Les zeugmes du dimanche matin et de Marie-Jeanne Riccoboni

Madame Riccoboni, Histoire de M. le marquis de Cressy, éd. de 2009, couverture

«Cet intérêt qu’elle reprenait à M. de Cressy lui fit chercher à pénétrer l’état de sa maison; comme avec des soins, de l’argent, et des valets, on découvre aisément ce que l’on veut apprendre, quand on se permet de pénétrer par des moyens si bas dans les secrets des autres, Mme d’Elmont sut bientôt l’intrigue d’Hortense avec lui, le lieu de leurs rendez-vous, et la froideur qui était actuellement entre eux.»

Marie-Jeanne Riccoboni, Histoire de M. le marquis de Cressy, Paris, Gallimard, coll. «Folio 2 €», série «Femmes de lettres», 4877, 2009, 129 p., p. 102-103. Édition établie et présentée par Martine Reid. Édition originale : 1758.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

Faire voir Ella     

Ella Fitzgerald. Les sessions photographiques de Jean-Pierre Leloir, 2019, couverture

Jean-Pierre Leloir (1931-2010) était photographe. Accompagné de sa femme Arlette, il aimait saisir le monde du spectacle, notamment celui du jazz, particulièrement celui d’Ella Fitzgerald. Il conservait ses agendas et il classait avec soin ses photos; il y avait de l’archiviste en lui. Il aimait le noir et blanc, mais pas que.

Ses Sessions photographiques consacrées à la First Lady of Song et à ses musiciens, que rassemblent les éditions Glénat dans un album de grand format (27,5 cm par 33), sont splendides. Des années 1950 à novembre 1980, il a photographié Ella Fitzgerald dans ses tournées européennes, d’abord en France (Paris, Antibes Juan-les-Pins, Cannes, Grenoble, Nice). Prenez la photo de la page 115, au Théâtre des Champs-Élysées, le 20 mars 1965 : Fitzgerald porte une perruque blonde, pour honorer la mémoire de Dinah Washington (p. 58), les yeux fermés, la bouche ouverte, le visage couvert de sueur, le micro à bout de bras; c’est la même Ella Fitzgerald et une autre.

Certaines photos de Leloir seront reprises sur des pochettes, Ella & Duke at The Côte d’Azur (p. 138-139) ou Ella Fitzgerald. The First Lady of Song. Vol. I (p. 164-165). Le photographe savait s’approcher de ses sujets au plus près, qu’il s’agisse d’Ella Fitzgerald ou de Duke Ellington. L’album est précis, et rondement mené, sur la carrière de Fitzgerald; s’agissant de Leloir, le texte aurait pu être plus détaillé. On aurait aimé en savoir plus, devant un œil si pénétrant.

Le parcours proposé par Jean-Michel Boissier dans ses textes est chronologique, interrompu par de courtes proses explicatives : sur «La révolution du microsillon» (p. 22), sur le scat (p. 86), sur la différence entre l’oreille absolue et l’oreille relative («elle a l’oreille relative absolue», p. 172).

Le fan d’Ella Fitzgerald est ravi.

P.-S.—On doit aussi à Jean-Pierre Leloir des Sessions photographiques consacrées à Miles Davis (2018).

P.-P.-S.—Un esprit tatillon, l’Oreille tendue, par exemple, pourrait demander aux concepteurs de l’ouvrage si, page 69, la photo représente bel et bien Oscar Peterson. Le pianiste qu’on voit sur la photo n’est-il pas blanc, contrairement à Peterson ?

 

Référence

Ella Fitzgerald. Les sessions photographiques de Jean-Pierre Leloir, Grenoble, Glénat, 2019, 191 p. Textes de Jean-Michel Boissier. Préface de Marion Leloir.

Curriculum vitæ itératif

Jean Echenoz, Vie de Gérard Fulmard, 2020, couverture

(Quand paraît un nouveau livre de Jean Echenoz, cela se célèbre. Vie de Gérard Fulmard venant de paraître, célébrons pendant quelques jours.)

On l’a vu : Gérard Fulmard est un des narrateurs de Vie de Gérard Fulmard. Mais de qui s’agit-il ? On l’apprend par touches successives.

Page 16 : «Revenons à moi qui me nomme Fulmard, me prénomme Gérard et suis né le 13 mai 1974 à Gisors (Eure). Taille : 1,68 m. Poids : 89 kg. Couleur des yeux : marron. Profession : steward. Domicilié rue Erlanger, Paris XVIe, où je vis seul.»

Pages 16-17 : «cette profession de steward, je ne l’exerce plus. Mon vrai statut actuel est celui de demandeur d’emploi en passe de se reconvertir, mais je vais développer ce point.»

Page 19 : «Mais pourquoi, direz-vous, ne suis-je donc plus steward, pourquoi n’exercé-je plus une si enviable profession ? Eh bien, sans évoquer le handicap de mon surpoids toujours mal vu dans le milieu aérien, disons que je l’ai pratiquée pendant six ans avant d’être licencié pour faute. Je ne tiens pas à m’étendre sur cette faute, si ce n’est qu’elle m’a valu une peine avec sursis assortie d’une obligation de soins.»

Page 175 : «Arrêtez-moi si je me trompe mais vos empreintes avaient été relevées, me semble-t-il au moment de votre histoire sur le vol Paris-Zurich, non ? Je pense qu’ils ont dû les conserver dans leurs fichiers. Il a encore souri. J’ai marqué le coup.»

Page 177 : «Il m’est revenu qu’en effet, dans un moment de faiblesse, prenant Bardot pour un praticien normal tenu par le secret professionnel, je m’étais assez déballonné à propos de ce vol pour Zurich, de ses conséquences douloureuses ayant abouti à mon renvoi ainsi qu’à l’inscription de mon nom sur une liste noire.»

Page 211 : «Puis ils avaient eu beau me déchoir de mes droits civiques après l’histoire du Paris-Zurich, ils m’avaient quand même laissé mon permis de conduire.»

Ce sera tout. Merci de votre intérêt.

 

Référence

Echenoz, Jean, Vie de Gérard Fulmard. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 2020, 235 p.

Prétérition du jour

Jean Echenoz, Vie de Gérard Fulmard, 2020, couverture

(Quand paraît un nouveau livre de Jean Echenoz, cela se célèbre. Vie de Gérard Fulmard venant de paraître, célébrons pendant quelques jours.)

Le narrateur appâte son lecteur :

Ne manquerait plus maintenant qu’une scène de sexe pour remplir tous les quotas — mais alors une vraie scène de sexe, bien sûr, savamment menée, moins déprimante et ratée que celle de Franck Terrail à Pigalle. Nous verrons cela plus tard. Gardons-la en réserve si l’occasion se présente (p. 192).

Se présentera-t-elle dès la page suivante ?

Une telle scène, d’ailleurs, aurait pu survenir dès maintenant car tout s’y prête dans la suite Honeymoon : l’ambiance et l’air conditionné sont doux, les couleurs apaisantes, des voilages vaporeux filtrent une lumière légère et le lit rond, surtout, de format sénatorial, revêtu de cuir de buffle et au pied duquel gît un plateau chargé de boissons fraîches, s’y accorderait parfaitement. Il conviendrait d’autant mieux qu’on ne distinguerait d’abord de cette séquence qu’un ébat de silhouettes floutées par l’écran des moustiquaires, ce n’en serait que plus efficace avant de se livrer à des plans rapprochés, de gros plans pour mieux suivre l’enchaînement des postures, harmonisées par le ressac de la mer de Flores en contrebas, le va-et-vient de ses vagues procurerait un excellent fond sonore, symétrique et synchrone à l’action (p. 193).

La scène a eu lieu sans avoir lieu. Vive la prétérition (et le pastiche).

 

Référence

Echenoz, Jean, Vie de Gérard Fulmard. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 2020, 235 p.

Pronoms echenoziens

Jean Echenoz, Vie de Gérard Fulmard, 2020, couverture

(Quand paraît un nouveau livre de Jean Echenoz, cela se célèbre. Vie de Gérard Fulmard venant de paraître, célébrons pendant quelques jours.)

Cette Vie de Gérard Fulmard est souvent racontée par Gérard Fulmard, au je, donc — «J’en étais là de mes réflexions quand la catastrophe s’est produite» (p. 7, incipit) —, mais pas que.

Il y a aussi un autre narrateur — il ne s’entend pas, par exemple, avec Gérard Fulmard sur la plastique de Louise Tourneur — qui n’hésite pas à parler à la première personne du pluriel : «Dès lors on se prend à déchanter un peu car enfin n’exagérons rien, Fulmard s’est exalté, Louise Tourneur n’est pas mal du tout, certes, mais pas tant que ça» (p. 36). Même narrateur, et même Louise, bien plus loin dans le roman : «Comme elle essaie encore sans que jamais se décrochent les appareils fixe ni mobile de Louise, une culpabilité la prend, la mélancolie s’installe, le découragement gagne Nicole Tourneur qui commence à trouver le temps long, qui s’alanguit, qui s’assoupit, et nous aussi : dès lors, accélérons donc le cours des choses» (p. 189).

À ces je et nous narrateurs s’ajoute parfois le lecteur, sans qu’on s’y attende : «Des vingt milliers d’objets qui se promènent ainsi, nous surplombant en orbe, on est en droit d’imaginer que les trois quarts, ceux qui évoluent à moins de mille kilomètres d’altitude, retomberont un de ces jours n’importe où, pourquoi pas à tes pieds» (p. 13); «le président Terrail n’a pas plus l’air d’un président que vous et moi» (p. 62). (Le président Terrail est amoureux de Louise Tourneur.)

Revenons pour finir à Louise Tourneur et à Gérard Fulmard :

Bon, vu la situation, bien sûr que je l’ai comprise, sans doute avait-elle à faire ailleurs en de telles circonstances, mais tout autant je l’ai regrettée car rien ne me déplaît chez Louise Tourneur. La totalité de sa personne me ravit, point par point. Regard, visage, allure, sourire. Silhouette, attaches, élégance, formes. Prestance, distinction, voix. Mais assez parlé de moi (p. 33).

Ce moi enchante.

 

Référence

Echenoz, Jean, Vie de Gérard Fulmard. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 2020, 235 p.