Blessures de Montréal

Maxime Raymond Bock, Morel, 2021, couverture

«Les lieux sont traversés de couches de temps,
stratifiés par les générations qui ont foulé leur seuil»
(Marie-Hélène Voyer, l’Habitude des lieux).

Dans «Sous les ruines», une des «histoires» publiées par Maxime Raymond Bock dans les Noyades secondaires (2019), un personnage, Xavier, s’enfonce, par un jour de canicule, dans un des piliers de l’échangeur Turcot et se retrouve dans le Montréal d’avant le XXe siècle. La ville est un feuilleté de récits.

Dans son premier roman, Morel (2021), l’auteur délaisse le cadre fantastique pour proposer une lecture plus réaliste des récits de sa ville, ce lieu de multiples blessures (urbaines, familiales, linguistiques).

L’ouvrier Jean-Claude Morel, le personnage éponyme, a construit Montréal. Il en a vécu les plus gros chantiers : la place Ville-Marie, le métro, le pont Jacques-Cartier, le pont-tunnel Louis-Hippolyte-La Fontaine, l’autoroute Métropolitaine, l’échangeur Turcot, Expo 67, le stade Olympique. Jeune, il rêvait de bâtir : «j’aimerais ça, dans vie, construire des affaires» (p. 158). Cet objectif s’est réalisé : «quel plaisir de voir des bâtiments surgir là où il n’y a rien, ou d’en remplacer un ancien qui n’a plus sa raison d’être» (p. 219). Mais, en ville, pour construire, il a fallu beaucoup détruire, des ouvriers (par les accidents du travail) et des lieux (dont on chasse les occupants). Dans une de ses scènes les plus douloureuses du roman, Morel et sa famille sont expulsés de leur logement, qu’on doit démolir pour y faire passer une autoroute. Qui le fera ? «Morel considère avec culpabilité l’absurde possibilité d’œuvrer lui-même à la construction de cette autoroute, prisonnier de la rhétorique voyou des cent mille emplois promis par [Robert] Bourassa et du cercle vicieux qui voudrait qu’il travaille à détruire son logis afin de gagner l’argent nécessaire pour s’en payer un autre» (p. 252).

Maxime Raymond Bock ne suit pas linéairement les transformations de Montréal; il passe d’une époque à l’autre en relevant les traces de la «désagrégation» du «monde» de son personnage principal (p. 258). Il en va de même de l’histoire familiale de Morel : «Il est […] seul avec ses souvenirs, qui ne se montrent jamais que dans le désordre» (p. 204). On suit ces «gens de peu» (p. 144) sur plusieurs générations, de malheur en déconvenue («le malheur se choisit toujours quelques favoris», p. 100). Les portraits de pères sont particulièrement réussis, ces hommes blessés qui blessent à leur tour. Jean-Claude Morel ne s’est jamais remis de la mort de sa fille Jeannine, pas plus que de sa rupture avec son fils André, qu’il a terrassé d’un coup de poing (p. 198) dont il portera les séquelles physiques et morales pour le reste de ses jours. Pareil père aimant ne sait pas comment aimer.

À la fin du roman, Morel observe Montréal du haut d’un édifice gouvernemental avec sa petite-fille Catherine, la fille d’André. La fatigue le prenant, il lui dit : «Faudrait je m’assise» (p. 313). Pour une oreille québécoise, cette tournure n’est guère source d’étonnement : Maxime Raymond Bock rend très bien le français populaire de Montréal. L’Oreille tendue a déjà relevé quelques exemples de ce français : «bazou» (p. 22), «oreilles molles» (p. 71), «coqueron» (p. 79), «prise au bâton» (p. 132), «patineur sur la bottine» (p. 249), «combines» (p. 324). Présence de l’anglais, jurons («le jour du Seigneur est le meilleur moment pour raffiner ses blasphèmes, c’est véniel de sacrer», p. 319), expressions idiomatiques : le romancier rend aux personnages leur ville et leur façon de la dire.

Sur le triple plan de la représentation de la mémoire urbaine, des déchirements familiaux et des spécificités de langue, Morel est une réussite. Sur le plan formel, on pourrait chipoter : le mode de passage d’un chapitre à l’autre (deux événements en apparence identiques se révèlent différents) vire assez vite au procédé; la fin est un peu abrupte, qui renvoie à son enfance tout en laissant irrésolue la relation de Morel avec son fils André. Il arrive que la prose ronfle un brin trop («l’enclave assombrie de son cœur», p. 275; «boursouflures tétaniques», p. 311).

Cela étant, il n’y a pas du tout lieu de bouder son plaisir.

P.-S.—Si, par extraordinaire, l’Oreille décidait de faite une étude savante du roman, elle comparerait l’expédition dans les Laurentides de la famille Morel (p. 211 et suiv.) avec la sortie le long du Richelieu de la famille Lacasse dans Bonheur d’occasion (1945, ch. XV), et le personnage de «Richard le hobo» (p. 48) avec ceux du Journal d’un hobo (1965) de Jean-Jules… Richard.

 

Références

Raymond Bock, Maxime, les Noyades secondaires. Histoires, Montréal, Le Cheval d’août, 2017, 369 p.

Raymond Bock, Maxime, Morel. Roman, Montréal, Le Cheval d’août, 2021, 325 p.

Voyer, Marie-Hélène, l’Habitude des ruines. Le sacre de l’oubli et de la laideur au Québec, Montréal, Lux éditeur, 2021, 211 p. Ill.

Couvrez-les bien

Combines, publicité

Soit la phrase suivante, tirée du roman Morel (2021) de Maxime Raymond Bock :

«Tu te mettras des combines avant de t’asseoir si tu veux pas geler des gosses !» (p. 324)

Combines ? Un sous-vêtement long, porté, au Québec, par grand froid. Existe en deux versions : brève (photo ci-dessus) ou longue («Chaud sous-vêtement d’homme combinant en une seule pièce un gilet de corps à manches longues et un caleçon long, et qui se boutonne sur toute la longueur du devant», Usito). Vient (venait ?) parfois avec une ouverture arrière : des combines avec une porte en arrière.

Gosses ? À ne pas se geler, dans la mesure du possible.

À votre service.

P.-S.—Quand Hervé Bouchard parle de «combines de neige» (Numéro six, p. 9), il semble désigner un habit de neige.

 

Références

Bouchard, Hervé, Numéro six. Passages du numéro six dans le hockey mineur, dans les catégories atome, moustique, pee-wee, bantam et midget; avec aussi quelques petites aventures s’y rattachant, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 80, 2014, 170 p.

Raymond Bock, Maxime, Morel. Roman, Montréal, Le Cheval d’août, 2021, 325 p.

De la bouette

Le Bon Parler français, 1937, p. 20, détail

Il nous est arrivé, au cours d’épisodes antérieurs, de croiser la bouette.

Il y a la bouette au sens littéral, la boue.

«Les bras croisés, Dée dit à sa mère qu’elle ne veut pas que Charly salisse son plancher de bois franc avec “ses bottes pleines de bouette”, ce à quoi Sarto, resté au salon, répond à voix haute que ce n’est pas grave» (Dée, p. 75).

«De ces trois maisons, je garde des souvenirs très forts. J’entends les cris de ralliement, les cris de douleur, les cris de joie. Je sens encore l’odeur du gazon mouillé, de la bouette automnale, la belle lumière des dimanches d’octobre» (l’Allume-cigarette de la Chrysler noire, p. 61).

Il y a la bouette politique.

Par extension, le mot peut désigner toute situation désagréable : «Il résidait exactement là, le défi du Bye bye : rire de la bouette de 2021 sans nous déprimer ou nous assommer. Mission accomplie» (la Presse+, 2 janvier 2022).

 

[Complément du jour]

Dans la Presse+ d’aujourd’hui :

Quand vient le moment de la seconde saison, la pression redouble parce que l’on a attendu les résultats en ondes de la première avant de mettre les ressources pour le développement d’une suite, poursuit Guillaume Vigneault, qui souhaiterait qu’on investisse plutôt en amont. «Et là, tout le monde est dans la bouette, dit-il. Il n’y a pas juste les scénaristes qui pédalent trop fort. La recherche, le casting, tout le monde. On taxe beaucoup de monde pour des économies momentanées.»

 

Illustration : le Bon Parler français, La Mennais (Laprairie), Procure des Frères de l’Instruction chrétienne, 1937, 24 p., p. 20.

 

Références

Bouchard, Serge, l’Allume-cigarette de la Chrysler noire, Montréal, Boréal, coll. «Papiers collés», 2019, 240 p.

Delisle, Michael, Dée, Montréal, BQ, 2007, 128 p. Édition originale : 2002.

Oui, il y a un problème

«C’est quoi le problème ?»
(4 juillet 2012)

Les exemples ne manquent pas : les Québécois préfèrent les problématiques aux problèmes (voir ici).

À une époque, une informatrice avisée de l’Oreille tendue, appelons-la encore l’Acéricultrice, se demandait si inconvénient n’allait pas aussi supplanter problème, désagrément, perturbation, dérangement : «Nous rénovons pour mieux vous servir. Désolé des inconvénients.»

Pas plus tard que le 23 décembre, un autre de ses informateurs, pas moins avisé, l’Oreille québecquoise, écrivait ceci à l’Oreille :

Il me semble que, par les temps qui courent, on entend souvent enjeu là où on attendrait problème ou difficulté. Des exemples ? François Legault hier soir : «Il n’y a pas d’enjeu de ce côté-là.» Notre entrepreneur dans les dernières semaines : «Il y a, ici, un enjeu d’espace.» On dit aussi parfois enjeux de société pour parler de réalités qui, il me semble, devraient plutôt être considérées comme des problèmes, voire des irritants (!).

Puis arrive la veille du Premier de l’an. Une alerte numérique fait planter plusieurs commandes d’un fournisseur de services télévisuels. De quoi s’agit-il ? «À la suite de l’alerte en lien avec le couvre-feu instauré par le gouvernement du Québec, certains de nos clients pourraient vivre un enjeu avec leur service de télévision» (tweet effacé depuis).

Si l’on se fie aux réactions des clients de ce fournisseur de services, il y avait, ce soir-là, un vrai problème, pas seulement un enjeu.

Le 1er janvier 2013, l’Acéricultrice écrivait ceci sur Twitter : «Ça veut dire quoi, “développer un enjeu” ? #PerplexitéDuNouvelAn.»

Pile-poil neuf ans plus tard, qu’écrit @machinaecrire, autre informateur de première ligne ? «Cette année, je vous souhaite de ne connaître ni enjeux, ni problématiques.»

Les informateurs de l’Oreille tendue ont un don de prescience.

P.-S.—Ce n’était pas mieux en anglais : les enjeux y sont des issues.

Tweet de Vidéotron, 31 décembre 2021

 

[Complément du 17 janvier 2022]

Distinguons : s’il faut en croire certain acteur gouvernemental québécois en matière de lutte contre la pandémie, il y a enjeu et enjeu nommé.

Exemple : «Ce n’était pas un enjeu nommé. […] C’est le 11 mars qu’on peut considérer […] qu’on parlait d’un enjeu exprimé par quelqu’un en autorité ou par un répondant de la santé publique» (Martin Simard).

C’est noté.

 

[Complément du 18 janvier 2022]

Il y a quelques années, nous avions vu que le souci peut être un problème.

Rugosité hockeyistique

Papier d’émeri

Les Canadiens de Montréal affrontent actuellement les Panthers de la Floride — c’est du hockey. Des sources conjugales proches de l’Oreille tendue ont été fort étonnées d’entendre, au Réseau des sports, le joueurnaliste Benoît Brunet vanter le papier sablé de l’équipe de Sunrise.

Qu’est-ce que ce papier sablé ? En langue de puck, l’expression désigne des joueurs qui ne font pas dans la dentelle : ils sont là pour leur jeu rugueux.

Ken Dryden emploie l’équivalent anglais, «sandpaper», dans sa biographie de Scotty Bowman (p. 355).

Oui, le papier sablé est un des outils favoris de la petite peste.

 

Références

Dryden, Ken, Scotty. A Hockey Life Like no Other, Toronto, McClelland & Stewart, 2019, viii/383 p. Ill. Traduction : Scotty. Une vie de hockey d’exception, Montréal, Éditions de l’Homme, 2019, 439 p. Préface de Robert Charlebois.

Melançon, Benoît, Langue de puck. Abécédaire du hockey, Montréal, Del Busso éditeur, 2014, 128 p. Préface de Jean Dion. Illustrations de Julien Del Busso.

Langue de puck. Abécédaire du hockey (Del Busso éditeur, 2014), couverture