Qu’est-ce que la mondialisation ?

Bouteille d’eau Ecogreen, Florence, décembre 2023

L’Oreille tendue rentrait la semaine dernière d’un voyage en Italie. Elle a rapporté quelques notes de ce séjour. Les premières sont des éléments de réponse à la question «Qu’est-ce que la mondialisation ?»

C’est entendre un Norvégien hurler «tabarnak» dans une pizzéria de Milan.

C’est se faire demander, à Florence et à Rome, «Are you from Africa ?» — avant de comprendre que c’est une façon d’appâter le passant pour lui fourguer quelque marchandise inutile ou frelatée.

C’est regarder un épisode de la série télévisée états-unienne Get Smart en italien à Sienne.

C’est se faire proposer, toujours à Sienne, mais en anglais, d’écrire au père Noël.

Boîte aux lettres, «Letters to Santa Only !», Sienne, décembre 2023

C’est suivre un match de la NFL en allemand à Rome.

C’est, encore à Rome, avoir la possibilité de visiter, en «fast track» ou pas, après avoir acheté ses billets au «ticket office» ou «on line», le «Christmas World». (Non, merci.)

Christmas World, Rome, 2023

C’est s’offrir, encore et toujours à Rome, un Simenon en français à la gare.

Les frontières du monde ne sont plus ce qu’elles étaient.

Autopromotion 730

Revue Épistolaire, numéro 49, 2023, couverture

Depuis la nuit des temps, l’Oreille tendue collabore à Épistolaire, la revue de l’Association interdisciplinaire de recherches sur l’épistolaire. De sa chronique, «Le cabinet des curiosités épistolaires», elle a tiré un recueil en 2011, Écrire au pape et au Père Noël.

La 49e livraison d’Épistolaire vient de paraître (2023, 355 p., ill., ISSN : 2109-1358). L’Oreille y parle des relations entre la lettre et la poésie.

 

Table des matières

Haroche-Bouzinac, Genevière, «Avant-propos», p. 5-6.

«Dossier. Ces méchantes lettres»

De Viveiros, Geneviève et Karin Schwerdtner, «Ces méchantes lettres : XVIIe-XXIe siècles», p. 9-17.

Freidel, Nathalie, «“J’ai passé ces jours-ci comme un loup-garou.” Qui a peur de Mme de Sévigné ?», p. 21-31.

Woodward, Servanne, «Les lettres de Voltaire entre 1758-1759 : une duplicité méchante ?», p. 33-41.

Irvine, Margot, «Amitiés actives : deux lettres à Auguste Rodin», p. 43-54.

Vernier, Béatrice, «“Cela ne sert à rien de pleurnicher.” Les lettres de Paul Gauguin à sa femme Mette Gad Gauguin», p. 55-66.

Charrier-Vozel, Marianne, «La Beaumelle et Voltaire : une anthologie de méchantes lettres», p. 69-80.

Narayana, Valérie, «Les méchantes lettres de la bonne Louise : cibles épistolaires dans l’attentat du Havre», p. 81-90.

De Viveiros, Geneviève, «“Les lettres continuent à arriver” : les “méchantes” lettres adressées à Zola pendant l’affaire Dreyfus», p. 91-101.

Gruffat, Sabine, «Les Lettres satiriques de Cyrano de Bergerac ou comment jouer de la méchanceté», p. 103-113.

De Vita, Philippe, «“La guerre n’est pas finie” : échanges entre Jean-Luc Godard et François Truffaut», p. 115-124.

Schwerdtner, Karin, «Les “méchantes” lettres de Lydie Salvayre à Miguel de Cervantès», p. 125-135.

«Perspectives»

Hourcade, Philippe, «Madame Palatine épistolière en langue française. Lecture attentive», p. 139-151.

Sifferlen, Gwenaëlle, «Alphonse Karr et Juliette Drouet, une liaison dangereuse», p. 153-165.

Millot, Agnès, «Lettres ouvertes : un débat pour ou contre la punition physique dans les collèges anglais au XIXe siècle», p. 167-177.

Lorig, Aurélien, «La correspondance de Georges Darien avec Léon Bloy, Albert Savine, Pierre-Victor Stock, Gustave Scheler… Poétique insurrectionnelle d’un écrivain fin-de-siècle embarqué», p. 179-192.

Allorant, Pierre et Walter Badier, «L’amitié en politique. Lettres du préfet Alapetite au ministre Alexandre Ribot», p. 193-207.

Auzoux, Amélie, «L’Europe des lettres de Valery Larbaud», p. 209-218.

Chattopadhyay, Bandhuli, «Rabindranath Tagore, Romain Rolland et Stefan Zweig. Trois épistoliers face à l’histoire», p. 219-238.

Plainemaison, Jacques, «Jean Genet lecteur de Smara. Carnets de routes de Michel Vieuchange : naissance d’une œuvre», p. 239-250.

Blouet, Julie, «La gazette d’Échauffour pour “distraire” Vlaminck : une autre forme de correspondance», p. 251-261.

«Chroniques»

Melançon, Benoît, «Le cabinet des curiosités épistolaires», p. 265-267.

Legros, Alain, «Lettres et dédicaces de Montaigne manuscrites et imprimées», p. 269-278.

Haroche-Bouzinac, Geneviève, «Entretien avec Nathalie Jungerman, rédactrice en chef de la revue en ligne Florilettres», p. 279-285.

Schwerdtner, Karin, «Entretien avec Hélène Lenoir : oser s’adresser», p. 287-295.

«Comptes rendus», p. 299-343.

«Résumés», p. 345-355.

Benoît Melançon, Écrire au pape et au Père Noël, 2011, couverture

Accouplements 214

Extrait d’un échange de textos entre l’Oreille tendue et un de ses fils

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

Depuis au moins 1892, une anecdote circule au sujet de la correspondance de Victor Hugo. Voulant savoir si son roman les Misérables était un succès, il aurait envoyé un télégramme d’un seul signe typographique à son éditeur : «?» Réponse : «!» Tout allait bien.

La situation est plus (é)tendue dans La neige était sale, un roman de 1948 de Georges Simenon : «Dans l’enveloppe, une feuille de papier, avec un point d’interrogation au crayon et une signature : Sissy. / Parce qu’il ne lui a pas fait signe la veille ! Elle pleure» (éd. de 2003, p. 64).

Il y a «faire signe» et «faire signe».

P.-S.—Oui, c’était avant l’invention du texto.

 

Référence

Simenon, La neige était sale, dans Romans. II, édition établie par Jacques Dubois, avec Benoît Denis, Paris Gallimard, coll. «Bibliothèque de la Pléiade», 496, 2003, p. 1-199 et 1503-1519. Édition  originale : 1948.

Amours épistolaires

«Tu sais que je t’aime encore», graffiti, bureau de poste, Montréal, 2 août 2022

«Les lettres d’une personne sont sacrées…»

Les romans de Georges Simenon évoquent très fréquemment diverses formes de l’épistolaire : lettres (anonymes ou pas, de menaces, de démission, d’amour…), télégrammes, pneumatiques, notes, cartes postales, courrier judiciaire, lettres aux journaux, etc. Certains sont adressés, par exemple Lettre à mon juge (1947). D’autres contiennent d’étonnants échanges écrits : le Chat (1967). La situation dans Maigret et les vieillards (1960) est différente.

Armand de Saint-Hilaire aime Isabelle (Isi) de V. Il a beau être comte, il est désargenté : ils ne peuvent s’épouser. Il restera célibataire, pas elle : elle donnera un fils à son mari, le prince de V., avec qui elle a fait un mariage de convenance. Le comte et la princesse seront néanmoins amoureux pendant presque cinquante ans, jusqu’au moment de la mort, évidemment violente, de l’ancien diplomate, dans son appartement de la rue Saint-Dominique. Comment sait-on qu’ils n’ont jamais cessé de s’aimer ? Parce qu’ils ont échangé des milliers de lettres, envoyées souvent quotidiennement, précieusement conservées, dans la chambre à coucher d’Armand de Saint-Hilaire (p. 743) ou dans son bureau (p. 755), et rassemblées en liasses datées (p. 755). Ils habitaient «à cinq minutes de marche» l’un de l’autre (p. 758), mais sans jamais se voir, sinon de loin : ils ne sont unis que par la poste et que par une intermédiaire dévouée, la vieille servante Jaquette (p. 772, p. 792). Ils espéraient se marier à la mort du prince; cela ne se fera pas.

Le commissaire Maigret, qui enquête sur le crime, ne sait trop quoi faire de ces lettres, dont l’existence est connue de la famille du prince de V. (p. 758, p. 765, p. 791), de l’aristocratie parisienne (p. 755, p. 811) et de «tout le monde» au ministère des Affaires étrangères (p. 743, p. 755). Comment aborder cette «légende» (p. 795, p. 822), cette «sorte d’amour mystique» (p. 799) ou «platonique» (p. 807, p. 812, p. 826) ? Malgré les protestations de Jaquette («C’est de la correspondance privée», p. 763; «Cela ne devrait pas être permis, après la mort des gens, de fouiller leur correspondance», p. 774) et du neveu d’Armand de Saint-Hilaire (p. 787), il lit quelques lettres et il est partagé entre un refus spontané (p. 765-766) et un attachement auquel il ne s’attendait pas (p. 767). Il ne considère pas les lettres d’Isi, ces «lettres enfantines» (p. 812), comme des lettres d’amour : «La jeune fille qui les avait écrites racontait, dans un style assez vif, les menus événements de sa propre vie et de la vie parisienne» (p. 757); «Elle racontait avec complaisance et vivacité les menus événements qui meublaient ses journées et décrivait assez spirituellement les gens qu’elle rencontrait» (p. 765). Il semble que cela puisse aussi s’appliquer à ses lettres à lui : «Voyez-vous, pendant cinquante ans, j’ai été habituée à vivre en pensée avec lui. Je savais ce qu’il faisait à chaque heure de la journée» (p. 791), bien qu’il ait fait preuve d’un souci de la forme : «Il écrivait fort bien, avec vivacité, un peu comme le cardinal de Retz», note un petit-fils d’Isabelle, normalien de son état (p. 822). Dans ces lettres proches du journal intime, les amoureux se vouvoient et ne paraissent rien se cacher.

À la fin du roman, l’énigme résolue, Isi seule, une question demeure : qu’adviendra-t-il de cette double offrande amoureuse ?

 

Référence

Simenon, Georges, Maigret et les vieillards, dans les Essentiels de Maigret, présentation de Benoît Denis, Paris, Omnibus, coll. «Tout Simenon», 2011, p. 733-832, p. 743. Édition originale : 1960.

Langue de balle. Troisième manche

Jacques Poulin, Chat sauvage, 1998, couverture

(En 2013, l’Oreille tendue a proposé ici un «Dictionnaire des séries»; elle en a par la suite tiré un livre, Langue de puck. Abécédaire du hockey. Elle a aussi réfléchi à la langue du football américain, et donc canadien, et vice versa; c’est là. Qu’en est-il du vocabulaire du baseball, de la langue de balle ? Troisième texte d’une série.)

 

«Une vingtaine de pages plus loin, toutefois, il fut de nouveau question de baseball. Une petite phrase me fit sursauter :

C’était la prise quatre.

J’étais atterré. Comme des millions d’amateurs de sport en Amérique, je savais très bien que le nombre de prises, au baseball, était limité à trois. Je refermai le roman, éteignis la veilleuse et me remis à la fenêtre. Le regard perdu dans la nuit, je me mis à penser aux nombreux traducteurs qui vivaient en France, de l’autre côté de l’Atlantique, et qui traduisaient des romans américains. Ils avaient toute ma sympathie, car je savais à quel point leur métier était difficile, et l’envie me vint de leur écrire une lettre.

Je voulais leur dire qu’il y avait au Québec, depuis peut-être un siècle, un grand nombre de gens qui pratiquaient le baseball et le football américain, et qu’ils le faisaient en français. Un français qui avec les années était devenu élégant et précis, grâce au travail de traduction accompli par les commentateurs sportifs de la radio et de la télé. C’est pourquoi je leur donnais un conseil, à titre de collègue : lorsqu’ils devaient traduire un roman américain contenant des passages sur le baseball ou le football, ils avaient intérêt à consulter un des nombreux Québécois qui vivaient à Paris ou ailleurs en France. Si cette démarche ne leur convenait pas, ils n’avaient qu’à donner un coup de fil à la Délégation du Québec : même la téléphoniste était en mesure de leur indiquer les traductions exactes. Pour ma part, j’étais disposé à réviser leurs textes tout à fait gratuitement, pour être enfin débarrassé des inepties qui encombraient la version française des romans américains.»

Jacques Poulin, Chat sauvage. Roman, Montréal et Arles, Leméac et Actes Sud, 1998, 188 p., p. 115-116.