sale viennent de mettre en ligne une série de «photos souvenirs des membres de l’École de la tchén’ssâ» (merci à eux). «Collectionnez-les.» Oui.

 

Sucette et tronçonneuse