Jacques Demers et moi

Mario Leclerc, Jacques Demers en toutes lettres, 2005, couverture

En 2005 paraissait, sous la signature de Mario Leclerc, Jacques Demers en toutes lettres, l’autobiographie d’un ancien entraîneur de hockey professionnel, devenu commentateur. Demers y révélait son analphabétisme. Depuis, il aurait commencé à apprendre à lire et à écrire.

Hier, le premier ministre du Canada, Stephen Harper, a nommé Demers sénateur. Sénateur ? «Le sénateur consacre une partie de la semaine dans la salle du Sénat en débats sur des projets de loi mais c’est en comité qu’il approfondi [sic] chaque projet. C’est là qu’il accomplit le travail le plus ardu et le plus stimulant. Les sénateurs passent de longues heures en réunion discussions et consultations [sic] à relever les forces et les faiblesses d’un projet de loi et parfois à proposer des modifications à y apporter. La plupart des sénateurs siègent à au moins deux comités ou sous-comités. Les réunions hebdomadaires du caucus de leur parti et la rédaction de discours [!!!] pour leur participation à différentes manifestations occupent aussi une partie de leurs journées déjà chargées» (source : Parlement du Canada).

Jacques Demers sénateur ? Les mots nous manquent. À lui aussi.

 

Référence

Leclerc, Mario, Jacques Demers en toutes lettres, Montréal, Stanké, 2005, 583 p. Ill. Préface de Bertrand Raymond.

À tu et à vous et à toi et à vous et à tu

Jeudi soir dernier, dans un centre commercial de l’île de Montréal :

Carrefour Angrignon, 23 juillet 2009

Pourquoi ce passage du tu au vous dans la publicité ?

Si l’on était dans un roman épistolaire classique, on y verrait un effet d’insistance amoureuse, comme dans l’incipit de la lettre CXLVIII des Liaisons dangereuses de Laclos, quand le chevalier Danceny écrit à la marquise de Merteuil : «Ô vous, que j’aime ! ô toi, que j’adore ! ô vous, qui avez commencé mon bonheur ! ô toi, qui l’as comblé» (éd. de 1964, p. 333).

Dans une chanson, ce pourrait être un exercice de style, comme dans «Rendez-vous courtois» de Jérémie Kisling, sur l’album le Ours en 2006. Tous les vers y mêlent tutoiement et vouvoiement. Cela donne lieu à des phrases déjantées : «Allez viens vous asseoir, il faut pas que vous te barre / Sous mon toit, vous serez à ton aise / Donne-moi votre main, couchez-moi contre ton sein / Je t’avoue que je vous aime bien.»

Les intentions des propriétaires de la boutique de jeux électroniques EBGames sont un peu moins claires.

(L’absence de s à «usagé» fait désordre.)

 

Référence

Laclos, Pierre Choderlos de, les Liaisons dangereuses, Paris, Garnier-Flammarion, coll. «G-F», 13, 1964, 379 p. Chronologie et préface par René Pomeau. Édition originale : 1782.

Néologie(s)

Jane Farrow, Wanted Words, 2000, couverture

Dans le Devoir des 25-26 juillet, entrevue de la comédienne française Christine Murillo par Fabien Deglise («Des mots pour alléger les tracas», p. A1 et A8). Avec Jean-Claude Leguay et Grégoire Oestermann, Murillo est une des auteurs du Baleinié, ce dictionnaire en trois volumes (à ce jour) qui s’est donné pour mission d’inventer de nouveaux mots pour exprimer les tracas du quotidien.

Les exemples ne manquent pas : boulbos («camion qui vous masque systématiquement le panneau sur l’autoroute»), biclac («coup de vieux pris par quelqu’un qui ne vous reconnaît pas non plus»), chacard («pied de table contre lequel vous vous heurtez violemment le petit orteil»), ruiquer («se couper les ongles de la bonne main avec la mauvaise»), loustaner («cacheter l’enveloppe avant d’inscrire l’adresse qui est sur la lettre à l’intérieur»), belgoyer («se pencher pour ramasser ses clefs et faire tomber stylo, lunettes, monnaie et téléphone portable»), canaper («arriver à l’heure mais arriver en sueur»), faplaotir («éternuer en doublant un camion»), jouelle («personne qui chante en même temps que le disque»), cachtarque («viande nerveuse sur assiette en carton»), bibouplelouler («mettre un jeton dans une auto-tamponneuse et s’apercevoir qu’on est seul sur la piste»), davernude («personne qui vous embrasse comme du bon pain et dont vous êtes incapable de vous souvenir du nom»), néké («guêpe qui vous suit partout où vous allez»), xu («objet bien rangé, mais où ?»), oxu («l’objet qu’on vient de retrouver et qu’on reperd aussitôt»), agroude («léger recul de votre animal domestique qui vous fait douter de votre haleine»), balostre («itinéraire qui se perd dans un pli de la carte Michelin»), plute («étiquette du prix oubliée sur un cadeau»).

La nécessité de plusieurs de ces mots est indubitable.

Devise des créateurs ? «Souffrir avec précision, c’est mieux savoir vivre mal.»

Le réseau anglais de la Société Radio-Canada s’était attelé à une tâche semblable, avec l’aide de ses auditeurs, il y a une dizaine d’années. Cela a donné deux livres, Wanted Words et Wanted Words. 2.

Comment désigner l’éternuement qui menace puis se retire ? C’est un presqu’achoo. Le fait de bailler est contagieux ? Il faudrait parler de yawncore. Vous avez perdu toutes les données de votre ordinateur ? Voilà une datastrophe. Si vous devenez anxieux quand vous entendez de la musique de Noël dès le début du mois de novembre, c’est que vous souffrez d’un mal particulier : Le Peur Noël.

Les deux projets ne sont pas identiques. Le Baleinié a une visée plus restreinte que Wanted Words, dans la mesure où ses auteurs ne cherchent qu’à couvrir un aspect du vocabulaire (le tracas). Il a trois auteurs, alors que des dizaines de personnes ont répondu aux invitations radiophoniques de Jane Farrow, l’éditrice des deux recueils. Surtout, pour le dire en termes techniques, les choix de Farrow sont explicitement motivés, ce que ne sont pas les néologismes de Christine Murillo, Jean-Claude Leguay et Grégoire Oestermann. Undercarment («vêtement coincé dans la partie inférieure d’une portière d’automobile»), pour ne prendre que cet exemple, unit les trois éléments que le nouveau mot doit désigner : sous (under), voiture (car), vêtement (garment). On ne peut certes pas dire la même chose de wewedem («lutte discrète entre vous et votre voisin pour la possession de l’accoudoir»).

Peu importe ces différences. La langue bouge. C’est tant mieux.

 

[Complément du 29 juillet 2009]

Supplément d’information. En 2004, Jean Dion proposait quelques mots dans le même esprit que le Baleinié, de ablagou («jus qui sort de la bouteille de ketchup avant le ketchup») à zuzif («personne qui commence souvent ses phrases en disant “oui oui, non non”») («Langue sale», le Devoir, 10-11 janvier 2004, p. B2).

 

Références

Murillo, Christine, Jean-Claude Leguay et Grégoire Oestermann, le Baleinié : dictionnaire des tracas, Paris, Seuil, 2003, 169 p. Ill. Dessins de Daniel Pudles.

Murillo, Christine, Jean-Claude Leguay et Grégoire Oestermann, le Baleinié : dictionnaire des tracas. 2, Paris, Seuil, 2005, 185 p. Ill. Dessins de Daniel Pudles.

Murillo, Christine, Jean-Claude Leguay et Grégoire Oestermann, le Baleinié : dictionnaire des tracas. 3, Paris, Seuil, 2007, 185 p. Ill. Dessins de Daniel Pudles.

Farrow, Jane (édit.), Wanted Words. From Amalgamots to Undercarments — Language Gaps Found and Fixed, Toronto, Stoddart, 2000, viii/131 p. Ill. Avant-propos de John Ayto. Introduction de Michael Enright.

Farrow, Jane (édit.), Wanted Words. 2. From Armajello to Yawncore. More Language Gaps Found and Fixed, Toronto, Stoddart, 2001, ix/132 p. Ill. Avant-propos de Shelagh Rogers. Illustrations de Five Seventeen.

Là (là)

Marie-Éva de Villers, le Vif Désir de durer, 2005, couverture

Qu’est-ce que le français parlé au Québec au début du XXIe siècle ? Une variété régionale du français.

On y trouve des mots réputés archaïques selon les dictionnaires publiés en France (barrer la porte pour verrouiller la porte), des mots, inconnus ailleurs, pour désigner des réalités locales (poudrerie pour neige poussée par le vent pendant qu’elle tombe), des mots créés pour éviter d’avoir recours à d’autres venus de l’anglais (courriel pour e-mail), quelques mots amérindiens (achigan) ou anglais (aréna) entrés dans la langue courante. La féminisation des titres de fonctions y est recommandée (auteure). Il y a des accents québécois comme il y a des accents hexagonaux. Sur le plan de la syntaxe, rien de significatif ne distingue cette variété du français de la langue dite standard.

(Sur ces questions, surtout de vocabulaire, une lecture recommandée : le Vif Désir de durer. Illustration de la norme réelle du français québécois, de Marie-Éva de Villers, Montréal, Québec Amérique, 2005, 347 p. Ill.).

Et il y a des fréquences lexicales qui ne sont pas les mêmes des deux côtés de l’Atlantique.

Un seul exemple, décliné trois fois dans les médias hier : le mot , beaucoup plus souvent utilisé ici que… là, et dans toutes sortes de contextes.

Dans la Presse, une publicité pour Toyota : «La Corolla, là, là» (21 juillet 2009, p. A11). Ce «là là» est non seulement repérable comme élément de la langue courante pour tout Québécois francophone, il est aussi une allusion à un trait réputé propre aux habitants de la région du Saguenay. On l’entend notamment à satiété dans la bouche du maire de la ville de Saguenay, Jean Tremblay, ce qui lui a valu le surnom de Jean «là là» Tremblay.

Le matin, à la radio, une entrevue de Guy A. Lepage, au sujet de la troupe d’humoristes, aujourd’hui disparue, Rock et belles oreilles : il y méditait sur «ce métier-là». De quoi s’agit-il ? Pas besoin de le dire : n’importe quel artiste québécois sait désigner sa pratique par cette expression convenue. Plombier, garagiste, artisan : ce sont des métiers. Artiste : c’est «ce métier-là».

Toujours à la radio, en fin d’après-midi, une chronique de livres : en sept minutes, la chroniqueuse parle de «ce livre-là» (trois fois), de «cette ferme-là», de «cette façon-là», de «ce goût du monde-là» — et l’Oreille tendue en oublie.

On lui reprochera peut-être d’insister sur des cas particuliers. Néanmoins, elle croit que ces trois exemples-là sont clairs, là (là).

L’art d’être belle-mère

Il existe dorénavant, dans le personnel politique québécois, une nouvelle espèce : la belle-mère.

La belle-mère est un ancien membre du gouvernement qui aime bien / trop se mêler des affaires de ses successeurs et ne pas leur épargner ses conseils.

Elle est surtout audible au Parti québécois, du moins pour l’instant, mais on peut se demander si l’étiquette ne pourrait pas aussi coller à quelques représentants fédéraux.

Principales belles-mères de l’heure : les anciens premiers ministres Jacques Parizeau et Bernard Landry.

L’emploi est péjoratif : traiter quelqu’un de belle-mère ne doit pas être interprété, la plupart du temps, comme une marque d’affection.

Une exception, néanmoins, dans le Devoir du 20 juillet, sous la rubrique «Libre opinion» : une lettre ouverte d’André Ségal, «Amenez-en des belles-mères !», dans laquelle on peut lire «C’est pourquoi nous avons besoin de toutes les “belles-mères” qui veulent bien parler» (p. A6). Suit une liste de onze noms de belles-mères potentielles.

Cette exception confirme la règle.

 

[Complément du 19 mars 2012]

Extension du domaine de la belle-mère, du PQ au Nouveau parti démocratique du Canada : «Ainsi donc, Ed Broadbent, ancien chef du NPD de 1975 à 1989, décrit comme la “conscience” du parti de gauche, s’est déguisé en Bernard Landry pour jouer à la belle-mère» (la Presse, 17 mars 2012, p. A12).

 

[Complément du 2 octobre 2015]

Il existe aussi des belles-mères dans le domaine culturel. À l’émission de télévision les Francs-tireurs, l’ancien animateur de l’émission de radio matinale de Radio-Canada, René Homier-Roy, critiquait cette semaine celle qui l’a remplacé un temps, Marie-France Bazzo. Réaction de l’intéressée :

 

[Complément du 8 novembre 2017]

On craindrait sa variante municipale :

 

[Complément du 22 novembre 2017]

Existerait en version hockeyistique :

Serge Savard, belle-mère de Marc Bergevin ?

(Via @OursMathieu.)

 

[Complément du 26 janvier 2018]

Dans le Journal de Montréal du 23 janvier, Karina Marceau propose une étymologie de belle-mère : «Michel C. Auger m’a rappelé que c’est le libéral Claude Ryan qui avait utilisé la première fois cette expression en 1981 alors que Robert Bourassa voulait faire un retour en politique lors d’une élection partielle.»

 

[Complément du 9 septembre 2019]

L’ancienne première ministre du Québec Pauline Marois souhaite participer au débat sur la langue au Québec. Commentaire d’un éditorialiste du quotidien montréalais la Presse+ : «C’est une façon de continuer de servir l’État, même après avoir cessé de le diriger. Bref, d’être utile en tant que “belle-mère” — ou “beau-père”, comme elle le dit en renversant la formule sexiste. Heureusement, les anciens premiers ministres peuvent servir à autre chose qu’à alimenter les chicanes du jour.»