Pertes

Patrick Nicol, les Manifestations, 2019, couverture

«Ma vie est une succession de pertes.»

On perd beaucoup de choses dans le plus récent roman de Patrick Nicol, les Manifestations (2019).

La mère du narrateur, Paul Desrosiers, vieillit et perd d’abord la mémoire, puis le langage. On l’a aussi privée de son identité — «Épinglé au mur, un cliché de la bénéficiaire en compagnie du directeur de la résidence» (p. 45-46) — et de son ancrage familier — «Le nouveau milieu de vie est un long corridor fermé à chaque extrémité par une porte qu’un code numérique doit activer» (p. 410).

Ophélie, la fille de Desrosiers, une enfant de dix ou onze ans, perd son innocence : ses parents se séparent, elle est victime de prédateurs numériques et, surtout, elle est confrontée à la déchéance des corps («Ma maladie, c’est d’imaginer des maladies», p. 395).

Sarah, sa femme, quitte Paul et elle n’a plus de mots à elle pour exprimer son désarroi. Elle a constamment recours à du langage prêt-à-parler, venu en large partie de la psycho-pop, et elle en est consciente : «En descendant l’escalier, elle se demande si elle a vraiment réussi à se débarrasser des expressions toutes faites […]» (p. 193).

La famille habite Sherbrooke. Paul, qui travaille à la Société d’histoire et de généalogie locale, a beau connaître les diverses strates géographiques de l’évolution de la ville, il est incapable de terminer le répertoire auquel il travaille depuis longtemps, au risque de l’effacement de la mémoire urbaine.

Il ne se fait pas d’illusions : «Ma vie est plate. Je veux dire ennuyante, bien sûr, mais aussi : sans relief, égale et mince comme une règle à mesurer. Sans hauteur, sans largeur, sans profondeur», note-t-il dans son journal intime (p. 21). De tous les personnages, il est celui qui subit le plus grand nombre de pertes : de sa mère, de sa femme, de sa famille, de sa maison, de son espace de travail — de sa dignité.

La possibilité même de raconter est menacée chez lui : «Si un jour il ne me reste plus que trois histoires à raconter, est-ce que celle-là en fera partie ?» (p. 85)

Quand on a presque tout perdu, que faire ? On cherche une présence, une manifestation. La famille de Victor Hugo s’est tournée vers le spiritisme. Les surréalistes ont cru à la possibilité de se faire dicter des textes par l’inconscient. Paul, lui, espère d’abord trouver un sens à son existence dans un échange numérique avec une inconnue. La salvation lui viendra peut-être plutôt d’un étrange correspondant arrivé de France pour l’interroger sur le passé du Monument national de Sherbrooke et lui rappeler, avec d’autres, des préceptes simples : «Tous les conseils qu’on me donne tiennent de l’évidence, de la sagesse populaire, du discours commun. Et ils sont justes. Il y a là quelque chose d’humiliant» (p. 435).

Patrick Nicol tient solidement tous ces fils narratifs — la culture historique et littéraire de la France des XIXe et XXe siècles, et la vie quotidienne au Québec au XXIe siècle, mais aussi l’histoire de l’art moderne, par le personnage de Marcel Duchamp et son (trop) célèbre urinoir —, il fait sentir les crises que traversent les personnages même secondaires («Amélie-la-truie»), il montre ce que la déchéance des corps a de concret, il pratique l’humour à l’occasion (p. 180-181, p. 370, p. 440).

Foi d’Oreille tendue, voilà de la belle ouvrage.

 

Référence

Nicol, Patrick, les Manifestations. Roman, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 135, 2019, 442 p.

Double aveu du jour

Roger Simon, Cul-sec, 1981, couverture
L’Oreille tendue est une fan de Malcolm Gladwell : de ses articles dans The New Yorker, de ses livres, de ses balados, Revisionist History ou Broken Record.

Lisant son plus récent ouvrage, Talking to Strangers (2019), elle tombe sur la note de bas de page suivante : «SAFE stands for Security Analyst File Environment. I love it when people start with the acronym and work backward to create the full name» (p. 87).

Non seulement l’Oreille est une fan de Gladwell, mais elle a pratiqué ce qu’il aime («I love it») : le choix, d’abord, d’un acronyme, puis, seulement ensuite, la recherche des mots pouvant mener à cet acronyme.

Petite, elle a ainsi participé à la création du CULSEC (Centre universitaire de lecture sociopoétique de l’épistolaire et des correspondances) et du MADONNA (Module analytique des originaux nébuleux noéticiens allodoxiques). Elle n’y pense pas aujourd’hui sans émotion, voire sans fierté.

 

Référence

Gladwell, Malcolm, Talking to Strangers. What We Should Know about the People We Don’t Know, New York, Boston et Londres, Little, Brown and Company, 2019, xx/386 p. Ill.

Le niveau baisse ! (1725)

(«Le niveau baisse !» est une rubrique dans laquelle l’Oreille tendue collectionne les citations sur le déclin [supposé] de la langue. Les suggestions sont bienvenues.)

 

«From the Civil War to this present Time, I am apt to doubt whether the Corruptions in our Language have not at least equalled the Refinements of it… most of the Books we see now a-days, are full of those Manglings and Abbreviations. Instances of this Abuse are innumerable : What does Your Lordship think of the Words, Drudg’d, Disturb’d, Rebuk’t, Fledg’d, and a thousand others, every where to be met in Prose as well as Verse ?» (lettre de Jonathan Swift à Robert, Earl of Oxford, 1725).

Source : David Shariatmadari, «Why It’s Time to Stop Worrying About the Decline of the English Language», The Guardian, 15 août 2019.

 

Pour en savoir plus sur cette question :

Melançon, Benoît, Le niveau baisse ! (et autres idées reçues sur la langue), Montréal, Del Busso éditeur, 2015, 118 p. Ill.

Benoît Melançon, Le niveau baisse !, 2015, couverture

L’oreille tendue de… Gustave Flaubert

George Sand et Gustave Flaubert, Correspondance 1863-1876, éd. de 2011, couverture

«Voilà six semaines que nous attendons de jour en jour la visite des Prussiens. On tend l’oreille, croyant entendre au loin le bruit du canon. Ils entourent la Seine Inférieure dans un rayon de quatorze à vingt lieues. Ils sont même plus près, puisqu’ils occupent le Vexin, qu’ils ont complètement dévasté. Quelles horreurs ! C’est à rougir d’être homme !»

Lettre de Gustave Flaubert à George Sand, 30 octobre 1870, dans Correspondance 1863-1876, Clermont-Ferrand, Éditions Paleo, «La collection de sable», 2011, 439 p., p. 228.

La clinique des phrases (ll)

La clinique des phrases, logo, 2020, Charles Malo Melançon

(À l’occasion, tout à fait bénévolement, l’Oreille tendue essaie de soigner des phrases malades. C’est cela, la «Clinique des phrases».)

Soit cette phrase, publiée hier sur le blogue d’une grande institution culturelle québécoise.

Ayant étudié et vécu durant une partie de sa jeunesse au Québec, cette lettre témoigne de l’attachement que Louis Riel porte envers les Canadiens français ainsi que des liens étroits que les Métis entretiennent avec eux.

Il paraît légitime de penser que ce n’est peut-être pas la «lettre» qui a «étudié et vécu durant une partie de sa jeunesse au Québec».

Scindons et changeons l’ordre des éléments de la phrase :

Louis Riel a étudié et vécu durant une partie de sa jeunesse au Québec. Sa lettre témoigne de l’attachement qu’il porte envers les Canadiens français ainsi que des liens étroits que les Métis entretiennent avec eux.

À votre service.

P.-S.—Merci au lecteur de l’Oreille tendue qui a repéré cette construction incorrecte.

 

[Complément du 28 juin 2019]

La phrase a été corrigée suivant les recommandations de l’Oreille, qui s’en réjouit.