Les limites de la passion

Radjoul, Créoliser le québécois, 2022, couverture

Radjoul Mouhamadou est né au Togo en 1986. Vivant au Québec depuis 2016, il a publié récemment un essai, sous son seul prénom (p. 74), Créoliser le québécois. Réflexions sur la langue, l’identité et le rapaillement. Il y expose, enfilade de métaphores et de néologismes à l’appui, sa «passion Québec» (p. 134). Celle-ci est incontestable. Cela dit, il n’est pas sûr que l’enthousiasme soit toujours le meilleur conseiller.

S’agissant d’«identité» et de «rapaillement» — pour reprendre les mots du sous-titre —, les sources de la pensée de Radjoul sont claires : d’une part, Édouard Glissant, de l’autre, Gaston Miron (dont il ne partage pourtant pas toutes les positions linguistiques). Sur le plan de la «langue», c’est moins clair, ce qui amène l’auteur à des propositions bien peu convaincantes, cela sur trois plans.

Le vocabulaire linguistique est fort imprécis. Radjoul croit à l’existence d’une langue autonome qui s’appellerait «le québécois», ce qui ne l’empêche pas de multiplier les étiquettes : «parlure» (passim) et «parler» (p. 84), «topolecte francophone» (p. 5), «ton québécois» (p. 10), «variété française d’Amérique du Nord» (p. 12), «phrasé québécois» (p. 36), «français parlé au Québec» (p. 38), «variante linguistique issue du français» (p. 43), «vernaculaire québécois» (p. 60), «tissu sonore québécois» (p. 65), «variant québécois» (p. 87), «variante francophone spécifique» (p. 121), «matériel linguistique québécois» (p. 121), etc. Il est difficile de distinguer ce qui relèverait de l’analyse documentée de la seule impression auditive.

Cette confusion terminologique est d’autant plus ennuyeuse qu’elle n’est appuyée sur aucune réelle description de cette «langue étrangère» (p. 41) au français que serait «le québécois». Aurait-elle une syntaxe propre ? Il est certes question de la «syntaxe approximative» du français québécois (p. 14), d’une «syntaxe standard […] parfois […] tellement bousculée qu’il n’en reste presque plus rien» (p. 38) et des «entorses» locales «aux règles de syntaxe» (p. 59), mais il n’y a pas, dans tout l’ouvrage, un seul exemple de particularisme syntaxique du français du Québec — pas un. Serait-il caractérisé, ce français, par son lexique ? Radjoul met en italique quelques mots du cru et disserte sur des expressions dans son dernier chapitre, mais de tels mots et expressions ne font pas une langue. Faudrait-il le singulariser par son accent ? L’auteur le refuse (p. 49 et suiv.). Disons-le simplement : Radjoul affirme que le français du Québec est une langue différente de toutes les autres, mais il ne le démontre jamais. (Pourquoi ? Parce que ce n’en est pas une. C’est une variété régionale de français.)

Dans de très nombreux passages, Radjoul en a contre l’essentialisme et la «fétichisation des langues» (p. 107). Fidèle à Glissant (p. 30), il ne cesse de préférer la Relation (ce qui change) à l’Être (ce qui serait fixe). Or, s’agissant de langue, il parle d’essences sans paraître s’en rendre compte. Quand il évoque le français de France, il est manifestement insensible à la variation régionale (p. 43) de cette langue réputée «hautaine et lointaine» (p. 39). Quand il chante les mérites du français du Québec, il ne tient aucun compte des contextes d’énonciation, comme si tous les Québécois, dans toutes les situations, s’exprimaient toujours avec le même registre de langue. S’il avait, par exemple, tenu compte de la langue des médias, il lui aurait été impossible de dissocier le français du Québec de ce qu’il appelle le «français standard» (p. 38, p. 59, p. 122, p. 128), cette chose qui n’est qu’une… essence fictive.

Vouloir proposer un «nouvel imaginaire des langues» (p. 58) ? Pourquoi pas. Sans souci démonstratif ni information solide ? Non.

P.-S.—L’auteur et son éditeur ont du mal avec les noms propres : à la même page sont confondus Naomie Fontaine et Naomi Fontaine (p. 21), Mila et Milan Kundera (p. 25), Albert Mémmi et Albert Memmi (p. 53), Louise Gauvin et Lise Gauvin (p. 82); le Franck Neuveu de la p. 57 est Franck Neveu. Ils ont aussi du mal avec la syntaxe (p. 23, p. 34, p. 40, p. 51, p. 68, p. 81, p. 83, p. 87, p. 100), avec l’accord (p. 42, p. 85, p. 119, p. 121, p. 125), avec les pléonasmes (p. 17, p. 111), avec des mots aussi simples que «debout» (p. 33) ou «parangon» (p. 129), et avec la typographie — pour deux «devenir-créole» avec trait d’union, il y en a autant sans (p. 113-119). Ça fait désordre.

P.-P.-S.—Non, Pointe-aux-Trembles ne fait pas partie des «toponymes énigmatiques enveloppés dans le mystère et la poésie» (p. 62); c’est la Commission de toponymie du Québec qui le dit. Non, Antoine Tanguay n’est pas écrivain (p. 85).

 

Référence

Radjoul, Créoliser le québécois. Réflexions sur la langue, l’identité et le rapaillement, Montréal, Somme toute, coll. «Identité», 2022, 134 p.

La benne est pleine

Orignal mort, dans un camion

Il existe plusieurs façons, dans le français populaire du Québec, de marquer qu’assez, c’est assez. On peut en avoir plein son casque ou être tanné.

Ce n’est pas tout : «Il fallait toujours qu’il y ait 82 valeurs de plan. Moi, j’avais mon truck de ça, parce qu’on l’avait beaucoup fait dans RBO» (la Presse+, 1er mai 2022).

Avoir son truck, donc : la benne est pleine.

Canidé mort

Siam, caniche royal, 2017

Quand, au Québec, dans la langue populaire, on veut marquer l’échec d’un projet, la fin d’un espoir ou l’absence de confiance en quelqu’un, on peut dire «Son chien est mort».

Ainsi, dans Usito, le dictionnaire numérique, à chien, on trouve ceci :

Son chien est mort : il ou elle n’a (plus) aucune chance. «Il voudrait sortir avec toi, ça crève les yeux. — Eh bien ! ma chère, son chien est mort depuis toujours» (Gr. Gélinas, 1950).

Il arrive aussi que des chiens meurent pour vrai. RIP Siam (2009-2022).

P.-S.—Non, les animaux ne décèdent pas.

Interrogation toponymique du jour

Publicité pour l’emploi en région, métro de Montréal, avril 2022

Ayant quitté le Togo pour vivre à Granby, comment Taka prononcera-t-il/elle le nom de sa ville d’adoption, cette «“capitale du bonheur” autoproclamée» (le Basketball et ses fondamentaux, p. 229) ?

Ainsi que le faisait remarquer, à juste titre, @OursMathieu, on entend parfois quelque chose comme «Grammebé».

La troupe de théâtre Le théâtre du futur propose, dans son plus récent spectacle, «Graine B». (Graine comme dans graine ?)

Le Wiktionnaire offre cinq variations phonétiques pour le même mot.

Tant de questions, si peu d’heures.

P.-S.—Les auditeurs de la radio de Radio-Canada se souviendront que Serge Bouchard avait toujours grand plaisir à mâcher ce mot en ondes.

 

Référence

Messier, William S., le Basketball et ses fondamentaux. Nouvelles, Montréal, Le Quartanier, coll. «Polygraphe», 2017, 239 p.

La loi poche du plus fort la poche

Simon Boudreault, Je suis un produit, 2021, couverture

Soit la phrase suivante, tirée de la Presse+ d’hier, au sujet de l’homme politique Éric Duhaime :

Ce qui m’inquiète du personnage en politique, c’est que c’est un dogmatique. C’est quelqu’un qui estime que le plus fort doit gagner, note Myriam Ségal. On est dans une société où il y a beaucoup de solidarité. Je ne suis pas tout à fait sûre qu’au plus fort la poche, ce soit la bonne politique.

Au plus fort la poche, donc : cela manquait à la collection (de poches) de l’Oreille tendue.

Usito, le dictionnaire numérique, offre la définition suivante de l’expression : «le plus fort l’emporte sur le plus faible».

D’autres exemples ?

Toujours dans la Presse+, mais en titre, le 29 mai 2021 : «Au plus fort la poche ? Pas toujours !»

Au théâtre, dans Je suis un produit (2021), de Simon Boudreault :

Y a toujours eu du monde tassé. À partir du moment où y a quelqu’un qui a quelque chose, y a quelqu’un qui l’a pas. Appelle ça de l’équilibre ou ben de l’injustice ou ben le revers la médaille ou ben la loi poche du plus fort la poche (p. 87).

À votre service.

 

Référence

Boudreault, Simon, Je suis un produit, Montréal, Dramaturges éditeurs, 2021, 157 p.